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l^arbarly Collège ILibrars
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BIBLIOTHÈQUE
DE PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE
LE
MOBILISME
MODERNE
PAR
A. CHIDE
Agrégé de philosophie.
Rien ne boucle. ., •
(Mot de Skcrbtàn.)
PARIS
FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR
LIBRAIRIES FÉLIX ALCAN ET GUILLAUMIN RÉUNIES
108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 108
1908
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LE MOBILISME MODERNE
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DU MÊME AUTEUR
Lldée ûê Rythme, 1 vol. in-8, Chaspoul et V^« Barbaroux, Digne.
EN PRÉPARATION :
Possibilités logiques.
Le Symbolisme de la Divine Comédie. Variations sur la Morale.
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LE
MOBILISME
MODERNE
il
PAR
A. CHIDE
Agrégé de philosophie
« Rien ne bowle... •
(Mot de SBCRiTAN.)
PARIS
FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR
LIBRAIRIES FÉLIX ALCAN ET GUILLAUMIN REUNIES
108, BOULEVARD SAINT-OERMAIN, 108
1908
tous droits de traduction et de reproduction réservés
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LE MOBILISME MODERNE
INTRODUCTION
Pl-us d'un des problèmes agités dans l'archaïque Hellade
est aujourd'hui encore d'actualité. Nous sommes, en dépit
de tous nos efforts, tes héritiers de cette philosophie qui
s'est élaborée au moment des disputes éristiques, autour des
sophistes et de Socrate. Après tant de siècles, nous gardons
devant le cosmos la vision que ce puissant génie, funeste
peut-être à Torientation psychologique de notre race, a ins-
tituée. Nous continuons à ordonner le Chaos des sensations
suivant les lois logiques, la science des concepts dont il est
le fondateur, suivant le mot de M. Boutroux. Quoi que
nous fassions,la mentalité des antiques grecs, qui eût dû dis-
paraître avec l'ambiance dont elle était pour une grande
part la résultante, persiste en nous et les questions philoso-
phiques se posent encore de la môme manière qu'à Athènes,
un peu après le choc qu'elle eut à subir coÉftre l'Asie tout
entière, ruée sur elle, et qui faillit annihilera jamais sa
pensée ergoteuse.
Le plus vivant de tous les problèmes présents est sans
doute celui de l'Un et du Multiple, tel que Zenon d'Elée le
formula pour la première fois. Assurément il nous est diffi-
cile de pénétrer aujourd'hui dans l'argumentation si subtile
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2 LE MOBILISME MODERNE
de rEléate.Qt bien de ses assertions nous deraeurenténigma-
tiques «t se dérobent, probablement pour toujours, à notre
compréhension de modernes. Mais la question subsiste pour
nous encore, et c'est vainement que nous voudrions rélirai-
ner ou tout au moins la présenter en d'autres termes. L'op-
position de rUn et du Multiple, peut-être un des problèmes
les plus artificiels qui ont été soulevés, s'offre encore à nous
sous la forme que Zenon lui imprima et nous sommes tenus,
semble-t-il, de la résoudre dans un sens ou dans l'autre,
d'absorber l'Un dans le Multiple ou le Multiple dans l'Un,
alors que nos sens troubles, si dédaignés de Tintellectua-
lisme orgueilleux, héritage de l'archaïque Hellade, nous
attestent que ces termes contradictoires ne s'opposent pas
dans le cosmos et qu'il n'y a nulle nécessité à les anéantir
Tun dans l'autre, ni môme à les concilier.
Comme au temps de TÉléate, l'Un et l'Immuable s'érigent
donc, réalité unique, devant la pluralité et le mouvement,
apparences qu'un souffle éternel emporte et qui fie sont pas,
ne pouvant pas être pensés — c'est-à-dire réduits à la logifi-
cation très particulière dont la substance intellectuelle de
notre race s'imprègne dès lors. Socratc est venu par la suite
adoucir ce que Téléatisme avait d'absolu et d'un peu répu-
gnant pour Ttoire âme occidentale, atténuer l'anéantisse-
ment de toutes les individuations mouvantes dans l'être
immuable et éternel, en proposant cette conciliation de l'Un
et du Multiple qui constitue le concept. Mais la dialectique
des modernes -est demeurée néanmoins, jusqu'à ces derniers
temps, conforme à l'argumentation mystérieuse de Zenon
d'Élée, toute en faveur de l'Un contre le Multiple et ses
variations désordonnées. Le problème se pose donc encore
et se résout le plus souvent dans le sens éléatique.
Cependant dès l'antiquité, la réponse victorieuse à cette
logique avait été donnée parle cynique qui prouvait le mou-
vement en marchant et la pluralité de la même manière
sans doute, par la brutale opposition de son individualité à
celle des autres, Yargumentam baculinum bien connu. Quoi
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INTRODUCTION 3
«qu'en disent les Éléates actuels qui pénètrent le cosmos de
leurs logifications monistiques, de plus en plus se développe
au contact du réel le sens de Tillogisme^ des rythmes confus,
incohérents, irréductibles à ces concepts trop rigides, ces
absorptions presque panthéistiques de tous dans TUn dont
nous avons reçu la succession des Grecs. Cette question nous
semble de jour en jour appeler d'autres solutions et peut-
^tre même doit-elle disparaître tout à fait ou revêtir une
autre forme, plus appropriée aux découvertes scientifiques
de rheure. Avant qu'elle se soit évanouie, étonnement des
races futures enfin échappées à la mentalité hellénique, il
<;onvient toutefois de la reprendre sous la forme qu'elle pré-
sente actuellement et de mettre en opposition sinon TUn
«t lie Multiple, du moins les partisans de TUn, de la îogifica-
tion monistique et immuable de l'univers, et leurs adver-
isaires, défenseurs du Multiple, de la logification plurali-
taire et mobile, qui prennent l'oSensive après avoir été con-
tenus si longtemps et déchaînent contre les ratiocina tions
^rèle&de l'éléallsme les vagues énormes du réel.
II est curieux d'étudier d'abord l'argumentation de nos.
Zénons d'Ëlée modernes, ancrés dans leur dogmatisme, qui
ont appelé Dieu, c'est-à-dire l'igné, la chose brillante, la
langue de feu (i), l'ensemble de ces immobilités et de ces
uniformités farouches auxquelles la pensée grecque s'éleva,
au sortir des mythes, à peine afiranchie de leurs enchevê-
trements de flammes et de ténèbres et parvenue à l'abstrait.
€omme jadis aux balbuties de la pensée logique, ils nient,
forts de leur persistance à travers les siècles, la pluralité et
la mouvance qui frémissent dans l'expérience de chaque
heure, et sous le nom d'Apologétiques^ indéfiniment, nous
(1) Saosfirit dfiva.
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4 LE MOBILISME MODERNE
ressassent les audacieuses négations du Multiple qu'illus-
trèrent les disciples de Parménide...
Le monisme, que la logification éléatique et, par la suite,
Socrate ont établi dans 1« cosmos, a pris en effet peu à peu
une forme concrète. l.n puissance d'unification, le vouç des
premiers philosophes, identifié dès l'abord avec l'igné, le
deva des myLliologiies, toujours vainqueur des énergies
démoniaques de la nuit, est devenu par un triomphe d'an-
thropomorpbîsrae qui se retrouve à peu près chez toutes les
racBS, un être vivant, ordonnant le cosmos par les décrets
de son oranipolentevoloaté. Avant que les frissons où com-
munient les indivjdualions aient été recueillis et que leur
entrelacement mystérieux eût été démêlé par une science,
si riidimeulaire fût-elle, l'idée d'Unité avait donc été jetée
dans le monde et attribuée à un Être semblable à nous,
quoique ses proportions nous dépassent plus ou moins, sui-
vant le degré d^aflmeraent des esprits aux diverses époques.
Au lieu de voir dans celte opposition de l'Un et du Multiple
un subterfuge delà pensée analytique, essayant d'introduire
quelque ordre dans l'illogisme et de ramener l'irréductible
à des lois - fallacieuses, la chose importe peu, logiques en
tuiil cas et conslitunnt pour nos cerveaux une norme — on
crut y découvrir le mot de l'énigme cosmique. L'Un, sous
Je nom de .Dieu, absorba le Multiple dont les soubresauts
gênaient linLellect de ces primitifs, penchés sur le réel.
Kl le jailiisseracnl de cette idée d'Unité parut si mysté-
rieux qu*on eut recours — au lieu d'avouer son origine
trouble dans la lutle mal interprétée de l'igné et du démo-
niaque — h une révélation, et l'on imagina une montagne
métaphysique, le Sinaï, le Golgotha, le Vatican. Elle a
changé de nom dans 1 Instoire, mais demeure toujours la
m(}me. Du haut de celte montagne qui peut être aussi une
croix, car toute altitude convient également à la proclama-
tion de ridée, 1 Être qui unifie le monde a parlé, révé-
lant aux hommes le secret de son essence. 11 est, a-t-il dit,
l'Unité vivante en qui toute multiplicité s'absorbe, même la
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INTRODUCTION 5
plus vile. Il est la flamme rayonnante où les ténèbres et les
distinctions se résorbent, au commencement ainsi qu'à la
fin des temps. Il est la Raison qui ne daigne, pas donner des
raisons à ses créatures, la Volonté où toutes les individuali-
tés s'unissent, qu'elles le veuillent ou non elles-mêmes,
pour réaliser le cosmos institué par ses décrets impéné-
trables. Si ridée n'avait pas étiocelé au sommet de la mon-
tagne, les pensées errantes, affolées parmi tant de choses
multiples, n'eussent pu atteindre l'Unité, avoir le plus vague
pressentiment de la logificalion monistique de l'univers.
Au nom de celte révélation qui s'impose — justifiée d'ail-
leurs par une série de miracles, car la raison humaine, telle
que Dieu l'a voulue, a besoin de preuves pour croire —
toute tentative de révolte du multiple comme du mouvant
a été réprimée, en principe du moins. L'Église, qui se défi-
nit l'Immutabilité, a bien été obligée çà et là de pactiser
avec les ennemis, parce qu'ils sont la Vie, hérissée de toutes
ses énergies farouches contre la logification qu'elle apporte
sur la foi d'une parole surnaturelle. Mais en dépit de ces
conciliations, indispensables puisqu'elle voulait vivre, elle a
dans le cours des âges créé lentement une théodicée, une
justification du Dieu un et immuable, où toutes les incohé-
rences cosmiques trouvent une solution, une apologétique
bien plus souple sinon plus subtile que celle de Zenon
d'Élée, ouverte à plus de mystères que ceux qu'entrevoyait
sa dialectique naissante, périmée d'ailleurs pour nos cer-
veaux de mo(^ernes.
Et cette apologétique qui s'éclaire des lueurs du Sinaï et
du Golgotha est souveraine pour bien des âmes encore. Dieu
a parlé et Je miracle qui se poursuit sous nos yeux est la
parole éternelle, confirmant l'unité et l'immutabilité de ses
décrets, malgré les apparences contraires. Et quoi qu'en
disent- ks adversaires, à cette audacieuse affirmation de
rUn aucune riposte convaincante n'est possible de la part
de la multiplicité. Il n'y a qu'à marcher, comme aux temps
de Zenon d'Élée. Le Verbe, tombé une première fois du
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e LE MOBILISME lMOt)ERNE
Sinaï, continue à se faire entendre et à resplendir de la col-
line de Rome où la logificatlon monistique, l'Unité, a trans-
porté son siège visible. Et l'apologétique, malgré les flagel-
lations sans nombre de l'expérience, s'érige immuable, ré-
ductrice de toutes les incohérences cosmiques, conciliant
dans ime Raison supérieure et qui peut-être ne dira jamais-
son essence, ce que nous prenons pour Tillogisme et la dé-
raison.
Un jour viendra peut-être où le divorce sera tellement
grand, entre la pensée d'Unité et d'éternité que l'Église pro-
clame à la suite de la Révélation et le réel tout de mouve-
ment et de pluralitéi que l'invraisemblance d'une telle
explication du cosmos^ empruntée à des périodes de men-
talité abolie, éclatera à tous les yeux. Le problème, comme
je l'écrivais plushaut^ sera posé sous une forme qui ne sera
plus celle deTarchaïque Hellade. Pour l'instant, les tenants^
de r Unité, révélée au Sinaï, auraient bien tort de déplacer
la question, car leurs adversaires immédiats, ceux du moins
qu'ils reconnaissent pour tels depuis qu'on parle du fameux
conflit de la science et de la religion, s'accordent avec eux
surTessenliel et logifteiitle monde de môme façon. Ils ne se
détachent de l'Église que tout au plus pour justifier le mot :
Oporiei hœreses esseei mieux mettre en lumière son énergie
obstinée de résistance. Et elle persiste, à bon droit, semble-
t*!l, à se dire la vérité, puisque ceux qui la combattent
n'ont guère fait que reprendre sa construction unitaire du
cosmos, dépouiller la symbolique chrétienne de tout ce qui
en faisait le mystère et la poésie, la laïciser, suivant le mot
connu. Le rationalisme s'est borné à déclarer ouverte la
succession des théologiens et à se l'adjuger sans autre forme
de procès. Mais cette logification monistique, sans la parole
de Dieu qui retentit pour la première fois au Sinaï, n'a pa&
de base fiolide. Les catégories que la révélation unifie ont
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INTRODUCTION
vite fait, dès que la lumière surnaturelle fait défaut, délais-
ser filtrer eutre elles les ombres. Et bientôt se disloquent les
concepts de notre raison, abandonnée à elle-même, errante
à tous les rythmes.
Malgré ses hardiesses, toutes de parole, la Science qui le
plus souvent afïecte des allures d'agnosticisme, est impré-
gnée à des degrés divers de cette logification monistique du
cosmos qu'impose au croyant le premier commandement de
l'Église : Un seul Dieu tu adoreras ! Mais le centre de con-
vergence, le point lumineux d'où l'unité des lois rayonne
dans tout le cosmos, n'est plus le même. Le catholicisme le
met en Dieu, le rationalisme en l'homme. A cette variante
près, la construction du monde est identique dans les deux
doctrines et la Science, par ses conquêtes incessantes sur le
raysfeère trouble qui nous environne, travaille à confirmer
la parole d'unification dont l'Église a gardé le culte à tra-
vers les siècles.
Quoique emplissant l'œuvre de la création de la volonté
unifiante de Dieu, l'Eglise n'a jamais, au cours des âges,
sacrifié les pensées de dispersion qui s'éveillent çà et là au-
dessus des ondes cosmiques. Elle a condamné tous les es-
sais de panthéisme qui, aux diverses périodes de son déve-
loppement, ont prétendu se saisir de l'individuation et
l'annihiler dans les vagues énormes de la Nature ou de
Dieu. Le catholicisme a donc laissé subsister — et c'est là
une de ses faiblesses, celle qui a causé le schisme du Nord,
le protestantisme, plus redoutable pour elle que celui du
Sud, le mahomélisme — la raison humaine, lumière trem
biotante en chacun de nous, reflet à peine perceptible de la
Raison divine.Et Dieu, affirme ie dogme, a mis en nous une
étincelle de sa propre pensée pour que nous puissions, dans
le spectacle d'incohérence qu'il lui a plu de donner à se©
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8 LE MOBIUSME MODERNE
créatures, discerner çà et là les marques de sa logique sou-
veraine, grâce au mot révélé sur le Sinaï. Ainsi notre âme a
la possibilité de se tourner vers lui et deradorer,tandis que,
laite de catégories distinctes, elle se fût en allée, loin du
Créateur, dans Tocéan d'illogisme où nous flottons.
C'est cette raison humaine, maintenue envers et contre tous
les panthéismes,qui vers le seizième siècle — après des tâton-
nements sans nombre, des heures interminables de dépres-
sion que suivaient les sursauts rares encore d'exaltation —
a pris conscience d'elle-même avec Ramus et quelque tem})S
après avec Descartes. Abusant de l'arme que l'Eglise avttit
laissée si imprudemment à la créature, le dogme théologique
de la véracité des facultés humaines fondée sur la bonté de
Dieu, les rationalistes se mirent à célébrer sur tous hs
tons la pensée humaine etrevendiquer les droits de Ihomme
devant Dieu, puisque le catholicisme n'avait pas su — ou
osé — sauvegarder les droits de Dieu devant l'homme. Ils
déclarèrent qu'étant d'essence divine la raison individuelle
est constituée, au même titre que celle de Dieu, par une puis-
sance d'unification englobant le cosmos tout entier. A peine
de l'une à Taulre une di/Térence de degré, tendant d'ailleurs
à s'atténuer, par suite de la réduction de plus en plus grande,
opérée par le Science, des énigmes de la Nature. Peu à peu
l'intuition, comme en la pensée de Dieu, remplace les ra-
tiocinations troubles dont nos cérébrations encore puériles
étaient obligées de se contenter jusqu'ici. Tout s'éclaire par
notre raison qui -s'irradie jusqu'aux profondeurs ultimes,
si longtemps baignées de ténèbres. Un univers mathéma-
tique s'édifie dans notre crâne et s'identifie à celui que le
Créateur a pensé et voulu, nécessairement, parce qu'il était
le seul conforme aux lois de la Raison supérieure à tout,
môme à sa volonté. Et l'orgueil du rationalisme aboutit à
cette conséquence fatale : l'autothéisme. Il crie à Dieu que
si le monde, tiré par lui du néant, n'est pas rigoureusement
pareil à celui de la raison humaine, ses mains de démiurge
ont erré dans l'œuvre de création, il n'a été, tout Dieu qu'il
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INTRODUCTION 9
soit, qu'un maladroit gâchant la matière superbe... Si fê-
tais le bon Dieu, je serais un brave homme, assure le poêle,
hésitant devant certaines rudesses des lois naturelles. Et tous
nos rationalistes ajoutent : Je serais un meilleur architecte
que lui. Est-il possible, avec des matériaux si abondants,
de bâtir un monde de pensée si trouble, où notre raison —
la Raison unique, supérieure à la liberté de Dieu lui-même,
ne se satisfait pas !
Au fond, il n'y a rien de changé, sous le soleil. Le cosmos
s'ordonne, que le point d'aboutissement soit en nous ou hors
de nous en Dieu, suivant une logification monislique. Les
lois de la pensée universelle — et ce sont en même temps
les nôtres — plient tout à leur fatalité rigide, et Dieu ou toute
autre volonté arbitraire, bonne ou mauvaise, n'y peut intro-
duire un élément de contingence, le clinamen dont parlait
Lucrèoe, si petit, si menu, nec plus quant minimum, qu'il ne
compte pas... La parole du Sinaï : unité, est écoutée des ra-
tionalistes aussi bien que des théologiens. L'encens qui
brûle sur les autels a simplement changé de destination. 11
n'y a plus un Christ unique, appelant et fondant dans sa
iubstance la multiplicité des créatures éparses et les ramc-
aantpantheistiquementaDieu.il n'y a plus une Eglise,
pour perpétuer, au nom du principe de catholicité, la parole
qui retentit du haut de la montagne symbolique. Chacun
3st Christ désormais et se bâtit sa cathédrale à lui tout seul.
L'élément divin que l'orthodoxie maintenait, en dépit de
tout, dans la pensée humaine, après l'avoir humiliée de
toutes ses forces, a si bien crû et resplendi que les ténèbres
et les infirmités disparaissent devant tant d'éblouissement.
Il n'y a, du catholicisme au rationalisme, qu'un change-
ment de point de vue. C'est notre pensée humaine qui de-
puis Kant, couronnant l'œuvre du catholicisme, épand les
harmonies cosmiques autour d'elle. C'est nous qui créons,
et l'œuvre dont Dieu était investi jadis est devenue nôtre.
Les points d'or, dans la nuit stellaire, sont la trace laissée
par nos yeux, partout où ils se sont posés ..
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10 LE MOBILISME MODERNE
Et tout ce qui sort de nous est immuable, comme aupara-
vant ce qui émanait de Dieu. Aux unifications et aux imrau-
tabilités que proclamait la raison théologique prétendent
s'opposer celles delà raison laïque, et de part et d'autre, an
St/llabus, avec ses intransigeances, s'érige. Science et Reli-
gion s'entre-choquent. Mais les adversaires apparents se
hâteraient de faire cause commune, s'ils apercevaient nette-
ment leur ennemi réel, la multiplicité et la mobilité débor-
dantes, prêtes à faire éclater toutes les unités artificieuses
que tour à tour la religion et la science ont jetées sur elles-
D'où viennent ces rébellions du multiple, qui ne veut
plus s'unifier dans les concepts de la rationalité, après ceux
de la catholicité, ces soubresauts du mouvement qui refuse
de se soumettre aux rigidités de jadis ? Pourquoi les caté-
gories que maintenait en un faisceau serré Dieu, le théologi-
que aussi bien que le laïque, celui de Bossuet et celui de
Kant, — ces deux extrêmes, qui se touchent — semblent-
elles se dénouer et laisser passer entre elles on ne sait quels-
courants de mystère ?
Il y a, au mobilisme et au pluralisme actuels, si naanifes-
tes dans la tendance qu'ont les sciences à se scinder et
constituer comme autant de toiits irréductibles, diverses-
causes. Trois idées, me semble-t-il, ont pris naissance à de&
moments divers et durant le dix-neuvième siècle ont che-
miné, ouvertement ou non, se démêlant peu à peu jusqu'à ce
qu'elles se soient entre-choquées à l'heure présente et par là
même aient produit dans les cerveaux un bouleversement
plus grave que Tembrouillé 89, où la raison laïque se dressa,,
idole nouvelle, sur les places publiques, aux lieu et place de
la Raison théologique dont elle était tout au plus la grimace.
Comme il faut donner des noms à des choses aussi fluides-
pourtatxt que les idées, je les appellerai hégélienne, dar-
winienne, bergsonienne, quoiqu'elles aient précédé les trois
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i
INTRODUCTION H
philosophes disparates Hegel, Darwin, M. Bergson et que
leur portée dépasse peut-être de beaucoup ce qu'ils ont pré-
tendu exprimer.
L'idée hégélienne — elle a fait son apparition dans les es-
prits avant Hegel, mais ce n'est là qu'une étiquette sans im-
portaticC; à seule fin de dégager le chaos des origines de la
pensée moderne — consiste en l'introduction du mobilisme
au sein de l'univers, figé dans les essences, ces pensées éter-
nelles de Dieu. A la conception statique du monde, qui est
celle du 5y//a6asthéologîque et positiviste aussi — car Taine,
disciple de Spinoza, croit à l'existence de décrets absolus, si
bien laïcisés qu'ils soient, dans le cosmos — s'oppose dès
lors une conception dynamique, au grand scandale de nos-
imnotobilistes, habitués à dérouler analy,tiquement le théo-
rème universel, déjà résolu dans la pensée divine et que
notre raisonnement éclaire de plus en plus, jusqu'au jour
prochain de l'intuition qui nous fera égaux à Dieu. Il y a du
nouveau, à chaque instant. Des synthèses se nouent, qui
n'étaient pas,et presque aussitôt sont dénouées pour d'autres
plus complexes. Le mouvement est à l'origine des choses, se
développe selon des lois qui ne sont pas encore arrivées à^
leur formule définitive et peut-être n'y atteindront jamais.
Jamais le mot d'Unité qui, suivant les défenseurs de Tim-
inuable, avait retenti aux premiers âges de l'humanité, ne
sera prononcé Sur la montagne symbolique, parce que la
chose elle-même ne peut se réaliser. Le multiple ne parvien-
dra pas à se lier irrévocablement dans l'unification d'un
concept, il flottera dans un devenir perpétuel, s'entrelàçant
fentre des synthèses toujours renouvelées...
Il est vrai que l'hégélianisme ainsi entendu ne proscrit
nullement la raison, telle qu'on est accoutumé à la concevoir
c'est-à-dire comme puissance d'unification embrassant l'uni-
vers entier.Et c'est pourquoi la Science s'en est accommodée.-
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Ï2 LE MOBILISME MODERNE
Le théorème est en marche, il n'est pas encore résolu, mais
il le sera tôt ou tard. Les éléments, quoi qu'il arrive, s'or-
donneront, si chaotiques qu'ils soient, et la lumière de l'U-
nité rayonnera partout dans le cosmos, quand la dialectique
vivante qui le constitue aura atteint le point suprêmeauquel
elle tend d'un désir angoissé. Dieu.
Mais le mobilisme a néanmoins fait irruption dans la pen-
sée et rien dès lors ne saurait l'en arracher. L'idée darwi-
nienne va d'ailleurs venir à la rescousse et couronner l'œu-
vre d'ébranlement, ébauchée par l'idée hégélienne, en éli-
minant du mouvement, de l'évolution cosmique qui rem-
plaçait les immobilités anciennes, toute finalité et môme
toute direction, en mettant le hasard et sa déraison où était
jadis l'unification éblouissante de la Raison.
Ici encore l'idée a surgi bien avant Darwin. Elle est née,
semble-t-il, avec le sensualisme de la fin du dix-huitième
siècle, bâtissant la pensée avec le tumulte des sensations, la
multiplicité incohérente des vagues du cosmos. Il s'est
trouvé que les sensualistes frémissants, à la suite de Con-
dillac par exemple, n'ont pas compris les conséquences de
leur doctrine et ont institué, à l'instar des cartésiens, un
monde d'idées claires jaillies de la raison innée, auquel ils
ont prétendu conformer, de gré ou de force, la vie sociale si
trouble. Mais en dépit de cette contradiction qui nous a valu
les bousculades censées révolutionnaires et la substitution,
à la raison Ihéologique, de la raison laïque sa copie, l'idée
profonde, issue du sensualisme, faisait son chemin, et dès le
milieu du dix neuvième siècle, avec Darwin, se révélait,
grosse de périls pour l'immobilisme, voire même le mobi-
lisme rationnel. Les formes présentes, les synthèses de Thé-
gélianisme, mal définies encore mais en mouvement vers le
mieux, ne sont que le résultat d'à-coups et de cahots, et
nul n'a le droit de leur appliquer une de ces qualifications
que la théologie a introduites et que la science perpétue
après elle : bien ou mal, mieux ou pis. Elles sont, dans tous
les ordres possibles, — car Spencer, allant au delàde Darwin,
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INTRODUCTION 13
étend le principe du mouvement sans finalité à toute chose
ici-bas. Mais demain elles peuvent ne plus être, parce qu'un
sursaut aura secoué les rigidités apparentes de l'heure ac-
tuelle et d'autres auront été constituées de leurs débris. L'é-
volution va ainsi, par soubresauts. D'inouïes régressions
suspendent en toute espèce de choses le progrès, vainement
rêvé par nos perfectibilistes. Le hasard est roi.
Ici encore les théologiens du Syllabiis ont lancé leurs fou-
dres et les rationalistes ont essayé de s'accommodera Tirré-
sistible puissance du mouvant et du multiple coalisés. Ils
ont ramené à des lois ces convulsions, et n'osant pas parler
des décrets divins, devant le déchaînement si indéniable de
l'absurde, ils ont institué à leur usage une réglementation
de la Nature, nécessairement immuable ; car c'est pour eux
l'héritage qu'ils ne veulent pas renier de la théologie. Une
raison faite de déraisons, de luttes toujours indécises,
d'ambiances qui pénètrent ou ne pénètrent pas, au gré du
hasard, gouvernerait le cosmos uniformément — et c'est là
l'essentiel. La conscience qui pour Bossuet imprégnait mer-
veilleusement le monde, a flué on ne sait comment. Il ne
reste plus de ce fatalisme profond qu'un déterminisme de
surface, un ensemble de lois qui n'est plus une pensée. On
l'unifie encore, par habitude théologique, mais tout cela,
par mille voies secrètes, a miné dans les âmes la croyance
millénaire à l'Un et à l'Immuable.
Une idée nouvelle est venue se joindre aux deux pre-
mières et imprimer une vigueur inattendue à l'attaque diri-
gée contre la citadelle de l'Un. C'est l'idée bergsonieune,
qu'on pourrait appeler aussi kantienne, ou encore scotienne,
si Ton voulait remonter plus haut dans le cours des âges
jusqu'à la source première. Elle a couvé dans toute la phi-
losophie du dix-neuvième siècle pour étinceler soudain en
quelques écrivains contemporains. Les théologiens du Syl-
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14 LE MOBIUSME MODERNE
yaôîis qui ont dirigé leurs foudres contre l'idée hégélienne
€t, dans la suite, contre l'idée darwinienne, ne la connais-
sent pas encore ou tout au moins n'ont pas Tair ile s'en
émouvoir* Mais il n'en est pas de même des rationalistes,
ces tLéologiens laïques. Ils en ont pressenti le danger et se
cabrent devant elle. Ils devinent que le jour. où l'idée berg-
soûienûe s'unira à Tidée darwinienne par exemple, c'en
sera fait du dogme sacro-saint de l'immutabilité des essen-
ces, de ^édifice monistique qui se lézarde de toutes parts
avant de s'écrouler.
Cette idée que les scientistes redoutent tant et contre
laquelle ils3 dirigent en ce moment leurs eflorts désespérés
est bioD simple en réalité. Nous ignorons le fond des choses,
c/as ding an sicli, a proclamé Kant. Il y a bien une croûte
soumise aux catégories de la pensée humaine et par suite
susceptible de déterminations numériques ou causales qui
constituent la science. Mais au dedans bouillonnent des
choses mystérieuses, on pourrait les appeler des rythmes,
faute de mieux, peut-être esclaves d'on ne sait quelle
nécessité, peut-être aussi frémissantes d'une sensibilité mer-
veilleuse, toujours prête à la révolte sous Tappesantisse-
ment des logiques^ Et au contact de ces flammes, les lois,
immuables jadis comme il convenait à des décrets de Dieu,
semblent s'amollir et se transforment dans tous les ordres,
jusqu à celui du possible ou des mathématiques, le plus
rigide de tous, en des choses qui ondulent, en des approxi-
mations, en des symboles, en moins que rien. Si 1 idée berg-
sonienne se fond à .l'idée darwinienne, les espèces , même
li3S plus solides en apparence, de Tordre mathématique à
Tordre social, en passant par tous ceux qu'énumère la clas-
sification des positivistes, flotteront, soudain dénouées,
comme si la flamme formidable débordaitet,dans un sursaut
d illogisme, emportait en ses remous les unifications du
rationalisme laïque ou théologique...
C'est pourquoi la science a accueilli l'idée hégélienne,
puis Tidée darwinienne qu'excommuniait le Vatican, espé-
k
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INTRODUCTION 15
raat réduire le devenir à des lois d'unification et de ratio-
nalité, et remmailloter dans ses immutabilités. Mais elle
^'érige contre l'idée bergsonienne, contre le soupçon d'une
contingence possible dans les lois de la nature, car ce serait
pour la raison laïque, succédané de la raison théologique,
la fin des fins, si le réel, sondé dans ses entrailles mysté-
rieuses, se dérobait à toute détermination, et prenant Tof-
iensive, déferlait avec ses vagues embrasées, faisait d'une
poussée écrouler les logi&cations fragiles qu'on lui impose,
au nom de la parole prononcée jadis sur le Sinaï.
On voit dès lors l'étrange question que notre époque a
mission de résoudre. Le dogme de l'Unité et de l'Immutabi-
lité, qui a résisté à peu près victorieusement aux deux pre-
miers assauts, de l'hégélianisme comme du darwinisme,
ne risque-t il pas de succomber au troisième? Pourra-t-on
de nouveau logiiier ces catégories qui se disloquent sous la
poussée des Gammes, enchaîner par des lois absolues ce
mouvement, Protée de notre siècle, qui se rebelle et s'évade
à toute tentative, en fluidités irréductibles ?
Je crois que l'ébranlement, dès maintenant donné par
les doctrines de la contingence, dans l'édifice séculaire où
la rationalité s'était si bien installée, après en avoir chassé
la catholicité, sera difficile à arrêter. Lésâmes, sincèrement
^scientifiques, penchées sur les flammes qui viennent à nous
des profondeurs, sentent à leur souffle fondre la logifica-
tion monistique qu'elles tenaient en héritage delà théologie.
Une crise se prépare en elles devant la révélation de ces
<îatégories cosmiques qui refusent de s'accorder comme jadis
dans l'impérieuse unité.
Les histoires dont on nous a bercés durant tout le dix-
neuvième siècle, d'âmes soudain déchirées, criant d'an-
goisse entre la foi des temps anciens qui s'écroule et la
raison des temps modernes qui se dresse et s'illumine à la
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\
16 LE MOBILISME MODERNE
place, ne sont en réalité qu'une aimable plaisanlerie inven-
tée par Jouffroy, et trop souvent renouvelée à la suite par
tous ceux qui ont fait claquer, bien à tort, les portes de la
Ihéalogie pour- venir au rationalisme. Que vient-on parler
de décliirure, alors qu1l y a conformité la plus complète
entre la conception de l'univers suivant les deux S y llabus?
La raison divine s'en va de l'univers, mais la raison
humaine s'y substitue et rien n'est changé dans l'ordre des
choses, puisque l'une et l'autre sont de même essence. La
religion comme la science proclament, du haut de leurs
deux collines d'où elles se foudroient par un singulier mal-
entendu, qu'une pensée unique dirige le cosmos et que des
lois étreîgnenÈ, dans leur immuable logification, les sou-
bresHuts du multiple.
Le conflit véritable n'est pas, comme je me propose de le
démontrer dans la suite de ce travail, entre la science et la
religion, égjilement fondées sur le dogme de l'Unité et
de rimmulabilité du cosmos. 11 réside dès maintenant
entre le monothéisme ou monisme — théologique ou laïque,
cette question de détail importe peu — et le polythéisme,
auquel la vraie science, celle qui s'affranchit des préjugés
ralionaiisles, semble aboutir à l'heure actuelle. A ceux qui
disent cosmos, sur la foi d'une révélation surnaturelle faite
jadis à nos ancêtres et trop aveuglément suivie par la science,
d'autres répondent acosmie, parce qu ils ont fait appel à
une Kcience mieux informée, plus profondément imprégnée
de la Nature et de ses rythmes désordonnés. Il serait
étrange que cette façon de poser la question aboutît à la
réconciliation des deux ennemis farouches, religion et
science, unis soupaiu au nom de l'Immuable, contre l'adver-
saire qui se drosse et déjà menace, le mobilisme.
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LIVRE I
L'UN ET L'IMMUABLE
CHAPITRE PREMIER
DIEU DANS L HOMME ET L HOMME DANS DIEU
La vision directe de la vie conduit nécessairement à la
multiplicité des catégories cosmiques, sinon à leur inco-
hérence. Ce que révèle rim média tement donné, c'est la fluc-
tuation des choses transmises jusqu'à la conscience, où
fusionnent les sensations en des concepts plus ou moins
dénoués. D'où viennent cependant ces pensées d'unification
qui par instants se saisissent des âmes, étreignent de gré ou
de force le multiple, entraînent dans leur courant formi-
dable les individuations qui s'émiettaient ?
On ne le sait. Les milieux ont été évoqués. L'infini hallu-
cinant du désert aurait fait germer dans les pensées Tidée
d'unité. Le monothéisme hébreu, un des plus durs entre
tous, serait né de la monotonie du sable. Par contre, les
paysages de rochers et d'eaux jaillissantes, la dislocation
des montagnes, nous donneraient la hantise de volontés
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IS LUN ET L IMMUABLE
disparates, déchaînées en des luttes que rien n'achève et ce-
sont alors des my thologies de duels à deux, à quatre, à mille^
qui s'emparent de Timagination humaine, au lieu des sym>
bolismes d'unifications démesurées, de règnes opprimants^
sans révolte.
Si Vidée monothéiste était exclusivement hébraïque, la
théorie des milieux pourrait en ce cas particulier avoir
quelque ombre de vraisemblance. Mais elle filtre de partout,
d'entre les palylhéismes les plus opposés qui des bornes de
Toccideût à celles de Torient ont tour à tour peuplé lés-
âmes. L Inde, à Torigine, s'arrête au conflit des ignés et des
démoniaques et de ce dualisme où s'entrelacent la flamme
et les ténèbres éternellement mouvantes sont issus des pan-
théismes par qui les formes multiples, un instant étince-
lantes, font retour et se noient aussitôt dans Tunité mons-
trueuse de la Substance. A Topposé, Rome conçoit primiti-
vemenl le mécanisme cosmique comme une combinaison
inextricable de volontés, et c'est alors une dilution de dieux
qui président à chaque fonction de l'univers et qu'il importe
de solliciter individuellement. Et de ces catégories primor-
diales dont la multiplicité effare, s'échappe la pensée d'unité
la plus impérieuse que l'humanité ait connue...
L'Uq s est donc illuminé çà et là, un peu au hasard, nouant
de façon la plus diverse la multiplicité des sensations, sans
que le milieu physique, vraisemblablement, y soit pour
quelque chose-.. Deux de ces pensées d'unité doivent ici
nous intéresser, celle qui naquit dans l'antique Hellade et
s'y développa sans entrer jamais bien avant en son âme, et
celle, plus rigoureuse encope,'quifutla foi profonde d'Israël.
La Grèce produit d'abord l'unification éléatique, jaillie
d'on ne sait quelles sources, mythiques probablement, et
éclairée presque aussitôt par Anaxagore qui en fait une rai-
son, voûç. Grâce à Socrate qui étouffe toutes les logifîca-
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DIEU DANS L HOMME ET L HOMME DANS DIEU !<>
lions rivales, celle de TUn dans tous et de tous dans l'Un
conciliés grâce au concept, se répand, quoique la pensée
hellénique, imbue de polythéisme, lui soit assez rebelle. Une
âme du monde, pleine de Xoyoi (TTceptAstixot, par qui tout est
défini dans TUn avant de devenir le multiple, règne toute
puissante, parmi le désordre apparent des phénomènes et
en réduit profondément Tillogisme.
L'idée, fût-elle la plus abstraite, tend à se matérialiser et
possède déjà en elle-même des virtualités d'action. Cette
unification prend donc une forme sociale avec Alexandre
qui va se heurter à d'autres logiques concrètes déjà formu-
lées, les Empires. Il y a là des chocs terribles et des disper-
sions de races en multiplicités désormais irréductibles.
Puis c'est une seconde unification^ celle de Rome, surgie
étrangement d'un pluralisme primordial, le plus extravagant
peut-être, et de nouveau se produit le heurt où l'une des
deux logiques se brise et s'émiette. Les contradictions vien-
nent enfin se résoudre dansla conception unitaire que Rome
impose à l'univers et les dieux de tous y sont dédaigneuse-
ment acceptés.
Tandis' qu'à la surface, Tidée moniste, passant à l'acte,
prenait ces proportions démesurées, une symbolique d'uni-
fication mystérieuse se répandait, qui devait, avec le temps,
grandir elle aussi jusqu'à englober Tunivers entier... Dans
la chair d'un Dieu, Dionysos-Zagreus, communient quel-
ques fidèles qui eux aussi matérialisent à leur façon la lo-
gique de l'Un dans tous et de tous dans l'Un.
Comment cette logification, dissimulée si longtem ps dans
les mystères orphiques, vient à se fondre avec l'idée mono-
théiste des Hébreux et cette symbolique de l'Un dans tous
à se réaliser dans la Cène d'abord, puis au Golgotha, c'est un
des problèmes les plus angoissants de 1 histoire. Mais un fait
est indéniable, il y eut dans la vie de l'être énigmatique dont
les quatre Évangiles nous ont transmis de façon à peu près
uniforme le récit, rencontre de deux pensées d'unification
dont, de toute évidence, les origines n'ont rien de commun.
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L^UJV ET l'immuable
Eq laissant de côté pour le momeûl le développement de
la pensée d'uûificatioa et de communion dans le culte hel-
lénique de Dionysos, je voudrais m'attacher à la naissance
très discutée de j'idée monothéiste chez les Hébreux et aux
premières formes qu'elle a revêtues parmi eux. Comment le
multiple, aOolaul pour les consciences primitives, s'est-il
soudain contracté dans FUn, parlant impérieusement du
haut du Sinaï?
On a invoqué un polythéisme primitif chez lé peuple juif,
un calaralisme analogue à celui des Aryens, d'où la pensée
moQîsLique aurait germé suivant le processus à peu près
commun. Mais rien n'est plus douteux. La végétation touf-
fue des mythes o'a probablement nul rapport avec la nature,
levers du soleil ou éclatements de tonnerre dont se satis-
firent si longtemps les Adalbert Kuhn ou les Max Muller. Il
ne faut sans doute voir là-dedans que le développement de
formules liturgiques, une fantasmagorie de visions déver-
gondées, issue du prestige des mots, où s'entrelacent des
éléments ignés et démoniaques, les libations et le feu per-
pétuellement en bataille... Il est peu vraisemblable que les
Hébreux aient peuplé dès l'origine le cosmos de dieux
multiples ou elohim, principes de tous les phénomènes.
L'unité, chez ce peuple singulier, semble inhérente aux
premiers balbutiements de la pensée. Elle rayonne en tout
cas dans le plus antique de ses documents littéraires, le
Peatateuque. Elle a été, disent les textes, révélée sur une
montagne, où TUn lui-môme a daigné se faire entendre à
la multiplicité errante, dévoyée, par Tintermédiaire d'une
de ses créatures élues. Moïse. Et c'est toujours par ce pro-
cédé, connu dans Thistoire des religions sous le nom de
propliétisme, que l'Un complétera dans la série des siècles
sa parole première, volontairement fragmentaire et envelop-
pé© de ténèbres.
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DIEU DANS L HOMME ET L HOMME DANS DIEU 21
L'Un a donc parlé, de façon concrète, à son serviteur,
tandis que chez les Grecs il est sorti des logifications
abstraites, péniblement élaborées sur des formules mythi-
ques. Il a posé, sans qu'une révolte soit possible, le principe
de sa suprématie sur les autres dieux, unifications incom-
plètes qui doivent se soumettre à la sienne, la plus puis-
sante de toutes, la plus synthétique, pourrait-on dire. Et
cependant il n'est encore à Torigine qu'un entre plusieurs,
mais il est le meilleur, celui dont les décrets sont la justice,
c'est-à-dire la norme psychique et non seulement physique
de l'univers. Et des bribes de cosmogonies babyloniennes
achèvent cette révélation qui fait du Dieu du peuple élu le
créateur et l'architecte du monde, de même qu'il en est
Tordonnateur moral.
Et le mysticisme de ce peuple, frémissant encore d'une
révélation qui a été faite à lui tout seul, a passé de la parole
è l'écriture.Le Verbe a donc retenti une première fois, dissi-
pant tous les troubles de la pensée qui s'angoissait devant
le multiple, illuminant d'Unité le cosmos où la faiblesse de
DOS intelligences démêlait avec peine des catégories en
nombre infini, sans lien possible. Mais il se perpétue à nous
sous la forme d'un livre, à demi-magique, résultat d'une
collaboration étrange entre l'Un et la créature de chair et
d'os qu'il a prise pour messager de ses paroles. C'est le livre
de vérité qu'il faut manger, suivant l'expression du poète
inspiré — de même qu'on boit la parole — pour s'en péné-
trer tout entier, pour s'éblouir de la lumière que Dieu y a
mise, intérieurement, sous les dehors d'ombre et d'énigmes...
Rien de semblable chez les Grecs qui ont connu cependant,
dans les cérémonies dionysiaques, le souffle par lequel l'Un
communique la révélation de son essence au multiple, mais
s'en sont tenus à quelques sursauts lyriques, à des fragments
d'hymnes et n'ont pu constituer comme les Hébreux le
livre, cette Bible unique au monde, où l'Unité, api es s'être
affirmée verbalement, a tracé sa nature et ses volontés sous
forme scripturaire.
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22 L UN ET L IMMUABLE
Des doutes ont circulé de bonne heure sur rauthentîcité
de ce livre qui échappe à toutes nos habitudes mentales.
Est-il possible, au point de vue de notre logique humaine,
que rUn mystérieux, qui ne voulut d'abord pas dire son
nom à Moïse, ait ainsi, au cours des âges, laissé tomber peu
à peu des parcelles de vérité dans certaines âmes élues en
qui il souffle? Et celles-ci auraient pour mission de traduire
à tous, par la plume errant sur le papier, la parole sur-
humaine dout ils débordent? Moïse, le premier de tous ces
prophètes, s'est porté garant de la révélation personnelle
qu'il eut au SinaL Mais ne serait-il pas un imposteur? A-t-il
même existé? Car, à des temps aussi reculés, embrouillés
par les légendes de toutes sortes, on ne saurait se prononcer
de façon bien sûre sur de telles choses. Et dans ce cas, ceux
qui Tout créé de toutes pièces et fait parler ne sont-ils pas
des imposteurs, à leur tour? L'Unité proclamée sur le^inaï
et qui, sur la foi de Moïse, s'est perpétuée jusqu'à nous par le
magistère de TÉgUse, n'est-elle pas viciée dès Torigine par
ce doute ? Le mot de Ténigme cosmique ne serait-il pas
Multiplicité, quoi qu'en aient pensé ces Hébreux, hallucinés
par leur livre d'imposture? •
L'Église catliolique et romaine, qui a maintenu jusqu'à
nos jours Ta ffirraation hautaine d'Unité et d'Immutabilité,
tombée de la bouche de Dieu, serait donc fortefiient ébranlée,
et ses assertions dogmatiques, commentaire de la révélation
primitive, compromises à jamais,si l'on parvenait à montrer
que le livre a uienli, que Moïse n'a rien entendu au Sinaï,
ou même encore qu'il n'a jamais existé et qu'après des
siècles Oïl a, par un subterfuge, attribué à un être imagi-
naire, pour des raisons purement humaines, des aphorismes
dépouiilés de tout prestige surnaturel. Aussi les ennemis de
l'Église auxquels répugnent ses dogmes tranchants qui s'ex-
posent et s imposent, sans discussion possible, ont-ils appli-
qué à ces livres — où le croyant sent le souffle de Dieu
soulever à chaque instant les pages — les procédés de la
critique couraute, ceux qu'on applique par exemple à
L
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DIEU DANS L HOMME £T L HOMME DANS DIEU 23
VIliade et à VOdyssée. La philologie a apporté à Tétude du
Pentateuque en particulier qui, suivant l'Église, est le résul-
tat d'une collaboration perpétuelle entre Dieu et les hommes,
^s méthodes méticuleuses de déchiffrement. Les manus-
crits ont été coUationnés, un triage s'est fait entre les meil-
leurs, et le texte, après des hésitations sans nombre, a été
établi, toujours susceptible d'ailleurs de modifications pos-
sibles, amenées par de nouvelles découvertes. Puis les ques-
tions d'attribution ont été abordées, et des fraudes signalées
^à et là avec les interpolations qu'il faut rapporter à des épo-
<iues différentes. Enfin les difficultés qu'offre le sens ont été
mises en lumière, ainsi que la possibilité d'interprétations
les plus opposées, également soutenables cependant.
Les conséquences de ce travail critique sont trop connues
pour que j'y insiste longuement. Le Pentateuque est fait de
pièces et de morceaux, de bribes menues qu'on a cousues
bout à bout et qui trahissent les origines les plus dispa-
rates. L'existence de Moïse à qui Dieu aurait soufflé toutes
-ces choses, un péle-méle auprès duquel Y Iliade est une mer-
veille d'unité de composition, estplus que problématique. Des
•chefs religieux, à un moment donné, ont eu un intérêt quel-
conque, qui nous échappe aujourd'hui, à fabriquer le roman
•des antiquités nationales... Auguste n'a-t-il pas procédé de
la même façon lorsque, pour venir en aide à ses projets de
restauration, il imposait à Virgile un sujet de poème fantas-
tique, la résurrection d'un Enée de fantaisie, l'impossible
ancêtre des Julii ? Tel ce Moïse, dont le nom seul surnageait
<lu passé.
Il fallait probablement justifier la conception d'une ville
-sainte, et Tédification du Temple sur la colline de Sion, au
détriment des cultes célébrés jusqu'alors çà et là sur les
hauts lieux. De là les paroles d'unité, mises fallacieusement
dans la bouche du prophète^ et ce livre fait des débris les
plus étranges du passé et des interpolations les plus auda-
<ûeuses du présent, cet amalgame de vieux et de neuf dont les
traductions consacrées par l'Église dissimulent mal Tincohé*
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24 L UN ET L IMMUABLE
rence. Toutes les tares, erreurs de détail, confusions inex-
tricables, impossibilités matérielies, sont mises à nu avec
une joie presque féroce, et là critique, inaugurée si respec-
tueusement par Richard Simon, finit de nos jours, avec
Kuenen et Wellhausen, par exemple, à ne plus voir dans le
. Penlateuque qu'une supercherie grossière, due à Esdras, à
d'autres sans doute, où pullulent les faiblesses humaines,
trop humaines. Le souffle de Dieu ne passe plus à travers
les textes ainsi dépecés, rapetisses, réduits à notre inteilec-
tion coutumière. L'Un n*a pas parlé sur le Sinaî. Ce sont
des faussaires qui l'ont soutenu, pour justifier les préten-
tions d'une cité à se dire la seule sainte, à l'exclusion de
toutes les autres, d'une race, moins encore, d'une caste
s'élevant au-dessus de tout. L'Unité et l'Immutabilité que
l'Église applique à l'univers, n'ont pas été révélées sur la
montagne éblouie. Ce sont des inventions sorties du cerveau
d^Esdras qui, n'osant se les attribuer, les mit, par un pro-
cédé -bien connu, sous le nom de Tinexistant Moïse...
L'Église a toujours repoussé les prétentions de cette
intruse, la raison humaine, à discuter ce qu'elle apporte
comme un article de foi. Elle sait trop bien, pour s'émou-
voir, en quoi consiste cette lumière falote, vacillante parmi
tant de ténèbres, et qu'elle a laissé vivre à travers les âges,
uniquement par tolérance.supposant bien que tôt ou tard elle
l'éblouirait par la splendeur de sa révélation.Libreàsesadver-
saires d'appliquer aux textes miraculeux leur critique, dite
par eux-mêmes ra//ona//s/e,c'est-à-dire fondée surla raison, la
faculté ambiguë que Dieu a voulue trouble et qui cependant
est la seule chose de lui que nous ayons dans notre essence,
mais à des proportions infimes. L'Église répond à ce travail
de dépècement, opéré le plus souvent par ses enfants infi-
dèles, les protestants, avec le dogme de l'inerrance de la
Bible, confirmé par la récente encyclique : Providentissimus
Deus, Le croyant qui se réclame de l'orthodoxie, à un degré
quelconque, et s'attache à la pérennité de ses affirmations
doit donc, sous peine de censure avec note d'hérésie, suivie
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DIEU DANS L HOMME ET L HOMME DANS DIEU 26
d'excommuDication, s'il persiste, être persuadé intérieure-
ment et proclamer par ses paroles que tout dans le livre
mystérieux, fût-ce les pires contradictions du Pentateuque,
est pénétré du souftle divin, donc vrai de façon absolue,
même dans Taberration qui crève les yeux et que Dieu a
voulue telle, sans que nous sachions jamais pourquoi.
La lutte est donc entamée depuis des siècles entre ces
adversaires irréductibles, ceux qui nient à la raison humaine
le droit et la possibilité de discuter les procédés employés
par Dieu, la Raison cosmique, pour se communiquer aux
hommes, et ceux qui les soumettent à leur critique, les
trouvent mesquins et même incompatibles avec les lois na-
turelles, universellement admises. Partisans et ennemis de
la théopneustie sont donc destinés à rester éternellement
face à face, chacun n'admettant rien pour sa propre part de
ce qui parait si lumineux à Tautre .. Et qu'on ne s y trompe
pas. La bataille n'est p^s engagée uniquement à propos du
Pentateuque. La fantasmagorie sinaïtique dont Moïse nous
est garant n'est qu'un point de départ, c'est la première
révélation d'une série qui s'est faite à travers les siècles et
grâce à laquelle, fragments par fragments, la pensée divine
est descendue jusqu'à nous. Après la première alliance de
Moïse et la seconde de Christ, Dieu a manifesté son essence
de plus en plus lumineuse dans une suite de conciles dont
le dernier en date est celui du Vatican, œuvre de Pie IX, et le
souffle qui n'a pas cessé de remplir l'âme des rédacteurs du
Livre Saint comme des Pères assemblés dans les conciles,
n*arriveplusprésentementd'après les décretsde 1870, que par
le Pape, chef suprême de la chrétienté et seul interprète des
paroles successives de Dieu aux hommes. A la critique ratio-
naliste qui montre les incohérencesdu livre, la faiblesse ou les
indignités des créatures qui ont constitué les conciles, les
misères de ce vieillard débile en qui les fidèles à l'heure
présente, voient l'intermédiaire unique entre les hommes
et Dieu, l'Eglise oppose superbement le dogme de l'iner-
^ance non pas seulement de la Bible, mais de tous les con-
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-26 LUN ET L IMMUABLE
^iles, œuvres^au même titre, du souffle, et du dernier entre
tous qui a remis ses pouvoirs entre les mains d'un seul
iiomme, déclaré infaillible parce que Dieu Ta voulu ainsi.
A tous les historiens deTÉglise qui nous racontent les des*
sous des conciles comme à tous les hébraïsants qui nous
détaillent les incohérences de la Bible, TÉglise, du haut de
^son immutabilité, répond par le dédain de ses négations. Il
faut être avec elle, croire à la Raison divine qui se commu-
nique à nous par le souffle et qui, sans les révélations vo-
lontairement incomplètes qu'elle fait de temps à autre
aux hommes, nous serait de tout point inconnue, ou bien
être contre elle dans la foule immense de ceux qu'elle a re-
jetés. Et ces derniers se fient à la raison humaine qui vacille
sans cesse, n'est plus la même d'individualité à individualité,
se construit un monde de multiplicité et de folie où TÉglise
apportait la logique lumineuse de TUn.
Un compromis s'est fait vers ces derniers temps. UÉglise
après tout n'a jamais nié defaçon absolue la raison humaine.
Elle a reconnu en elle un reflet, si affaibli qu'il soit, de la
pensée divine et a condamné le plus souvent les mystiques,
car ceux-ci en faisaient â et se jetaient dans les vagues de
rilluminisme qui mènent à Dieu, sans l'effort rude du rai-
sonnement. Fides quœrens intellect um^ celte formule,
inaugurée par saint Anselme, a été celle de toutes les apo-
logétiques qui ont prétendu mettre à la portée de nos âmes
les dogmes extraits des livres saints et miraculeusement
élaborés dans les conciles. Aussi la critique rationaliste dont
Richard Simon, dès le temps de Bossuet^ donnait le signai,
^-t-elle fini par pénétrer les croyants les plus imbus de
théopneustie et — pour limiter en ce moment la question
^ur ce point — sans rien abandonner de l'inerrance de la
Bible, beaucoup de catholiques ont cherché avec la raison
diumaine un terrain de conciliation...
Ils ont subi, c'était fatal, les foudres des catholiques purs,
-attachés à la lettre plus qu'à l'esprit de l'encyclique Provi-
•dentissimus Deus et rien n'est plus édifiant à ce sujet que
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DIEU DANS L HOMME ET LHOMME DANS DIEU 27
réternelle polémique du P. Lagrasge, par exemple, dans sa
Revue biblique^ avec les Etudes qui représentent actuelle-
ment les opinions, conservatrices entre toutes, de la Compa-
gnie de -'Jésus. Je n'ose pas parler des fameux livres rouges
qui ont soulevé un si grand toile dans le monde religieux et
ont fait exclure leur auteur, Tabbé Loisy , de la chaire où il
enseignait TÉcriiure sacrée. Les exaltés nous diroot qu'il est
passé, armes et bagages, au camp adverse. Il convient donc
de rester avec ceux que TÉglise n'a pas désavoués officielle-
ment et qui lui rendent, en ce moment, le service de rap-
procher les deux raisons, Thumaine et la divine, et d'en
montrer l'harmonie, au lieu des désaccords trop facilement
exploités par ses eanemis.
La théopneustie,nous disent certains novateurs, si violem-
ment pris à partie par le clan des « théologiens, » ne doit
pas être entendue au sens absolu du mot. Sauf quelque
rabbins et certains protestants orthodoxes, déplus en plus
rares, nul ici-bas n'admet f inerrance absolue de la Bible.
L'Église, dans son esprit d'accommodement aux circons-
tances, n'impose pas à ses fidèles la nécessité de croire que
le tout du savoir divin a été, parle souffle, inscrit aux livres
sacrés de façon définitive. « La vérité religieuse, suivant une
image empruntée à l'un de ces livres rouges qui ont fait tant
de bruit, n'a pas été donnée à Thomme comme un trésor
immuable, un diamant destiné à être contemplé succeBsive-
ment par toutes les générations, mais plutôt un germe pré-
cieux qui vit et grandit, substantiellement identique à lui-
même sous le développement incessant qui est la condition
naturelle de son existence. »
Le diamant a bien étincelé une première fois au Sinaï ou,
pour parler en termes abstraits, la vérité immuable qui est
Dieu, la logification monistique du cosmos, s'est miracu-
leusement manifestée non pas aux hommes, mais à des
hommes d'une époque et d'une région déterminée. Qu'il
soit impossible, comme on Fa dit, qu'un livre puisse être
absolument vrai pour tous les temps et pour tous les ordres
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38 L UN ET L IMMUABLE
de vérités et qu'un pareil livre, s'il pouvait exister, soit
inintelligible pour tous les temps, je n'oserais le soutenir,
mais le fait indéniable est là : c'est que la Bible n'est pas ce
livre absolument vrai. Dieu a adressé sa parole non pas à
tous les bommes, dans tous les temps, mais à tels bommes,
dans de telles conditions. Il en résulte que, vraie dans sa
substance, cette parole n'est plus, dans sa forme, vraie que
relativement à eux. Le Verbe, parla volonté du révélateur,
s'est donc enveloppé d'une symbolique particulière, et
chaque fois parla suite qu'il lui a plu de se faire entendre,
cette symbolique a pu changer, sappropriant à des hommes
nouveaux. Dieu visiblement n'a pas eu l'intention de faire
aux écrivains sacrés une révélation scientifique, il n'a pas
même songé à une révélation religieuse complète dès le dé-
but. Il a réservé presque le tout de sa mystérieuse essence,
ce diamant dont il a un instant ébloui le regard de Moïse, mais
qu'il a presque aussitôt obscurci jalousement de ténèbres.
Il a déposé dans les pensées humaines un germe que les
temps devaient développer, avec des aspects divers.
Donc aucun des résultats acquis par Texégèse moderne ne
doit être rejeté a priori. La pensée divine, apportée par le
souffle dans l'esprit des auteurs sacrés, s'est nécessairement
humanisée. Elle s'est incarnée, de même que le Christ plus
tard matérialisera l'essence miraculeuse de son Père, et
par cela même, elle est devenue analysable. S'il est établi
par la critique des textes que tel ou tel procédé de compo-
sition a été appliqué au Pentateuque par exemple — carc'est
de lui qu'il s'agit avant tout, il est la pierre angulaire de
tout l'édifice théologique — cela ne touche nullement le
caractère divin du livre. La part d'humanité qu'il contient
est seule en cause. L'Église connaît la faiblesse des humains,
môme de ceux qui ont le don de prophétie et sont traver-
sés par le souffle : elle ne se sent nullement ébranlée par
quelques incohérences ou quelques aberrations de plus
ou de moins.
Que le Pentateuque ne soit pas de Moïse, qu'il soit d'un
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DIEU DANS L HOMME ET L HOMME DANS DIEU 29
bout à Tautre une œuvre de compilation — et la preuve en
est dans les doubles ou triples récits, les multiples éditions
de lois se rapportant au même sujet — ce résultat, à peu près
établi, n*enlève rien à Télément divin qui en est l'essence.
Pour le croyant le souffle de Dieu remplit l'œuvre, quel que
soit le procédé employé par le créateur pour se révéler aux
hommes et pour maintenir dans le temps cette révélation.
De toute évidence, le livre échappe à notre mentalité de
modernes. Il n'a pas l'homogénéité que Ton exige aujour-
d'hui pour attester Tunité de composition, et notre respect
presque superstitieux du texte s^efTare des variantes et des
interpolations librement introduites à chaque page, presque
à chaque ligne de la Bible. Mais l'étude la plus élémentaire
de folk lore nous fait voir comment le peuple traite le livre
et cela est vrai de tout TOrient, surtout antique. L'œuvre ne
vaut que par elle-même et non par Fauteur dont nul à peu
près ne s'occupe. Au lieu de s'attacher scrupuleusement à
la forme, instituée une fois pour toutes, on transforme et on
brouille, sans trop dfe façons. C'est un peu le bien de tout
le monde, comme ces chansons qui fleurissent aux lèvres et
dont on a oublié le trouvère fruste. Chacun y ajoute son
couplet, ou l'y retranche. Aucun souci de la reproduction
littérale des mots quand on les copie... On a pu faire dire
aux lèvres saintes : il n'est pas plus difficile à un impie de
pénétrer dans le ciel qu'à un chameau de passer par le trou
d'une aiguille. Et il s'agit d'un câble, xa^iéXoç et non xà(iiv)Xoç.
Et les rires fusent, aux dépens du livre saint. C'estqu'on ne
sait rien de ce livre singulier, unique au monde, produit de
la collaboration de Dieu et des hommes, en un temps qui
n'est plus le nôtre, et qui contient cependant une vérité
valable pour nous, malgré la symbolique vieillie dont il
faut la dépouiller.
Toutefois, il est encore des croyants (1) qui, à la suite de
Bossuet, considèrent les Ecritures comme « conservées avec
(i) Ils sont la majorité. Les aventureux dont je parle ici font peur.
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30 L UN ET L IMMUABLE
tant de religion qu'on n'a pas cru devoir sans impiété y alté-
rer une seule lettre ». Et forts de cette conviction, ils pré-
tendent justifier le tout du livre Saint en torturant les textes^
«cripturaires, pour les mettre d'accord avec les données d&
la science moderne (1). Tout cela est aussi puéril que Far-
gumentation voltairienne^qui reproche aux Ecritures de con-
tenir des erreurs en matière de sciences naturelles, ou des^
inexactitudes en matière d'histoire. Le débat est bien autre-
ment grave entre Texégèse rationaliste et les défenseurs ac-
tuels de la théopneustiequi ont délibérément accepté le ter-
rain de leurs adversaires, dussent-ils, comme Tabbé Loisy,.
encourir les foudres ecclésiastiques. li s'agit de savoir si les^
livres saints sont des choses purement humaines, dont
on peut pénétrer le tout avec les méthodes de la critique
rationaliste ou s'il n'y a pas un élément de collaboration
divine qui nous empêche d'arriver à l'essence mystérieuse
de ces Ecritures...
Et la discussion reprend à propos de toutes les communi-
cations de Dieu à ses créatures que l'Eglise admet au cours^
des âges, dans les conciles en particulier. Les mêmes hom-
mes qui ont fouillé en tous sens le Pentateuque, montrant
la complexité infinie des problèmes qu'il soulève et l'inau-
thenticité, plus que probable, de Moïse, ^promènent leur
loupe dans les papiers jaunis qui retracent les délibérations
des évoques, réunis sous les auspices de l'Esprit Saint, et
triomphent de tant de faiblesses et de contradictions. Ici en-
core ils ne voient que la part humaine et nient le reste, la
part de Dieu. Et les mêmes hommes qui ont cru au souffle
emplissant les rédacteurs du Pentateuque — multiples.
(1) Voyez à ce propos le livre très répandu de Constantin James,.
la Création. L'œuvre a pour objet de calmer les troubles que Darwin
pourrait introduire dans les âmes si bien pliées à la discipline de
Moïse. L'inerrance absolue de la Bible, en matière scientifique, s'y
étale d'un bout à l'autre, avec une audace, qui stupéfie. Cf. Lenthéric»
VHomme devant les Alpes et son commentaire des sept jours de la
création.
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DIEU DANS L HOMME ET L HOMME DANS DIEU SI
puisque Dieu l*a voulu ainsi, ignorants par rapport à nous^
puisque Dieu n'a pas jugé bon de donner dès l'abord le livre-
absolument vrai, la révélation totale de lui-même — font
ici encore bon marché des circonstances et des détails pour
ne tenir compte que de Tinspiration divine par qui toute
misère humaine s'efface.
Faut-il l'avouer ? La tradition constante du catholicisme
est en faveur de nos prétendus révolutionnaires, et TEglise,
obstinée dans le dogme de Tinerrance absolue, ferait courir
le plus grand danger à la logification [dont elle a la garde.
Les Pères n'ont jamais défendu la thèse d'un auteur ni d'une
rédaction uniques pour chacun des livres assez disparates
qui constituent la Bible. Et Texégèse catholique qui s'auto-.
riseraitde Tencyclique Providentissimus Deas pour nier les
résultats à peu près incontestables de la critique rationa-
liste mettrait en péril la foi. Il suffit à l'Église de reconnaî-
tre avec les novateurs, en réalité les seuls fidèles à la tra-
dition des Pères, que la Bible est une œuvre divino-hu-
maiDe,le Verbe incarné, pourrait-on dire, comme plus tard
le fut le Christ. Dieu, pour des raisons que la raison ne
connaît pas, est toujours descendu jusqu'à nous pour se ré-
véler,au lieu de nous élever jusqu'à lui, ce qu'il eût pu faire.
Et de même que le fils de Dieu est devenu un être vivant du
temps d'Auguste, homme en tout sauf le péché, suivant la
formule connue, le Verbe qu'il lui plut de manifester une
première fois sous forme de livre s'est matérialisé en écrits
semblables à ceux de l'antiquité, VIliade et VOdt^ssée par
exemple, —sauf les erreurs. Tout est donc vrai dans la
Bible, GommeFaffirme une fois déplus l'encyclique, et l'iner-
rance des Livres saints ne saurait être contestée par aucun
catholique digne de ce nom. Mais les auteurs inspirés ont,
sans le savoir, coulé cette vérité dans les symboles de
l'époque et se conformant aux procédés littéraires en usage
autour d'eux, ont traduit la vérité divine d'une façon con-
forme à l'opinion courante et aux traditions de leur race.
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32 L UN ET L IMMUABLE
Le Pentateuque ainsi morcelé selon les pressentiments de
Richard Simon, contient donc sous une forme extraordi-
naire à nos mentalités modernes la première alliance. Le
germe dont parlait Loisy va se développer suivant une di-
rection tout aussi extravagante au point de vue de notre
raison et constituer l'ensemble des dogmes théologiques
dont les derniers ont été promulgués au concile du Vati-
can.
La théologie peut ôtredéfmîe une adaptation continuellede
la pensée de Dieu, révélée d'une façon mystérieuse, aux di-
vers états d'esprit par lesquels passe Thumanîté. A Torigine,
elle a donc eu à s'exprimer dans une langue presque enfan-
tine. On ne saurait, sans les avoir sondés un à un, imaginer
la puérilité des hymnes du Rig-Véda, qui sont le document
littéraire le plus archaïque de notrç race, balbuties de la
mentalité plus encore que de la parole. Quelque chose de ces
enfantillages se retrouve dans les débris dont est faite la
compilation du Pentateuque. Et les gens qui raillent en
voyant la pensée de Dieu ainsi rabaissée devraient songer
que suivant les temps elle s'exalte et se moule dans les
formes mentales les plus hautes, celles qu'il leurest souvent
difficile d'atteindre eux-mêmes, malgré leur rationalisme...
Rudyard Kipling a intitulé un de ses romans : la plus belle
histoire du monde. Ce serait, d'après lui, les souvenirs d'une
âme qui a passé par une série de métem psychoses et à qui
les maîtres de la destinée, fermant et ouvrant la porte à
chaque mort, n'ont pas, à diverses reprises, fait boire l'ou-
bli de l'une à l'autre; Il est donc resté, dans l'ensomatose
actuelle, des hantises du passé qui s'entrelacent aux actions
d'aujourd'hui, mais tout cela reste en suspens, dans le doute
qui s'épandsoudain et emporte le conte dans ses rafales... Je
croi§ que la plus belle histoire du monde serait celle de la
révélation. A des stades divers de l'évolution humaine, la
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1^^
DIEU DANS L HOMME ET L HOMME DANS DIEU 33
pensée de Dieu est venue sousles formes les plus disparates,
tantôt livre, tantôt homme,tantôt langues de feu, confirmer
ce qu'elle avait laissé voir d'elle-même au Sinaï et renforcer
par un surcroît de lumière la foi qui, saisie déjà par la té-
nèbre, hésitait. . . Entre ceux qui croient aveuglément, ne
contemplent dans le dogme que la force éblouissante de
Dieu et ceux qui nient, non moins aveuglément d'ailleurs
et n'y découvrent que irrémédiable faiblesse de l'homme,
sont les conciliateurs auxquels je faisais allusion plus haut.
Ils voient dans la suite de ces révélations et non pas seule-
ment dans la Bible une œuvre divino-humaine, la collabo-
ration de deux ordres de choses, dont les détails constitue-
raient la plus belle histoire du monde. Mais ici encore le récit
risque de demeurer en suspens et d'être entraîné, dès les
premières lignes, dans les vagues de nuit et de doute...
On peut l'ébaucher toutefois, par fragments, par éclats de
lumière qui semblent à chaque fois jaillir du mystère et y
rentrer,comme les réminiscences de métempsychoses...Une
première révélation s'est donc faite, par le texte mystérieux,
demi-humain, demi-divin, le Pentateuque. Une idée est en-
trée dans les âmes qui ne s'en ira plus désormais, celle d'un
Dieu unificateur qui tient sous sa dépendance toutes les
créatures éparses et exige d'elles un perpétuel retour à Dieu
— rappelant par plus d'un côté la communion des mystères
grecs. Cette union mystique de l'Un et de tous par la prière
se produit d'abord un peu partout, sur les hauts lieux, plus
voisins, semble-t-il, du siège de Dieu, puis, sous l'influence
des habitudes rituelles qui se fixent, un temple s'érige où,
dans l'arche mystérieuse, enclose au Saint des Saints, repo-
sera le livre de la Loi. Et tous y viendront consommer l'acte
d'adoration qui les absorbe de nouveau en l'Etre un. De là
chez Israël, une exaltation farouche contre tout ce qui n'est
pas la communion des élus, tout ce qui n'a point de part à
CHIDE 3
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34 LUN ET L IMMUABLE
la parole, pain céleste, contenue au tabernacle, tribus Idolâ-
tres qu'on écrase, empires oppresseurs par qui on est en
traîné au loin, comme en de formidables ouragans.
Or la parole tombée dans le livre divin va se compléter, la
logiQcation du cosmos que Dieu a, d'un mot à peine,suggérée
à ses créatures, va s'éclaircir. Une seconde révélation se pré-
pare qui cette fois sera apportée non plus par un livre mais
par un être de chair, mi-divin, mi-humain lui aussi. Et la
voix de celui-ci, du haut du Golgotha, retentira plus loin
que du haut du Sinaï. La communion à laquelle il appellera
désormais les hommes, en leur donnant symboliquement
son corps à manger, sera plus vaste que la première. La se-
conde alliance ne s'adressera plus seulement à ce peuple élu
entre tous, Israël, elle s'étendra à l'humanité entière, sans
distinction de race, à toutes les créatures qui portent au
visage le reflet du créateur, au cœur une étincelle de sa
pensée...
Et pendant des siècles, l'idée de cette seconde révélation
se forme dans les âmes, anxieuses de voir les ténèbres un
instant dissipées par la parolede Dieu, se refermer plus tra-
giques quejamais, devant l'énigme des destinées Un jour
vient où elle se réalise et se fait chair et Ton voit alors un
spectacle inattendu : l'homme-Dieu accepté par quelques-
uns à peine et renié par la plupart. Ceux-ci repoussent cette
seconde alliance qu'on leur propose et s'en tiennent à la pre
mière. Ils n'ont foi que dans la Livre-Dieu. De là une scis-
sion dans Israël. Les uns s'attachent à la parole nouvelle
illumination, leur semble-t-il, de la pensée primitive, l'union
de l'un et de tous telle que les livres saints confusément la
récèlent. Les autres ne voient là que supercherie. Christ
n'est pas venu, pour relier une fois de plus les créatures à
Dieu. Il n'y eut jamais qu'une révélation au monde, celle du
Sinaï et le livre inspiré est le seul lien du Multiple à l'Être
surnaturel qui s'est dit l'Un. Aussi Israël qui repousse les
nouveautés comme diaboliques et non divines, s'hallucine
dans la forme et peu à peu, envahi par la superstition du
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DIEU DANS L HOMME ET L HOMME DANS DIEU 85
mot, sombre dans lee aberrations de la Cabale, tandis que
la pensée, féoondée parle Christ, se développe et, de plus en
plus vivante, conquiert le monde...
Le mystère, pour THomme-Dieu, est donc le même que
pour le livre divin, et les mômes adversaires que nousavons
vus aux prises à propos du Pentateuque, se retrouvent avec
les mômes armes dans la bataille autour du Christ 11 y- a les
partisans deTinerrance absolue de la Bible, proclamant rac-
cord éblouissant des deux Testaments,ahuris de voir que les
Juifs ait^.nt autrefois fermé les yeux et se soient aveuglés au
point de nier Tévidence, la réalisation, mot pour mot, de
toutes les prophéties qui flambent dans les livres de Tan
cieune alliance (i). 11 y a, par contre, les tenants de la criti-
que rationaliste qui débrouillent à leur façon la suite des
prophéties messianiques, puis Tappârition suspectée, au
sein d'Israël, de ce Jésus qui répond trop bien à ce qu'an-
nonçaient les livres. Ils font en conséquence du prétendu fils
de Dieu un homme, incomparable si Ton veut, mais un
homme, comme tous les autres, et le dépouillent de Télé-
inent divin qui est la moitié de son essence, comme ils
l'avaient fait du livre.
Entre les deux, acceptant les résultats de la méthode his-
torique, mais sans abandonner toutefois la divinité du Christ,
sans cesser de croire au souffle qui déborde en lui comme il
avait déjà empli le livre, se tiennent l'auteur des « livres
rouges » et les novateurs ou prétendus tels contre qui a été
dirigée l'encyclique ProvidenlissimusDeus... L'Eglise en efifet
a peur de pactiser avec ce qu'elle a si longtemps accablé de
son ironie transcendante, la science humaine, et qu'elle a
(1) Des trois parties qui constituent le Discours sur V histoire univer-
selle, la seconde, à peine lue de nos jours, est cependant la plus
importante pour Bossuet, car elle est le pivot de l'histoire mondiale
telle qu'il l'en! end. Elle prouve lumineusement, pense-t-il, la concor-
dance des deux Testaments, de ce qui a été promis et de ce qui s'est
réalisé. Richard Simon venait à peine d'esquisser quelques doiites et
Bossuet qui ne l'ignore pas, ferme les yeux, ainsi que les Juifs do
jadis, mais au désaccord et non plus comme eux à l'accord.
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36 LUN ET L IMMUABLE
épargné, un peu par pitié, alors qu'elle était toute-puis-
sante et pouvait imposer, sans donner de preuves,la science
divine, dérouler aux yeux de tous la merveilleuse Raison du
Créateur, fût-elle Tabsurde pour la pauvre raison des créa-
tures. Battue en brèche, elle s'en tient à Bossuetet veut igno-
rer dans son isolement superbe Richard Simon et tout ce qui
a suivi. J'ai dit plus haut comment Tabbé Loisy en particu-
lier lui rendait, malgré l'excommunication dont il risque
d'être frappé d'un jour à l'autre, le service de lui retenir
beaucoup d'âmes, à demi-détachées d'elle par son intransi-
geant parti-pris de négation. Puisqu'on est la vérité, Tin-
contestable perpétuité de la révélation, peut-on craindre
quelque chose d'un adversaire tel que la raison humaine,
reflet affaibli de la raison divine ? Pourquoi, du moment
qu'on a consenti dès la première heure à des apologétiques
et qu'on a abaissé le dogme jusqu'à discuter avec la pensée
enténébrée des hommes, adopter aujourd'hui, où l'éternel
ennemi s'exalte dans son orgueil, une attitude contraire,
s'envelopper dans ses affirmations, les faire pluslibsolues et
plus tranchantes qu'elles ne l'ont jamais été ?
La vie de Jésus n'a-t-elle été qu'une supercherie vécue, de
même que le Pentateuque une supercherie écrite? Jésus-
Christ est-il un apocryphe au même titre que la compilation
d'Esdras? Telle est la thèse rationaliste, celle qui supprime
l'élément surnaturel tout au long de Thistoire de la révéla-
tion, et qui après avoir appliqué à la Bible une méthode
d'exégèse identique à celle de VIliade, traite la vie de
l'Homme-Dieu comme celle de César par exemple, au point
de vue purement historique.
Le messianisme est sorti chez Israël et s'est épanoui,
nous dit-on, comme une fleur de souffrance. Ce fut la pro-
testation des cœurs endoloris, au dehors par le poids de
l'étranger et de l'impie, toutes ces nations idolâtres qui les
broyaient de toutes parts, au dedans par l'iniquité des puis-
sants et des riches. Soudain une espérance fait étinceler les
âmes. Et les prophètes, à l'envi, annoncent le châtiment des
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DIEU DANS L HOMME ET L HOMME DANS DIEU 37
races impies, la ruine des empires, récroulement de tout
Tordre créé jusqu'ici et qui satisfait si peu les consciences,
rère de l'Eternel, un avenir flamboyant de joie et de paix.
Tandis que les autres peuples mettent Tâge d'or à l'origine
et se lamentent des ténèbres toujours plus envahissantes,
Israël le transporte dans le futur. Le soleil de la race éclaire
les jours qui ne sont pas encore, au lieu d'être englouti à
jamais dans les jours troubles du début.
L'idée d'un Messie distinct n'apparaît clairement pour la
première fois que chez le prophète Joël. Avec Michée, qui
vient ensuite, sa nature se dévoile un peu plus. Le Messie
sortira du pays natal de David et sans doute de sa race, ce
que presque aussitôt confirme Isaïe qui en fait, sans les hési-
tations de son prédécesseur, un rejeton de David. Tous s'ac-
cordent à voir en lui un roi et un pontife triomphant, appor-
tant une parole nouvelle par laquelle l'ancienne alliance de
Dieu et d'Israël, conclue au Sinaï, sera plus solidement
renouée. Et Jérémie fait déjà parler le prophète. S'élevant
au-dessus de l'imagination matérielle de ses contemporains,
il lui prête ces mots : « Je mettrai ma loi au-dedans des
hommes. Je l'écrirai dans leur cœur. Tous la connaîtront
sans avoir besoin de maître. » Ainsi s'ébauche déjà le carac-
tère de l'alliance nouvelle. La loi ne retentira plus aux
oreilles, et ne sera plus inscrite sur les tables de marbre. La
révélation s'éclairera toute seule au dedans des consciences,
sans qu'il soit besoin de la fantasmagorie d'un Sinaï nou-
veau. Qui parle ainsi ? Dieu lui-même, dont le souffle passe
et repasse dans les esprits et vient à nous à travers les voix
désordonnées des prophètes, disent les catholiques. Les ratio-
nalistes ripostent : Les hommes eux-mêmes qui saignent et
s'exaltent et par leurs vœux appellent un avenir qui sera, à
force d'être invoqué, par la puissance prestigieuse des mois...
Des mots échappés au hasard des espérances, et aussi des
accès de détresse, et par eux l'avenir se transforme. Un être
viendra tôt ou tard qui s'appliquera, de bonne foi ou non,
tout ce qu'ont clamé les prophètes, et vivra comme il a été
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'êS L UN ET L IMMUABLE
prédit bien des siècles avant, De là cette concordance fulgu-
rante dont Bossuet, et tous les croyants à sa suite, s'émer-
veillent, et qui laisse sceptiques les rationalistes d'aujour-
d'hui à régal des Juifs d'autrefois.
Voici venir en effet la prophétie du second Isaïe, celle d'un
Messie, fils de David assurément, toutes les voix s'accordent
sur ce point, mais non plus triomphal, rayonnant de gloire,
pulvérisant pour l'exaltation d'Israël les races impies qui
ont si longtemps opprimé les battements de son cœur, ivre
de Jéhovah. Le fils de David, l'oint du Seigneur, est un fai-
ble, un être de douleur qui prend pour lui tous les maux de
la nature et plie sous le faix, quand il va à la mort, abreuvé
de fiel, victime expiatoire des péchés de tous.. Ya-t-il, en
cette prophétie si étrange, quelque infiltration des idées dio-
nysiaques dans Israël ? La passion^ si nettement attribuée à
celui qui sera le Messie, n'est-elle pas un peu le dépècement
de Dionysos-Zagreus, transporté dans un monde nouveau ?
L'alliance de Dieu et des créatures se rêve déjà et va bientôt
s'accomplir sous forme d'omophagie, ainsi qu'aux mystères
helléniques. L'Un dit déjà au Multiple : Buvez et mangez,
ceci est mon sang, ceci est ma chair. Pourquoi cette vision
du Messie lamentable, déchiré par tous, en des âmes
qu'affolaient les destinées orgueilleuses de leur race ? D*où
éclate ce sanglot, ce cri des ténèbres au milieu des chants de
triomphe qui annoncent la venue du fils de David, dans un
avenir de flammes?.. Surprenons-nous là le point de rencon-
tre des mentalités helléniques etjudaïques, des deux pensées
d'unification, si distinctes dans leur origine, et qui vont
cependant se fondre en se matérialisant, dans la vie de
Jésus?
Toujours est-il que cette prédiction du second Isaïe s'est
faite chair et non pas les autres qu'escomptait l'orgueil
d'Israël. Le Jésus qui se présenta un jour comme le Christ,
l'oint du Seigneur des prophéties archaïques, s'est vraisem-
blablement attaché à réaliser en sa personne tous les traits
du type du sacrifié tracés par le second Esaïe. Et Targu-
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DIEU DANS L HOMME ET L HOMME DANS DIEU $^
mentatioQ qui semblait irrésistible à Bossuet s'écroulerait
par là même. Christ ne serait, comme le veuleat les rationa-
listes, que l'imposteur ou l'halluciné s'attrib'uant la prophé-
tie flottante et souffrant jusqu'à en mourir pour la joie para-
doxale de matérialiser une abstraction — si l'exégèse mau-
dite, celle des « livres rouges » proscrits par tant de catho-
liques cependant, ne barrait pas la route aux négations
tranchantes. Tout est vrai pqut-étre dans ce qu on nous a
conté de la vie terrestre du Christ, il a eu ses défaillances
comme le Pentateuque a ses incohérences, mais en Tun
comme en l'autre quelque chose de divin resplendit, au tra-
vers de toutes les misères. C'est l'Un dont la volonté mysté-
rieuse révèle une fois encore son essence en se baissant par
des moyens incompréhensibles pour nous, jusqu'àla faiblesse
de l'intellect qu'il nous a donné. Et plus d'un mystique — je
ne citerai que Kierkegaard — reconnaît à celte bassesse, à
cette absurdité de communications adoptée en toutes circons-
tances par le Très-Haut dans ses rapports avec nous, la
divinité, la marque de la vérité lumineuse dont le chrétien
prétend avoir le privilège.
La prophétie du second Isaïe s'élimine bientôt entre
celles sans nombre, plus ardentes et mieux accueillies de
tous, qui prononcent la gloire future du fils de David. Et c'est
pourquoi l'orgueil d'Israël repoussera le Messie souffrant,
attendra celui qui doit venir dans la splendeur des flam-
mes. On discute déjà sur son essence métaphysique, et les
Apocalypses qui se répandent de plus en plus cherchent à
fixer théoriquement la nature de cet être intermédiaire
entre l'Un et le Multiple, qui doit concilier dans sa subs-
tance l'inaccessibilité de Dieu, si fortement ancrée dans la
pensée judaïque, et la mission matérielle' dont il est investi.
Car Dieu, qui s'est abaissé une première fois à l'homme sur
le Sinaï, ne daigne pas cette fois tomber si bas, jusqu'à assu-
rer lui-même son règne sur la terre et le triomphe d'Israël
sur les autres races.
On voit dès lors la complexité des problèmes que soulève
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40 L UN ET L IMMUABLE
la christologie et qu'il est impossible de résoudre, ainsi que
les difficultés du Pentateuque, avec Texégèse rigoureuse-
ment catholique ou rigoureusement rationaliste. L'une
admet que Dieu parle par la voix de ses prophètes, et que
tout, dans la minutie des détails, s'est vérifié, quand il lui
plut de descendre une seconde fois vers les choses et que le
Verbe se fit chair. L'autre prétend que les prophètes, an-
nonçant le Messie à pleine voix, ne faisaient qu'obéir au cri
de l'immuable justice qui est en tous les cœurs. Us raison-
naient syllogistiquement si l'on peut dire: Tout est mal
ici bas — Or tout doit être bien — Donc tout sera bien. Et
les clameurs, de Thorizon farouche, appelaient à elles,
comme les misérables qui hurlent dans la nuit, le soleil
de justice, si lent à paraître. Il sera, proclamaient-ils, et il
fut, par la force même des désirs qui l'évoquaient.
Un homme vint, qui se donna tout à coup au milieu de
mille, pour celui qu'on attendait, et les preuves qu'il appor-
tait de sa mission, adaptées à la mentalité des gens de celte
époque — miracle ou possibilité d'interrompre la séquence
des phénomènes, martyre ou offre de verser son propre sang
pour justifier les idées que l'on profère — parurent con-
vaincantes à quelques-uns, quoique repoussées par la plu-
part. Les catholiques ne voient que l'élément divin et dédai
gnent l'humanité de la vie de Jésus, qu'ils transfigurent
d'un bout à l'autre. Les rationalistes ne veulent percevoir
que l'élément humain, et méconnaissent la divinité de cette
existence dont on cherchait, depuis le temps des Apocalypses,
la formule métaphysique et qui ira s'éclaircissant ou s'en-
ténébrant de plus en plus, selon le point de vue.
Or, les deux sortions, également tranchantes, passent à
côté de bien des possibilités. Plus près de la christologie
catholique est la doctrine qui fait du Christ un héros de
l'abstraction, le produit de ces énergies mystérieuses qui
mènent le cosmos et sont peut-être les décrets matérialisés
de la volonté de Dieu, pris pour le vrai absolu. Le Messie
sortit du chaos des prédictions, tel qu il devait être pour
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DIEU DANS L HOMME ET L HOMME DANS DIEU 41
l'époque où il parut, stade de cette vérité qui se déroule et
se formule en des christs successifs, expression delà multi-
plicité qui se noue dans TUn et presque aussitôt se dénoue
en vue de synthèses plus hautes... Plus près de la christolo-
gie rationaliste est la doctrine opposée qui nie ces énergies
sourdes d*où naissent les héros, tout le panthéisme fantas-
tique dont Hegel a donné le signal en histoire, et ne tient
compte que du concret, des individualités errantes ballottées
dans un perpétuel illogisme, en qui tremblotent en cer-
taines heures des lueurs étranges, venues peut-être de l'au-
delà. Et ces êtres entrent dans les formules que le hasard
— à moins que ce ne soit une volonté surnaturelle — fait
flotter dans les âmes, et leur vie réalise, sans qu'ils aient
eux-mêmes conscience de leurs actes, ce qui fut prophétisé
abstraitement par d'autres. Nul, et moins encore que tout
autre celui qui s'investit d'une mission, ne peut dire s'il l'a
reçue d'une voie surnaturelle, ou s'il la tient du caprice
de ses instincts ou encore des légendes qui peuplent son
milieu et veulent se concrétiser par lui...
L'orthodoxie a balayé ces doctrines troubles et a apporté
dans la résolution de l'énigme christologique le même esprit
de décision qu'à propos du Pentateuque. L'Église en effet a
sa raison d'être dans l'affirmation, sans réticences, de ce
qu'ont nié les rationalistes, la divinité du Christ, d'où la
concordance des deux Testaments fondée sur le dogme de
l'inerrance de la Bible. Elle n'est elle-même que la conti-
nuité de la parole divine, apportée par le Christ, et qu'elle
s'est arrogé le droit, en dépit des schismes innombrables,
d'interpréter par son magistère. La divinité de Jésus fait
éclater de toutes parts l'enveloppe d'humanité qu'il a prise
pour parler aux hommes, de même que le souffle, qui nous
communique son frisson d'un bout à l'autre du livre mer-
veilleux, fait évanouir la symbolique d'aberration dont Dieu
s'est revêtu à dessein, pour éclairer les primitifs à qui il
daignait descendre. Et c est pourquoi le catholicisme du
Vatican ne devrait pas, puisqu'il est le dépositaire du Verbe
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42 L UN ET L IMMUABLE
divin et qu'il en éclaire à son gré les mystères, excommu-
nier ses défenseur^ qui appuient un peu trop sur Thumanité
de rhomme dieu, après celle du livre-dieu, mais pour mieux
en faire ressortir Télément surnaturel, irréductible à toutes
les méthodes rationalistes.
Faiblesse de Thomme qui gémit et doute, dans Tagonie
de Gethsémani, incohérence du livre où s'enflent les chiffres
et mentent les légendes. Ou'™P^rte-t-il à la foi de les
avouer dans l'un comme dans l'autre, au lieu de s'obstiner
dans la thèse de Tinerrance absolue, qui choque le bon sens
le plus élémentaire? I>ieu s'est traduit une première fois
dans le livre, comme il lui a plu et comme i) convenait alors
à cette époque (1). Il s'est révélé une seconde fois, dans la
personne de son fils, ainsi qu'il Ta jugé bon, pourrait-on
dire de nouveau, et que les circonstances le permettaient
d'ailleurs. L'homme que fut le Christ a eu dans les heures
de prospérité des sursauts d'orgueil et dans celles de
détresse des appels désespérés à travers la nuit, et ses ad-
versaires les exploitent pour lui refuser le cachet divin, mais
l'argumentation rationaliste ne vaut pas mieux pour
l'homme que pour le livre. Dieu s'est communiqué à ^ses
créatures dans l'une et l'autre alliance, sous une forme qu'il
a humiliée à dessein. Son essence énigmatiquo, dévoilée
sans précautions, eût aveuglé les yeux frêles qui se fiaient
à lui...
En quoi consiste au juste la révélation nouvelle, apportée
aux hommes par le Messie, et en qui les chrétiens ont vu
l'alliance nouvelle, niée jusqu'au bout par les Juifs? 11 est
vraisemblable que cette fois l'Un a cessé de se dire le dieu
d'une seule race qu*il convient d'adorer sur la colline unique
de Sion. Les paroles qu'il prononce par la bouche du Fils
(1) Voir à ce propos les théories curieuses du P. Durand, du P. de
Hummelauer et de bien d'autres qui essaient présentement, dans le
peu de liberté que laisse l'encyclique Provideniissimus DeuSyde déga-
ger la vérité éternelle de la Bible de la mystérieuse gangue d'aberra-
tions qui la contient.
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DIEU DANS L HOMME ET L HOMME DANS DIEU 39
de rHomme, qui est aussi le Fils de Dieu, substance inter-
médiaire, mal éclairée encore, entre les deux principes con-
tradictoires, l'unité et la multiplicité, s'étendent bien au-
delà du cercle de la communion israélite, à Thumanité tout
entière. Les prophètes n'ont point menti, quand ils jetaient
leurs appels farouches dans la nuit et dans leurs prunelles
d'extase, voyaient tous les peuples de la terre affluer à
Tautel de Jéhovah. De là cet universalisme de la loi nou-
velle qui s'éclaire dans toutes les consciences, cette com-
munion où peuvent aspirer toutes les nations. Et les Juifs
s'aperçoivent avec terreur que s'ils reconnaissent pour l'Oint
du Seigneur, le roi vers lequel ils halètent depuis quatre
siècles, cet homme dont le geste panthéistique embrasse
le cosmos tout entier, ils ne seront plus le peuple élu.
Ajoutez à cela que le Christ a trop bien entendu la parole
profonde de Jérémie. Ce n'est pas une royauté d'or et de
gloire que la sienne. Il le dit lui-même : 'H BoKnXsla ii àfiY] oux
e<rrt Ix tou xocjxou toutou. Tels sont Ics termes mêmes dans les-
quels il affirme le caractère intemporel de sa mission. Et
Israël ne veut pas renoncer à son particularisme, et pas
davantage à ses espoirs de domination universelle. Oppri-
mé depuis tant de siècles, il ne veuf croire qu'au Messie
dont l'arrivée se fera dans les rafales et par qui les nations
seront bousculées et non pas à cet être doux et faible qui
étend les mains vers tous, vers le peuple élu comme vers
les Gentils, et par instants doute de lui-môme, de ce pouvoir
d'unification que Dieu a mis en lui. Car les textes impli-
quant que le Christ ait eu conscience de sa mission univer-
selle apparaissent tardivement dans les Évangiles (i).
Ceux de Matthieu et de Marc sont encore imprégnés de
particularisme juif... La prédication ne sort pas, dans la
(1) Ici encore comme pour le Pcntateuque, l'exégèse rationaliste a
institué une chronologie entre les matériaux qui sont entrés dans le
travail final de compilation, et l'exégèse catholique aurait mauvaise
grâce d'opposer à ces résultats, à peu près inattaquables, les néga-
tions absolues dont elle est coutumière.
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44 LUN ET L IMMUABLE
peasée du maître, de la Judée. Promesse est faite aux douze
apôtres de douze trônes dans le ciel, pour les douze tribus
d'Israël, Ce n*est que dans le troisième Evangile et dans les
Actes des Apôtres, sans doute à la suite des succès inespérés
de la parole nouvelle, qu'apparaît, nettement imposée aux
apôtres, la mission de répandre à travers les Gentils le
concept panthéistique de communion en un Dieu unique,
qui donne sa chair ^et son sang pour nourrir les hommes.
Christ est mort sur la croix pour tous, y compris les Gen-
tils. Il faut se hâter si Ton veut baptiser toutes les nations,
avant le retour du fils de l'Homme « sur les nuées ».
Ainsi, durant toute la période dite apostolique, Tabîme se
creusera de plus en plus entre Israël qui a crucifié le Messie
de souffrance et d'humiliation et s'enferme jalousement
dans l'alliance ancienne, faite pour lui seul, et les nations,
qui de plus en plus effacent toute distinction de races, com-
munient dans la chair sanglante de Jésus et concluent avec
Dieu cette alliance nouvelle qu'il lui a plu d'étendre au-delà
de son peuple élu. Baur, le premier peut-être, a étudié les
conditions humaines de cette propagande qui devait, profi-
tant de l'unification matérielle des Romains, conquérir
mystiquement à l'Un là multiplicité indéfinie des âmes. C'est
avec Paul seulement que le christianisme se fait décidément
anti-judaïque et quela scission est complète entre les croyants
de Tancienne et de la nouvelle Alliance. Alors seulement
Tespoir s'évanouit, chez les apôtres, de ramener à eux les
sectateurs de l'antique Loi.Jls les laissent donc s'enfonçant
dans leur erreur qui est devenue, par la mort du Messie,
un crime, et plus obstinés, à mesure quo l'ombre du Christ
crucifié s'efface de la terre, à ne voir la vérité que dans le
Livre et l'imposture dans l'Homme, qui s'est dit le fils de
Dieu., Ils vont aux nations, et quittent Sion, citéde com-
munion restreinte, pour la synthétique Rome qui sera le
siègs de l'unification nouvelle.
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DIEU DANS L HOMME ET L HOMME DANS DIEU 45
Dès lors, pour ceux qui ont en la foi, la parole de Dieu
va s'éclairer de jour en jour. Christ Ta dit: la révélation sera
intérieure. Plus de Dieu étincelant parmi les éclairs. Les
Juifs, attardés au concept d'une révélation extérieure, se
lasseront d'attendre le Messie de leur rêve qui darde la
foudre sur les ennemis d'Israël. Bientôt dispersés par la
violence, ils iront un peu partout traîner le remords d'avoir
méconnu la Vérité, quand elle leur apparut sous la figure si
douce du Christ. Un ensemble de dogmes est extrait de ces
discours sans nombre, semés par le Christ dans les âmes
de ses disciples. Et le souffle qui a abandonné le peuple
juif, désormais attaché à sa vieille et sèche loi, remplit ces
ajpôtres et leurs suivants immédiats. Le dogme ténébreux
encore, imprécis tant que le Christ a parlé, va prendre
avec ses successeurs, durant les premiers siècles, une
extension énorme, et bientôt l'Eglise se constitue, qui
s'attribuera pour mission de répartir aux fidèles la nourri-
ture de vérité, comme jadis Christ donnait sa chair et son
sang. Elle se réservera le dépôt des dogmes contenus dans
les Écritures, enrichi par la révélation des Pères après celle
des Apôtres. De siècle en siècle, aux heures où le doute
viendra sur quelques points assaillir les consciences, les
évoques se réuniront en concile, et ayant invoqué l'Esprit
saint qui ne cesse pas de souffler depuis que les nations ont
cru à Christ, ils rédigeront sous forme de symboles les
développements qu'a pris la pensée d'unification, primiti-
vement si trouble dans ses détails.
Mais des protestations ne tardent pas à s'élever. Ce mode
de révélation tout intérieur, qui ne s'enveloppe pas du
prestige des éclairs, est suspecté çà et là. La douceur surna-
turelle du Christ, attestée d'ailleurs par les miracles et le
martyre — ce dont on ne pourrait douter dans cette période
logique — a tenu lieu de la fantasmagorie d'orage à laquelle
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46 ' l'un et l'immuable
s'attachait la première révélation. Mais désormais la parole
de Dieu se manifeste par un élan des âmes soit isolées, soit
assemblées en concile. Et bien de ceux qui n'ont pas eu
part à Texaltation, et qui de sang-froid discutent les éclair-
cissements du dogme proposés — ou plutôt imposés par
l'Église, se cabreut et n'acceptent plus son magistère. Tels
les Juifs qui jalousement s'enferment dans la première
Alliance et méconnaissent la seconde Ceux-ci accueillent la
seconde, mais de toutes leurs forces repoussent ce mode
nouveau de communication que l'Église, constituée à la fin
de la période apostolique, prétend accaparer pour elle seule.
On sait en effet combien elle a fulminé contre les mystiques
qui osaient, sans son intermédiaire, aller d'un élan ineffa-
ble jusqu'à Dieu. Cette troisième révélation qui se peri3étue
jusqu'à nos jours, et dont le concile du Vatican a été la
dernière notification — le pape dès lors, proclamé infail-
lible, a mission de relier les créatures à l'Un créateur et
d'apporter ici bas sa parole — est niée, au long des siècles,
par une série de penseurs qui prendront au seizième siècle
seulement le nom de protestants, ou de réformés, l'éti-
quette importe peu...
La plus belle histoire du monde, jusqu'ici, se ramène à
l'action d'un livre, puis d'un homme. Les conditions
humaines élucidées, si piteuses qu'on les suppose, l'élément
divin persiste. Et les âmes religieuses ont toujours la res-
source de proclamer, quand le rationalisme met en lumière
la misère des moyens de Dieu : Dieu s'est humilié à dessein
pour communier avec nous qui sommes si bas. Mais voici
une façon nouvelle pour Dieu de transmettre aux créatures
le secret de son essence. Il souffle dans les êtres seuls qu'un
geste rituel, le sacrement, a investis de ce pouvoir. Et dès
lors, entre les croyants qui aspirent à lui de toute leur âme
et rUn, jadisépandu à tous par le livre-Dieu, par l'Homme-
Dieu, s'interposent des êtres mystérieux qui se disent
divins, continuateurs du Christ, et qui sont manifestement
des hommes par leurs misères et leurs ignominies. Et
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DIEU DANS L HOMME ET L HOMME DANS DIEU 47
cette divinité qu'ils s'attribuent ; ils se la passent de Tun à
l'autre par des cérémonies magiques...
Le protestantisme, au sens propre du mot, a éclaté seu-
lement au seizième siècle, ('est uue explosion de révolte des
âmes devant le commentaire, le formidable amoncellement
verbal qui avait recouvert, durant tout le moyen âge, le
texte évangélique où la seconde Alliance, et par suite Tes-
sence du dogme chrétien, étaient contenues dans toute leur
pureté. Le succès d'une telle rébellion contre le mystère de
rÉglise s'explique par la conception très particulière de la
vie qui prédomine à cette époque, dite de la Renaissance.
Au lieu de voir Tidéal en un perpétuel processus dirigé
vers ce qui n'est pas encore, dans le sens des finalités indis-
tinctes de l'avenir, le seizième siècle le voiten un retour brus-
que au passé, une purification, semble-t-il, de tout ce qu'une
période de folie a accumulé autour de la vérité primor-
diale, jusqu'à la faire disparaître. Et c'est la vie rétrospec-
tive qui hante alors les esprits les plus élevés, celui d'un
Ronsard comme celui d'un Calvin, tous déterminés à reve-
nir aux sources, à vivre de la seule vie véritable, celle
d'avant les aberrations du moyen âge.
Le protestantisme ainsi entendu est le dernier terme d'une
série de révoltes et de tous les noms souvent bizarres, qu'ont
pris dans les siècles les réformés avant la lettre, le plus jus-
tifié peut-être est celui de Cathares. C'est une xaôapatç en effet
que prétendent opérer ces âmes, inquiètes soudain devant
le développement mystérieux que les hommes donnent à la
parole primordiale du Christ. Elles sont en face d'une logi-
fication du cosmos garantie de double façon, d'abord par
l'accord merveilleux avec celle que l'Un lui-même fit con-
naître une première fois du haut du Sinaï, puis par les mi-
racles qu'accomplit sans discontinuer celui qui se dit investi
par l'Un pour révéler une seconde fois la bonne parole, et
parla mort dont il couronna sa mission, par ce martyre
jugé à l'époque la preuve par excellence, celle dont nul
n'a le droit de douter. Et voilà que cette logificatiou s'épais-
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" ^^^r
48 LUN ET L IMMUABLE
sit de métaphysique abstruse. De plus en plus s'enveloppent
de ténèbres et la nature de Dieu et les rapports de Dieu à
rhomme, de l'Un au Multiple, que le Christ avait révélés
avec une clarté éblouissante. Une Église se crée, excommu-
nie sans pitié tout ce qui ne pense pas comme elle et n'admet
pas jusqu'à la dernière minutie la dogmatique prodigieuse-
ment compliquée que les docteurs inspirés, affirme-t-elle,
lui ont lentement constituée. Et les Cathares, devenus au
seizième siècle les protestants, s'en tiennent à la seconde
révélation, tels les Juifs de jadis crispés à la première, et
rejettent tout le reste comme factice, misérablement humain.
Pour eux le souffle a cessé, du jour où l'âme du Christ a
quitté ce monde, dans un cri.
On voit dès lors la situation ambiguë du protestantisme
entre les deux forces qui le pressent el peu à peu l'éliminent,
le rationalisme et le catholicisme .. Le rationalisme nie
dans la constitution de l'Église, comme du dogme, fixé de
concile en concile, tout élément divin. Ainsi en faisait-il, au
temps de la première révélation, en décomposant sans pitié
le Pentateuque, au temps de la seconde, les Évangiles, en
niant dans Moïse ainsi que dans le Christ toute divinité* Le
rationalisme maintient sa tactique à l'égard de ce qu'on
pourrait nommer la troisième révélation, celle qui com-
mence à la période apostolique et continue sous nos yeux,
où le souffle de Dieu descend aux hommes, par intervalles
d'abord, à la constitution de chaque concile, puis, depuis
1870, sans intermittences, à travers l'unique personnalité du
Pape.
Il faut lire dans Mosîieim, par exemple, pour ne pas citer
les modernes, les dessous de cette révélation, afin d'enrichir
la plus belle histoire du monde. Les criailleries dogmatiques
étouffent déjà la voix du Christ mourant. On veut créer une
autorité, ce que nous appellerions de nos jours un critérium
de vérité et l'on institue en conséquence des assemblées déli-
bérantes qui n'ont d'abord qu'un caractère consultatif. Puis
le christianisme s'asseyant sur le trône impérial, les coilo-
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DIEU DANS L HOMMb ET L HOMME DANS DIEU 49
ques si coofus à Torigine se traDsIorment en conciles œcu-
méniques, convoqués par Tordre de l'Empereur et dont les
décisions, appuyées déjà par le pouvoir civil, auront force
de loi. Et Mosheim nous dit les misères de ces parlements
primitifs de TÉglise dont présentement l'autorité est révérée
à genoux par tous les catholiques. Pour ce qui est du con-
cile de Nicée par exemple, l'un des plus importants pour
riiistoire de l'élaboration du dogme, « Ton n'est pas d'accord
sur le temps et le lieu où il a été convoqué, sur le nombre
de ceux qui y assistaient, sur le nom de Tévéque qui prési-
dait ; aucun document authentique ne relate les décisions,
ou du moins on n'en possède aucun. » Agenouillez-vous
devant ces sables mouvants que sont tous les conciles! Les
décisions finales étaient prises, comme dans toute assem-
blée délibérante, à la majorité et Mosheim nous trace le
tableau des intrigues et des fourberies sans nombre qui se
passaient dans la coulisse. Menaces, promesses d'argent, tout
était employé par les meneurs pour arriver à leur but, la
prédominance, et les femmes de la cour byzantine se jouaient
là-dedans, de tout leur corps et de toute leur âme...
Nul droit n'était laissé à la minorité, souvent turbulente.
Elle en était quitte, quand elle se voyait outrageusement
battue, à se réunir en un second concile qui désavouait tout
ce qu'avait fait le premier, et sans lassitude intriguer, par
tous les procédés possibles de vénalité, pour que ses déci-
sions aient force de loi aux dépens des autres. Dans le
quatrième siècle seulement, nous apprend Mosheim, treize
conciles condamnèrent Tarianisme, quinze l'approuvèrent
et douze se déclarèrent pour les semi-ariens. Et les résolu-
tions ahurissantes de ces conciles, tous réunis sous le souffle
de Dieu suivant le dogme, furent le plus souvent obtenues
par les moyens les plus bizarres, considérés dans les men-
talités d'alors comme d'indiscutables preuves. Tout point
de doctrine, défendu par un nombre suffisant de martyrs,
par la confession des possédés ou par les miracles, était
tenu pour vrai et dèslors admis dans le dogme qui s'édifiait
GUIDE 4
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60 LUiy ET L IMMUABLE
ainsi par lant d'à-coups, de concile en concile. C'est ainsi
que saint Ambroise, dans sa dispute contre les ariens, pro-
duisit des possédés qui, au contact des reliques de certains
martyrs, se mirent à pousser de grands cris, en disant que
la doctrine du concile de Psieée touchant la Trinité était
vraie. Inutile d'ajouter que les ariens hurlèrent de dépit
contre ces témoins, étranges pour le moins, les accusant
d'être subornés, mais saint Ambroise, de par ses démo-
niaques, finit .par avoir gain de cause... Il ne faut s'étonner
de rien en un temps où l'ordalie commençait à devenir la
preuve essentielle, le critérium de vérité dans Tordre judi-
ciaire. 11 fallut arriver à la découverte des Pandectes de Jus-
tinien à Amalfi, en 1130, pour qu'une autre conception de la
preuve légale se répandit dans tes intelligences et que la
jurisprudence se réformât tout entière. Mais alors le dogme
était constitué à peu près dans son ensemble et immuable
comme il convient...
Ainsi s'exprime le rationalisme par la voix des historiens
qui appliquent à l'Église et à ses institutions les mêmes pro-
cédés de critique qu'à tous les autres organismes sociaux.
Le catholicisme n'est nullement ébranlé dans sa foi, par
l'étalage de tant de misères et d'aberrations. Dieu s'est hu-
milié à l'homme pour se faire connaître, une première fois
dans le livre dont rincohérence et les inexactitudes maté-
rielles sautent aux yeux, une seconde fois dans le Christ
dont la faiblesse à certaines heures est attestée par les
livres saints eux-mêmes. Voici maintenant qne son esprit
pénètre les docteurs, attachés à débrouiller son essence. Ils
s'assemblent en conciles et aussitôt les langues de feu
s'allument au-dessus de leur tête, le souffle les visite et le
décret final est celui que Dieu a voulu. Les moyens que les
hommes ainsi assemblés ont adoptés pour faire triompher
leur idée, les preuves qu'ils ont admises, échappent à nos
habitudes mentales. Mais le livre^ mais la vie du Christ s'y
dérobent de même par cet élément divin dont est imprégnée
si étraniçementleur part d'humanité et de misère. EtTÉgiise
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DIEU DANS L'^llOMMe ^T l'hOMME DANS DIBU 61
une fote de plus recette d'un geste dédaigneux la critique
de détail que prétend instituer le ratioAalisme. La vérité
dont elle a le dépôt est si puissante, affirme-t-eite du haut
du Vatican, le souffle qui émane perpétuellement de Dieu et
qu'elle répand dans le inonde, à la suite de Christ, est si
irrésistible, que toutes les e^tieanes de ia pauvre raison
humaine sont emportées sans retour, dès que la foi com-
mande...
On comprend dès lors l'embarras du protestantisme qui
s'est placé entr-e les deux affirmations contradictoires^
n'adffî^t qu'une part <1« la raison divine et une part aussi é%
la raison humaine. Sa doctrine, éternellement changeante — -
Bossuet a stigmatisé ce devenir incessant dans son Histoire
de€ Variations des égiises protestantes — est une eete mai
taillée entre le divinisme, qu'on arrête à un point donné,
variable d'ailleurs suivant les sectes, et le rationalisme,
admis sans réserva à partir de là . Jusqu'à telle limite dans
l'élaboration du dogme que l'Église affirme continue, le
souffle de Dieu a rempli réellement les docteurs, puis il
s'est tari. Et les cathares lou protestants, hantés de vie
rétrospective, font retour à la vérité première qu'ils situent
plus ou moins en arrière dans la série des développements
dogmatiques.
Je n'ai nullement TintentioM de suivre en détail par quels
à-coups farouches — sous les sursauts du souffle, s'il faut
en croire l'Église, sous les conditions de la folie humaine,
s'il faut ajouter foi au raticHialisme - s^est développé le
dogme de l'Unité rayonnante dans le cosmos, dont Bossuet,
«'inspirant des décrois du concile de Trente, nous a dit les
magnîiieenees. L'Un qui refusait encore de dire son nom à
Moïse, a rév'élé son essence qui est un prodige decomplioa-
>tion logistique, la Trinité. Il a dévoilé les liens mystiques
q«i l'attachent encore à ses créatures, mémo après la chute,
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62 LUN ET L IMMUABLE
et réglé les conditions de leur retour à lui. Et les problèmes
s'enchevêtrent au sujet des rapports de TUn et du Multiple,
de la possibilité que garde le multiple, le fini, de se mouvoir
au sein de la substance infinie qui Tunifie. Une science a
pris naissance, la théologie. Elle règle, conformément à la
tradition des conciles, chacune des difficultés que soulève
le dogme de TUnité cosmique.
Quelques mots cependant sur Télaboratiou du dogme
catholique sont nécessaires pour montrer à quel point le
protestantisme est gêné, dès qu'il veut dans cette formi-
dable végétation, dans cette forêt qui s'étend en tous les
sens, donner le coup de hache qui séparera le divin et
rhumain. En deçà, la parole de Dieu devant qui il faut se
prosterner. Au delà, Terreur des hommes quïl faut pour-
chasser et détruire sans pitié.
Le coup de hache est donné généralement au moment où
le christianisme s'organise en Eglise, où la foi, pourrait-on
dire, se fait intellectualiste et non plus immanente, comme
elle était dans la période apostolique. Ce n'est donc pas la
parole pure et simple de Jésus qu'admettent nos protestants
du seizième siècle et d'aujourd'hui encore, partisans du
retour aux textes primitifs. Les révélations apportées dans
les Évangiles' touchant la nature de Dieu et du Christ, lien
entre l'Un et le Multiple, sur la déchéance du Multiple et
son retour à l'Un parla communion, c'est-à-dire le salut,
sont jugées d'uneclarté insuffisante. Elles contiennent assuré-
ment le tout du dogme qu'il faut admettre, mais elles ont
besoin pour être comprises de l'élaboration qu'en a faite
l'apôtre Paul.
Et l'apôtre Paul a introduit dans l'enseignement du Christ,
tel qu'il nous est transmis dans les livres saints, deux idées
qui sont de lui, inspirées par le souffle, assurent toutefois
les protestants, tandis que rien de ce qui va suivre désor-
mais ne le sera... Qui nous le prouve, ô pauliniens ? Ou
bien le souffle mystérieux a fait gonfler le germe qui est
de venu le dogme catholique tout entier, celui que. l'on pro
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DIEU DANS L HOMME ET L HOMME PANS DIEU 63
clame au Vatican, ou bien il n'y a jamais eu d'inspiration
divine ni en Paul, ni en ceux qui lui ont succédé, et la phi-
losophie du christianisme, telle que Paul Ta élaborée est
chose humaine, donc discutable, au même titre que les
additions postérieures.
Quoi qu'il en soit, les deux idées de Paul, qui ont pour
objet d'expliquer le lien tragique de Thomme et de Dieu
laissé dans Tombre par le Christ, sont les suivantes. 11 y a,
au fond de toutes les individualités, un penchant inné et
perpétuel vers le mal, un péché qui les rend indignes aux
yeux de celui qui les a créées et leur enlève par là même
tout droit à Ti m mortalité. Et d'un autre côté, par le fait
de la venue du Christ au monde, de cet être mystérieux, la
première des créatures, que Dieu a destinée providentielle-
ment à mourir puis à revivre, devenant ainsi par sa résur-
rection le gage de la résurrection des autres hommes, il est
possible à ceux qui ont pris part à la communion, se sont
unis à Christ dans la foi et dansramour,de se justifier, c'est-
à-dire de remonter au ciel dont le péché originel les avait
exclus à jamais. Tel est le christianisme primitif auquel
s'attache une partie du protestantisme, la plus importante,
semble-t-il (1). Tout ce qui s'élaborera postérieurement à
Paul n'est plus que le résultat de misérables inventions
humaines. Dieu a cessé de parler aux hommes dès qu'il eut
révélé à Paul que le multiple était déchu de l'Un et que, par
l'intermédiaire mystique qu'il lui a envoyé, il peut de nou-
veau s'imprégner de la divinité perdue et faire retour à
l'Un.
Le catholicisme, plus conséquent, ne s'est pas arrêté à un
point précis de l'évolution dialectique qui dès lors emporte
irrésistiblement ledogme de l'Un et maintenant encore le lo-
gicisme qu'il a apporté au monde s'affirme inachevé, suscep-
tible de révélations nouvelles — quand l'Un le daignera. 11
est inutile, impossible d'ailleurs de tracer même à grandes
(1) Renouvier, Philosophie analytique de Vhistoire^ t. II.
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Bé V'vfi ET l'immuable
Ugoe» eeUe élaboration lanta^iqu^ que tant d'hérésies ont
détournée un instant dan» tous les setts êX qui se définit à
peu près dans la Sttmma theologica de saint Tkonias^ Le
dogme preud de plus en plus une forme intelléetu»llsle. La
notion de substance se répand et transforme les rapports
du Créateur et des créatures, de la chute et du r^our à
Dieu. Elle rend de plus en plus malaisée, pat sa gluante
nature, la coneiliation de ces deux contraires, FUn et lé
Multiple, que 1» Hellade avait un instant rèrée harmonieuse.
Tantôt r Unité s'épaissit et 6t6 toute possibilité de se mou-
voir au multiple, tantôt au contraire elle se dilué et les élé-
ments multiples, soudain libérés^ clament leur indépen-
dance: de part et d'autre hérésies, difficultés innombrables
que saint Thomas dans sa Somme^ faite de tant de choses
disparates, essaie de résoudre au mieux de tous, de TUn
comme du multiple, sans y parvenir bien souvent...
C'est à FEvangile johannique que commencent, suivant
l'Église réformée, les dépravations métaphysiques auxquel-
les elle se soustrait avec tant de violence. Les Synoptiques
représentent le Christ comme leurs auteurs semblent l'avoir
vu : une réalité vivaûtOy maii contenant cependant quelque
chose qui dérouté, dépassé la mentalité humaine. Il y a là^
pour ces voyants immédiats* un rapport unique de l'homme
à Dieu que nulle métaphysique ne peut encore définir. Paul
théorise déjà, essaie de tirer au clair ce que les discours de
la Syûopse laissent si trouble^ la nature profonde de ce
Christi Jean vient alors qui se charge de dogmatiser^
Dogmatiser feuUéire est un mot excessif pour le prétendu
pécheur galiléen* ce Jean mystérieux^ qui est venu ajouter
tant de ehoses à ce qu'enseignaient les apôtres, ses maîtres.
11 y a loin du Christ tel que le johannisme le connaît, tel
qu'il est formulé dans le Symbole des apôtres : je crois en
Dieu, le père tout^puissantetenJésus^Christ son fils unique.
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DIEU DANS L HOMME ET L HOMME DANS DIEU 55
avec celui du Symbole de Nicée, par exemple : Je crois à la
divinité du Christ. Un élément spéculatii s'introduit toute-
fois avec l'Évangile johannique par la notion du Verbe. Les
actes et les discours du Messie tendent déjà à revêtir une
signifieation plus haute qu'à la période purement aposto-
lique. Le lait est plus que réalité, devient symbole. La pa-
rabole — d'où Ton a fait parole, au sens profond du mot —
s'illumine d'un sens spirituel, plus vrai que l'apparence ver-
bale. L'énigmatique auteur de l'P^vangile johannique, le
quatrième et le plus profond, a donc perçu avec les catégo-
ries mystiques qu'il s'est créées ou que Dieu a mises en lui,
suivant qu'on adopte ou non le point de vue rationaliste, la
vie de Jésus que son récit transfigure eu égard à la Synopse.
Et le protestantisme s'ailole, déclarant que c'est de la
gnose — entendons par là le produit de la pensée humaine
s'exerçant sur ce que Dieu a révélé. Et le rationalisme, s'al-
taquant au problème johannique, s'eilorce de démontrer que
lé quatrième Évangile, artificiel au plus haut point, a été com-
posé d'après les Synoptiques et le principe des divergences,
mis en lumière par Strauss, triomphe. Rien de Dieu n'a
passé en lui... A cela l'exégèse catholique répond comme
toujours par des négations et, selon sa tactique coutumière,
détruit l'argumentation protestante aussi bien que rationa-
liste en distinguant les Évangiles corporels où l'histoire est
simple réalité, les discours simple vérité, et l'Évangile spi-
rituel. En cela elle ne fait d'ailleurs que suivre la tradition
des anciens Pères. Tout ce qu'affirme la Synopse est vrai ma-
tériellement et ce qu'ajoute l'Évangile johannique vrai spi-'
rituellement, Qu'ya-t-il d'étonnant à ce que le souffle ait fait
Ijer mer la semence première, puisque, par définition, la pa-
role du Christ n'est pas lettre morte et demeure éternelle-
ment féconde et vivante ?
La difficulté que Jean avait à résoudre pour ceux de son
ége que la réalité vivante du Christ et le rayonnement de
sa parole ne parvenaient plus à convaincre, était le dualisme
des deux- natures, la divine et l'humaine. Aussi voulant
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56 L UN ET L IMMUABLE
adapter à Christ la doctrine du Logos, cet étrange produit de
la philosophie judéo-alexandrine, ne manque-t-il pas d'in-
sister sur Texistence de son héros, en chair et en os; surtout
après la résurrection. Il se garde d*en faire Tétre de pure
métaphysique que Ton imagine suivant le symbole de
Nicée. Il entremêle et fond, autant qu'il lui est possible, les
deux éléments de l'Homme-Dieu, le matériel et le surnaturel.
Et le Verbe, quoi qu'on dise, est carac/^mZ/gue dansFÉvan.
gile johannique. Il peut fort bien, selon la constante asser-
tion du catholicisme, être le mode adopté par Dieu pour faire
comprendre son essence aux hommes, en tenant compte de
l'ambiance comme il le fit toujours. Les livres palestiniens
d'une part, la doctrine de Philon le Juif de l'autre, le sug-
gèrent à Jean, mais ce ne sont là que des matériaux frustes.
L'esprit qui souffle les transforme. Et le Verbe n'est ni le
Lo^os uniquement métaphysique du philosophe alexandrin,
ni le Messie uniquement anthropomorphique des Palesti-
niens. Il est lui-même Dieu, se révélant, affirme l'Église,
suivant les habitudes mentales de l'époque... En tout cas
Vincarnation, telle que la formule l'Évangile johannique,
appartient à un ordre nouveau de représentations et inau-
gure par le souffle de l'Esprit saint, déclare l'orthodoxie,
cette métaphysique substantialiste qui va régner en souve-
raine dans le dogme.
Les pensées flottaient, de la Hellade à la Palestine, sans
substrat matériel en quelque sorte, et l'on peut à peu près
dire de quels éléments s'est fait ce dogme de l'Incarnation,
tenu par l'exégèse catholique comme une révélation nou-
velle qui aurait éclairé la conscience de Jean. La Grèce y
eut beaucoup de part. Depuis l'école d'Élée, une tendance
se manifestait chez, ses penseurs à reculer de plus en plus
Dieu dans l'innommable, à le considérer comme l'Unité ab-
solue, supérieure à l'Être et à la connaissance, donc saisis-
sable aux prises de notre intellect par des hypostases seule-
ment. Il avait donc été possible de distinguer trois modes de
définition de l'essence divine:
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DIEU DANS L HOMME ET L HOMME DANS DIEU 57
i'' dans ses relations avec ]a pensée. Dieu prenait alors le
nom de Logos et était considéré comme le siège universel
des Idées.
2° et 3** dans ses rapports avec l'existence et Tordre qui
règne visiblement en Tunivers. L'action génératrice était
donc assignée à une seconde hypostase de ce Dieu, inconnu
en lui-môme, Be'oç dYvwTroç.. On n'en définissait pas en-
core le mode qui pouvait être indifféremment création ex
nihilo ou pénétration par rayonnement d'une matière téné-
breuse préexistante. A une troisième hypostase, appelée le
souffle ou l'Esprit, était réservé de vivifier la logification
cosmique encore inerte et d'en diriger les éléments suivant
les destinées qu'a instituées le Logos.
Les attributs divins n'étaient donc à Torigine que des
bypostases en l'air. Ils vont se concrétiser, mieux encore,
sortir du rêve, se métamorphoser en dieux secondaires, en
personnes^ intermédiaires de l'Un à ses créatures. Telle fut
semble-t-il, l'œuvre de Tétrange Philon le Juif qui fait du
Logos un dieu secondaire, premier-né du reflet de Dieu, avec
le rôle parfaitement défini déjà de révélateur, de prêtre et
de médiateur. Mais ce Logos quoique matériel déjà, ne
s'applique pas plus à quelque chose de réel et de vivant que
les hypostases précédentes. Tout cela n'est que le moule,
où Dieu, prêt à livrer aux pensées troubles des hommes une
part de son secret, va plier son essence surnaturelle mal-
léable à tous les symbolismes possibles...
Et des hantises de môme espèce peuplent en môme temps
l'âme d'Israël. Là aussi nous trouvons, peut-ôtre à la suite
des terreurs superstitieuses qui ne permettaient pas aux
Juifs de prononcer le nom trop haut de Jahvé, le dieu
agnoste, l'Inconnu des Inconnus, ïEnsop/i de la Cabale. Et
poser le principe agnostique est nécessairement, de quelque
façon qu'on y arrive, en faire découler les hypostases, c'est-à-
dire tirer de l'essence mystérieuse les définitions, accessibles
enfin à notre pensée. La Cabale, plus riche sur ce point que
le néoplatonisme, en compte dix qu'elle appelle les Sephiroih.
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58 L UN ET L IMMUABLE
Dieu, comme l'admet Texégèse catholique, a donc pu,
suivant le mode employé par lui à travers les âges pour se
révéler de mieux en mieux à ses créatures, user de cette
philosophie, courante, sembie-t-il, dans les pensées d'Israël
comme dans celle» de la Grèce. Ainsi dans la Genèse s'est-
il servi des légendes babyloniennes pour mettre à la portée
deThomme les dogmes essentiels de la création et de la
chute, par qui s'illuminent, dès la première révélation, les
rapports mystérieux de l'Un et du Multiple.
Déraèlex avec le rationalisme les origines purement hu-
maines du dogme de l'incarnation et s'imaginer qu'on a tout
expliqué par là est donc, suivant l'exégèse catholique, œuvre
vaine. Le Christ de la Synopse qui était encore, quoique dé-
fini, la première des créatures en vue de qui tout a été fait,un
homme et non un être raétaphysique^un mode de la nature de
Dieu, s'éclaire intérieurement, semble-t-il, et devient avec
l'Évangile johannique l'intermédiaire substantiel de TUn et
du Multiple. Il n'est plus uniquement l'homme prototype,
d'essence imprécise, principe, moyen et fin de la création
et du salut des êtres, qui restent néanmoins l'œuvre de Dieu.
L'action génératrice comme le rayonnement des pensées, est
dérobée à Dieu, de plus en plus inaccessible, attribuée au
Logos^ à ce Verbe qui s'est fait chair, suivant la formule
cabalistique que Jean s'est appropriée : — xaU Aoyoç càcÇ Iyêveto
— à ce fils de Dieu que l'amour des hommes, dès ce moment,
préfère à Dieu lui-même, trop haut et trop loin...
Le symbole des Apôtres, qui date du troisième siècle, rap-
porte encore au Père la création,ainsi que le symbole deNicée,
proclamé en l'an 325. Tous deux repoussent donc l'élément
nouveau introduit dans la définition de l'Un par l'Évangile
de Jean, mais un dogme nouveau s'élabore de plus en plus
sous l'influence du johannisme et le jour vient où le Fils est
décrété consubstantiel au Père, ce qui permet sans nulle con-
tradiction de lui abandonner presque entièremeut l'œuvre
de création, que les chrétiens primitifs^ attachés aux révé-
lations de la Genèse, gardaient pour Dieu seul. Bientôt d'ail-
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DIEU DANS l'homme CT l'hOMME DANS DIEU M
leuts une noiiTeHe hy postale, uoe de celles qui étaient si
bien eiî rair an temps de Pbilon le Juif, va sortir des nébu-
losités de l'abstraction, prendre corps, s'incarner à son
tour, r/cst TEsprit ou le Souffle qoiy l'œuvre de création ac-
complie, met en mouvement la masse, imprégnée Jus-
qu'alors de pensée merveilleuse, mais immuable, mieux
encore, inerte par elle seule. El mystérieusement cette per-
sotme nouvelle va se fondre aux deux autres, et le rapport
de Tun an multiple se complique une fois encore^ un inter-
médiaire de plus s'a}9ute entre les deux termes dont l'un
reculade plus en plus pour raQtre,jusqu'à devenir 1 Inconnu,
presque l'Inexistant. La nature divine, dualiste au début, se
fait trinitaire, et la consubstantialilé des trois personnes
devient un de ces mystères où l'Église catholique voit, dans
le fait même de la contradiction, la marque de l'éblouissante
vérité, et les réformés de tous les temps une des pires aber-
rations de l'humanité.
La pensée johannique, après quelques flottements inévi-
tables — étant donnée, affirment les tenants de la foi chré-
tienne, la forme volontairement trouble que Dieu a cons-
tamment donnée à ses révélations - aboutit donc à ce dogme
delà Trinité, garanti partons les conciles. Mais du même
germe jaillit une inquiétante végétation qui envahit le chris-
tianisme et menace de tout étouffer, sons sa poussée de folie,
la gnose et ses lianes gluantes contre laquelle l'Église, pen-
dant deux ou trois siècles, va se débattre.
Le souffle vous a quittés, disent les docteurs de la gnose.
Il est en nous maintenant et Dieu révèle en nos cœurs son
essence, bien plus compliquée que la pauvre Trinité con-
substantielle à laquelle vous vous êtes attachés. Et de l'Un
ineffable au multiple, entre lesquels l'orthodoxie n'admet
que deux intermédiaires^ mystérieusement reliés à l'un
comme à l'autre, Christ créateur et le Saint-Esprit, la gnose
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60 L UN ET L IMMUABLE
établit une série de degrés fantastiques qui sont autant
d'émanations de plus en plus affaiblies, on pourrait écrire
autant de déchéances de l'unité suprême agnoste. Si Ton
avait la patience de feuilleter les Philosophoumena (1), on
s'effarerait vraiment en voyant à quelle hauteur d'extrava-
gance a pu atteindre la gnose, depuis le jour où Simon le
magicien, antagoniste de l'apôtre Pierre, en pos^ la thèse
initiale, qui donne le monde à produire à une suite d'intelli-
gences ou de puissances, émanées à des états divers de l'Un
agnoste. On frémit, à parcourir l'innombrable série des
Œons et le récit de leurs aventures symboliques, à l'absur-
dité d'un salut, passant pour arriver à l'homme, par tant
d'intermédiaires I...
Souffle étrange qui paraît aux gnostiques venir de Dieu
et vient peut-être de ce principe ennemi queManès, dès
lors, ressuscitant le duel mythique, posait, en tant que ma-
tière ténébreuse, face à face avec l'Idée rayonnante ! Des
excommunications, obtenues par les procédés- que le ratio-
nalisme, à la suite de Mosheim, dénonce, chassent de la
pensée chrétienne les QEons et leur tourbe, et sans qu'il y
ait un doute possible, ce fut un bien pour notre pensée claire
et agile d'Occident. Mais l'origénisme presque aussitôt vient
l'étourdir de ses eaux nauséeuses, si bien que l'Église un ins-
tant semble hésiter et ne s'y reconnaissant plus, se demande
avec angoisse si le souffle de Dieu, qui depuis le johannisme
se joue à travers les individualités les plus disparates n'est
pas éteint dans l'Occident. L'Orient et ses folies d'émana-
tion passent en rafale et les têtes se courbent çà et là. Le
dogme un instant a manqué se fixer dans le sens origé-
niste.
Je n'essaierai même pas de dire ce qu'il y a d'infiltrations
orientales — dont la source première est peut-être dans
(1) Philosophoumena sive hœresium omnium confutatio, éd. Cruice
Imp. nat. 1888. L'ouvrage est attribué à Origène, mais il est plus vrai-
semblablement d'Hippolyte, martyr vers 240.
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DIEU DANS L*HOMME ET L*HOMME DANS DIEU 61
l'Inde — en cet étrange système du cosmos qui un instant
faillit être la vérité chrétienne... A chaque instant l'Orient
semble se ruer à la conquête de la pensée occidentale, en-
gloutir dans les vagues de panthéisme Tindividuation qui a
tant de peine à se dégager, même appuyée par TÉglise. Les
étreintes de TUn essaient, par intermittences, d'annihiler le
jeu libre du multiple. L'âme des philosophies orientales,
hantées de monstrueuses unifications, a manqué à plusieurs
reprises de submerger le peu de liberté que l'Occident
maintient à tout prix dans le multiple, en face de l'Un.
L'Église a longtemps tenu tête, et c'est elle encore qui au
dernier assaut des ondes, avec Schopenhauer, a barré de
sa foi constante en l'individuation la pensée panthéîs-
tique...
Et c'est pourquoi, après de longues vacillations, l'Eglise
s'est arrêtée immuablement dans sa conception de l'Un et
du multiple, telle que l'Evangile johannique, aggravé de
substantialisme, Tavait définie. Et elle a anathématisé les
troublantes innovations de l'origénisme qui ne venaient pas
de Dieu, mais de l'âme exécrable soufflant de l'Orient. Ori-
gène nous dit : Dans Funité du Logos, des êtres immatériels
se forment, une multiplicité d'aberration et de vertige qui
bientôt, lasse de la contemplation divine, tombe et va, à des
degrés divers dans la chute, s'enchaîner en des corps. Un
seul de ces êtres, primitivement semblables, est resté pur.
C'est Christ, qui, pris de pitié, s'incarne en des formes sans
nombre pour le salut, c'est-à-dire le retour à l'Un, des créa-
tures déchues. Et l'œuvre de rédemption achevée, le multi-
ple, ramené à l'Un d'où sa folie l'a fait descendre, s'y fond
à jamais, perdant dans son essence panthéistique l'in-
dividuation qui un instant l'avait constitué, indépendant et
même rebelle devant son Dieu. Or Christ qui n'est rien de
plus que les autres — il a seul pu rester pur, mais sa nature
d'individualité ne diffère en rien des créatures déchues —
est, au moment du retour, semblable à tous et s'anéantit
comme tous dans l'Un ineffable, à l'heure du jugement der-
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62 LriV ET LIMMUA.BLE
nier où tous leseorpe et toutes ks âmes aussi s'effaoent dans
le krnnidable oubli de la Substance...
Coatre ce réye omiUal de quiétisme et de finale absorption,
qui est le fond du gnoeticisme comme de rorigénisme,
rÉgli«e s'érige donc et défead la cause de Ténergie indivi-
duelle, exalte i'efiort qui nous élève à Dieu, au lieu d'en
attecbdre le salut par une multiplicité d'(£ooâ ou de Christs
incarnés dont la pensée claire s'eflarosiche... Un illuminé se
relève alors, qui apporte à i'Eglise, menacée de tooe côtés
par le démon de l'abstraction, la vision matérialiste poussée
d'ailleurs jiMqu'À l'excès. C'est un Afriieain au œrvean de
lumière et dejoeiteté eonerète,Tertuliieii,,'qMi se jette dans la
mêlée m le dogme clair, celui du johannisme, risque de
succomber sous les fuligineux produits de la pensée abstraite-
Il a en face de lui les philosopbieeémanatistes où l'on a
cessé de t)air, comme aux premiers tempe, la {ania!saagorie
des irroeessions et des desceoites, des générations et des iu*
cairnations, ou tout ce matéria-lisime s'jâst dilué en visioas
flottantes. Il recrée la vision primitive!, antlu^pomorphique^
du christianisme et pourchaese la :gno8e et l'origénifflae qui
la siAit de près. Matérialité et epiriitttalité s'entresiéletiat à ses
yeuK^ de la^on originale. Dieu tui-méme est c(»rp&» parce
que l'esprit, pOiurTertulUeû, est uneorps.Il le dote dlorgafiea
sensibles. Kotre vovyant n'a cure des difficultés que le génie
de l'absU-aetiofli sKMaJiève à ebac^ae 4e ses formules - Le
dogme, telrque la révélation jobanniqiae l'a i«Lstitiuéi ittéme
sous la (orme substantialiste «que les déreloppemeute de la
foi GbrétieiwieKMit apportée, lui paraît d'une vérité ioiiîonies-
table. JLes ye-ux de chair qui l'illuminent voieiat ainsi Je
Christ et te font voir aux a^utres.. Vaiaement la raisott^ cette
pauvre ciose que rfiglise, daes son respect de l'iodividuSi-
tioft, tolèive surtioui parce qu'elle esl unrayon, si itr^wbJe ^t-
il,dd celle de Dieu, la raisoiaL iqiiai aimagiaélagn:^t\|rote6ite.
TerbiUien voit et >cela lui si^fât, et toute la secAe é^» i9.onta-
nistôs voit à sa suiie. ti fait de Tilfogisjne, c'est^-dire 4e
rinoomitf*^ension humaine, la marque révélairioe de la
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DIEU DANS L^HOMME ET L HOMME DANS DIKU 63
divinité, de la logique sumatareHe dont il a réblouissemeot,
la sensation palpable en quelque sorte par la foî : Credo
quia ineptum, certum quia impossibiit ! (1) Et l'Église, forte de
cette parole ardente qui la ramène aux premiers âges, au
temps où l'on voyait corporellement le Christ, où renseigne-
ment qu'il apportait, quoique incompris, pénétrait les âmes
et les emplissait de joie sainte, balaye défmitivement la
gnose et raffermit ses dogmes selon la pure tradition johaa-
nique.
La méthode d'immanence, abandonnée depuis la période
apostolîque,a donc repris quelque force avec Montanns et ses
disciples, y compris Tertullien, et a même permis à TÉglise
de se débarrasser de tout ce que les exoès de i'inteilectua-
lisme avaient introduit dans ses dogmes, avec la gnose. Un
instant le voyant qu'exaspère le soleil d'Afrique, reconstitue
Tanthropomorphisme du début et oela suffit pour que le gnos-
ticisme soit en déroute.
Mais la philosophie des substances a tôt fait de ressaisir les
âmes et voici de nouveau la querelle des monarchiens et
des patripassîens, que le synode d'Antioche en 269 résout,
en condamnant à la fois les uns et les autres, et les monar-
chiens qui distinguent d'une part Dieu et son Logos formant
uae personne unique et d'autre part, Jéeus, homme mysté-
rieusement uni au Logos divin, demi^dieu en quelque sorte,
et ies patripassiens qui au contraire admettent la consubs-
tantialité, ^{fcoowio, du Père et du Fils, le Fils comprenant ici
le Logos en Dieu et le Logos incarsié que distinguaient leurs
adrersaires... Et Arius se présente qui essaie un compromis
entre patripassiens et monarchiens, ne veut rien toucher à
rélév^tiou céleste du Christ, à son caractère de Dieu et
non pas seulement dedemi^dieu, mais d'autre part rien non
(1) ùt lùrglMiboê velandk^ I.
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64 LUN ET L IMMUABLE
plus à Tunité et l'indivisibilité du Très-Haut. Il s'agit comme
on le voit du mystère que Tertullien refusait de soumettre
à la raison et qu'il voyait résolu par sa foi vivante : Dieu
dans son rapport avec Dieu, pourrait-on dire. Une relation
s'établit nécessairement au sein de l'Un entre la première et
la seconde personne —il n'est pas encore question delà troi-
sième — avant l'incarnation. Laquelle? Arius, sur ce point
professe que le Fils a existé avant le temps, dans le dessein
et par la volonté du Père, qu'il a été non pas engendré mais
créé, quoique avant le monde, créé de rien et créature de
Dieu parfaite. Cela fait, Dieu..a remis entre ses mains toutes
choses, y compris le pouvoir de créer lui-même, ce qui est
conforme à la tradition johannique. On peut donc l'appeler
Dieu à son tour, quoiqu'il en soit distinct originellement.
Et patripassiens et monarchiens sont réconciliés... Malheu-
reusement pour Arius, le concile de Nicée en 325, usant des
procédés que Mosheim nous révèle, institue contre lui le
dogme de la consubstantialité et de la co-éternité des deux
personnes, celle de l'Esprit-Saint étant une fois encore laissée
dans l'ombre. Et les livres d'Arius sont condamnés au feu,
les évéques qui le suivent exilés de par la volonté toute
puissante de Constantin.
L'inextricable problème sur le rapport des deux personnes
en Dieu étant ainsi résolu par le concile de Nicée, une diffi-
culté nouvelle soulève des controverses sans fin à propos du
mode de l'incarnation et des rapports de Dieu et de l'homme
dans la seconde personne incarnée. Nestorius, patriarche de
Constantinople, prétend que les deux natures, l'humaine et
la divine, sont liées de telle sorte que la supérieure ou divine
commande à l'inférieure qui est le Jésus homme, né de Marie.
De là résulte qu'on blasphème en donnant à Marie le nom de
mère de Dieu. Tout au plus peut-elle être dite la mère de
l'humanité du Christ, humanité aussi distincte de la divinité
que l'est un temple du Dieu qu'on y adore. Cyrille, patriar-
che d'Alexandrie, imprégné du culte de l'antique Isis, prend
en main la défense de Marie. Il trouve moyen de combiner
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k?
DIEU DANS L HOMME ET L HOMME DANS DIEU 65
dans ses formules les deux natures de façon à constituer une
unité physique de riiomme et de Dieu, et réussit à faire pré-
valoir son opinion au concile d*Ephëse (431), un des plus
tumultueux de ceux que Thistoire religieuse enregistre.
Nestorius ainsi condamné, chassé du siège de Gonstanti-
nople et exilé dans une oasis d*Égypte où il agonise durant
de longues années, voici Eulychès qui, lui, va plus loin
encore, repousse le mélange dont parle Cyrille, soutient
qu'une seule nature subsiste en Jésus, la divine, que celle-ci
a absorbé l'autre dans Tacte de Tlncarnation. Christ n'est
nullement homme, il est le Logos. Le concile deChalcédoine
(451) lance Tanathëme à Eutychès aussi bien qu a Nestorius,
et les sectes, désormais hérétiques, se répandent sur les
bords de FEuphrate et fondent au plus lointain de l'Asie
rÉglise chaldéenne/11 serait trop long de dire ce que devint
la pensée nestorienne en Syrie, dans Tlnde, en Barbarie et
jusqu'en Chine. Mais dans tout TOrient orthodoxe, le pa-
triarche d'Alexandrie triompha hautement, et Marie, mère
de Dieu, fut si bien exaltée qu'Isis, un instant, put croire son
règne revenu.
Durant le même temps, dans le christianisme occidental
qui relevait du siège de Rome, Tintellectualisme ne sévissait
pas moins. La question change toutefois. On ne discute pas
sur les rapports de l'homme et de Dieu dans le Christ, où
rOrient s'exaspère et se déchire en sectes féroces, mais sur
ceux plus angoissants à notre point de vue d'humains, de
la créature elle-même et du Créateur, par l'intermédiaire du
Christ. Ainsi se transforme avec les temps le vieux problème
métaphysique de la conciliation de l'Un et du Multiple. Et
c'est, dans cet ordre nouveau de spéculations, la lutte de
l'augustinianisme et du pelagianisme où se pose pour la
première fois aux consciences l'énigme de la liberté ou de la
fatalité . La bataille a lieu autour du mot de Paul dont on
convient : in Deo vivimus. Mais à quel degré l'individuation
a-t-elle vraiment, devant Dieu qui l'enveloppe de toutes parts,
la disposition de ce libre arbitre qu'elle considère comme
CHIDE. 5
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«G LUN ET L IMMUABLE
son bien le plus précieux, que TÉglise jusqulci a défendu
contre toutes les entreprises d'absorption du panthéisme ?
Pelage appuie sur les droits du Créateur, Augustin sur ceux
de la créature, mais presque aussitôt, pris de scrupule, au
spectacle des aberrations possibles du Multiple, délié de
rUn, il institue ce prédéterminisme qui dès lors ne cessera
plus d'angoisser les âmes, et sa parole est suivie par Tor-
thodoxie... Toutes ces discussions qui s'ébauchent à peine
vont prendre bientôt, elles aussi, avec la scolastique, une
forme substantialiste.
Tandis que rOccident et l'Orient ergotent sur les rapports
de l'Un et du Multiple, si compliqués par le fait de l'intro-
duction de Christ entre les deux termes contradictoires, un
protestantisme violemment négateur renverse tous ces pro-
duits de rintellectualisme. C'est l'Islam qui lève, contre les
affirmations embrouillées de tant de conciles, son étendard
et dont le souffle redouté va balayer en quelques heures ce
que les siècles ont ajouté à la révélation primordiale, celle du
Dieu-Un devant lequel le Multiple n'a qu'à plier les genoux
et à courber le front, sans raisonner. 11 n'est pas vrai, pro-
clame rislam, queleDieu unique ait conclu avec Thumanité
lin second pacte, distinct de celui qu'il scella jadis dans les
mains d'Ibrahim, l'ami de Dieu, l'Abraham des Israélites. Il
n'est pas vrai que son esprit emplisse ces Docteurs qui se
réclament de lui pour imposer les créations misérables de leur
cerveau comme si elles étaient les vraies paroles de Dieu.
L'Un est trop haut pour ainsi s'humilier et le Verbe qu'il a
prononcé une première fois est définitif , absolu. Tout ce qui
est venu par la suite, rêves messianiques des prophètes juifs,
propagande rayonnante de Jésus, fils de Marie, accepté
comme Messie parles uns, repoussé par les autres, additions
dogmatiques que les conciles ont consacrées sous forme^ in-
tellectuelle, tout s'efface et s'emporte sous l'impitoyable ra-
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DIEU DANS L HOMME ET L HOMME DANS DIEU 67
fale de cette Réforme. Lésâmes, en un recul soudain de mille
ans, reviennent au temps du patriarche Abraham, et frémis-
sent en reconnaissant la voix de Dieu qui retentit par la
bouche de l'illettré Mohammed et qui, matérialisée, comme
jadis se fait livre^ Coran, et par là même se donne à tous
comme nourriture.
On a cherché les antécédents de Tlslamisme chez les nes-
toriens. Le patriarche de Constantinople, que le triomphe
de Cyrille avait exilé dans les déserts d'Egypte, y était mort
disaient ses adversaires, la langue rongée par les vers et il
n'avait fait que passer des sables ardents à la flamme éter-
nelle d'enfer, sans grand changement, semble-t-il. Mais
Fesprit nestorien avait envahi l'Orient tout entier, et la ma-
riolâtrie, imposée par Cyrille, cette superstition renouvelée
des croyances Isiaques, soulevait d'horreur les âmes que la
terreur du Très-Haut peuplait seule. Non, il n'était pas pos-
sible que rUn inefiable eût choisi le sein d'une créature de
chairpour descendre jusqu'à l'humanité — avec ses faiblesses.
Tout rOrient où la femme, l'éternelle méprisée, est con-
tenue sans pitié dans le harem, se hérissait devant une exal-
tation si audacieuse. Et, quoi qu'en pensât Cyrille, et aussi
la sœur de l'empereur byzantin qui avait joué un si grand
rôle au concile d'Ephèse et mystérieusement corrompue par
de l'or, était devenue sur terre Valliée delà Vierge sainte du
Ciel, c'était blasphémer que de nommer Marie mère de Dieu.
Christ, né de ses entrailles, fut un homme et rien de plus.
Il sentit, comme Mahomet plus tard, le frisson du Tout-
Puissant passer dans ses cheveux, mais la conception de sa
double nature telle que Cyrille la définit, à la fois divine et
humaine, est un attentat aux droits de DieU: L'Un est dé-
taché du multiple^ et sauf quelques prophètes privilégiés qui
de très loin perçoivent ses paroles et les redisent aux
hommes, en frémissant, nul n'a pu et ne peut se dire, pas
même Mahomet^ l'intermédiaire du Créateur et des créa-
tures.
Pour justifier les origines nestoriennes de l'Islam, on
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68 LUN ET L IMMUABLE
évoque le séjour qu'aurait fait Mahomet, en 581, à l'âge de
douze ans, dans le couvent de Bosrah, petite ville de la
Syrie située au Sud de Damas. Il y serait venu avec une
caravane de chameaux que conduisait son oncle, Abou-Taleb
et l'un des moines, Bahirah, s'éprenant des grands yeux de
Tenfant déjà ouverts au mystère, l'aurait instruit, selon la
tradition de Nestorius, dans la haine de la mariolâtrie et de
toutes les misères humaines que la pensée paga/iisante de
Cyrille prêtait à Dieu, sous la forme de son fils. La chose
est possible, toutefois l'Islam eût pu naître à n'importe quel
moment de cette élaboration intellectualiste du dogme dont
je cherche à tracer les grandes lignes. Il est Texpansion
violente du génie monothéiste de la race de Sem. Israël eut,
bien avant Ismaël, la hantise de l'Un à qui la terre entière
doit être soumise. Mais les Empires qui le pressaient de
toutes parts, ces unifications formidables qui obstruaient le
développement de son fanatisme, empêchèrent la guerre
sainte à laquelle aspiraient tous les cœurs. Et Christ vint qui
rayonna seulement sur les âmes, unifia à force de douceur,
mais Israël attendait si bien autre chose qu'il crut, en le
voyant, à un faux Messie. C'est dans Ismaël que l'idée de
rUn put, vers le sixième siècle, profitant de l'ébranlement
qu'avait causé dans tout l'Orient Chosroës, se déchaîner à
travers les peuples enfin disloqués. Et Héraclius, représen-
tant de l'unification romaine et byzantine, à laquelle s'était
fonducpeu à peu l'unification chrétienne, si distincted'abord'
ne put résister malgré son génie. La pensée nestorienne que
Bahirah sans doute enseigna à Mahomet tout enfant est
pour bien peu de chose dans l'explosion soudaine de l'Islam.
L'idée d'un Dieu absolu qui avait si longtemps sommeillé
parmi les tribus frénétiques, errantes dans le désert, se ré-
veilla soudain dès qu'il y eut quelque cohésion entre elles,
à la voie de Mahomet. Et comme les empires n'étaient pas
là pour faire obstacle, elle se répandit par le massacre et la
réduction, bon gré mal gré, de tout le multiple à sa loi toute
puissante. C'était fatal, puisque le multiple se dissociait
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DIEU DANS L HOMME ET L. HOMME DANS DIEU 69
autour d'elle et n'opposait pas de résistance à sa lorce sou-
veraine d'expansion.
Llslam est do;ic le protestantisme le plus logique, celui
qui donne le coup de liache non pas à tel endroit, choisi de
façon plus ou moins arbitraire, mais au point précis où les
surgeons ont commencé à poindre sur le tronc mystique.
Mahomet retourne à Ibrahim, dont il est parlé dans les vieux
livres inspirés, et à qui Dieu parle bien en face, lui imposant
d'une voix farouche le sacrifice de son fils. Tout ce que
l'homme a greilé là-dessus de sa propre invention doit être
rejeté. Dieu n'a pu s'abaisser jusqu'à devenir chair et os,
instituer en quelque sorte un moyen terme entre l'Un et le
Multiple et rendre plus intelligible la conciliation de ces
deux choses contradictoires, au point de vue de la pensée
humaine. Il règne, inaccessible, au ciel le plus haut et les
hommes sont tous devant lui, le front courbé comme au
temps d'Abraham, prêts à renier leur volonté individuelle, à
se sacrifier en leur propre fils si l'Eternel l'ordonne.
De là le nom de musulman, mouslim , c'est-à-dire livré à
Dieu, que tous les fidèles de cette Réforme prennent comme
un titre d'orgueil. L'obéissance à l'Un est le premier des
devoirs du Multiple, on pourrait écrire l'unique. De l'un à
l'autre, pas d'absorption panthéistique, comme tant de
sectes, détachées tour à tour du catholicisme, l'ont rêvé. Pas
même un intermédiaire. Christ ou TÉglise qui lui succéda,
héritant de son pouvoir mystérieux et s'interposant grâce
aux sacrements, entre Dieu et les fidèles. La relation de
rUn et du Multiple que le christianisme semble avoir com-
pliqué à plaisir est pour Tlslam la plus simple possible. Il
y a des anges qui vont et viennent, messagers de la parole
divine, car Mahomet a emprunté au mazdéisme une angé-
lologie assez embrouillée. Mais le plus souvent la communi-
cation est directe et immédiate, se fait par une vision ou un
songe qui exclut tout intermédiaire. Pas de lien substantiel
du Créateur et des créatures, pas de Christ qui tienne à
l'un et aux autres par sa double nature. Dieu commaadei
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70 l'un et l'immuablf
et les êtres en qui a passé la voix farouche, doivent obéir
sur rheurç sous peine de la plus formidable expiation.
Pas de prédéterminisme comme chez les chrétiens qui,
malgré eux, soumettent Dieu à une Raison plus haute que
lui-même. Dieu est supérieur à toute Raison, et la série de
ses décrets énigmatiques constitue l'histoire du monde :
nulle loi ne peut la réduire. L'Un est bien l'indicible de
toutes les philosophies orientales. Il écrase du mystère de
son essence l'humanité qui rampe à ses pieds. Les fidèles
doivent lui obéir aveuglément, s'il lui plaît, comipeun pro-
phète l'affirme, de les lancer à travers les races pour ré-
pandre sa loi jusqu'aux limites de Tunivers...
Ainsi s'est constituée sur la plus grande partie du monde
oriental, et prête à dénouer, sur un signe du ciel, les résis-
tances de l'Occident, cette unification islamique, basse et
immense, d'autant plus terrible que les principes sur les-
quels elle s'appuie s'adressent au strict minimum d'intelli-
gence, à des mentalités de primitif. Dieu n'est pas dans
l'homme ni l'homme dans Dieu, ainsi que le prétend le
christianisme, porteur d'espérances sublimes. Dieu est au-
dessus de l'homme, le fil substantiel de l'un à l'autre est
rompu, si jamais il exista,
Pendant ce temps, l'unification chrétienne, battue en
brèche, cherche une ville où elle prendra en quelque sorte
un point d'appui matériel. Ainsi les Juifs ont-ils adoré l'Un
sur la colliae de Sion. La pensée de l'Islam rayonue main-
tenant de la Mekkequi vit le sacrifice d'Abraham, où sur les
fondements du temple érigé par le premier croyant Adam,
le vieux patriarche, reco a naissant à Dieu d'avoir arrêté son
bras, édifia la Caaba qui subsiste encore. Le christianisme
est saisi à son tour du mysticisme de la cité sainte et après
quelques oscillations, flottant d'abord entre Alexandrie et
Coustantinople, il délaisse enfin l'Orient et fait de Rome la
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Ib.
DIEU DANS L*HOMME ET L HOMME DANS DIEU 71
terre d'élection où désormais Dieu descendra pour parler
aux hommes. Et de ce choix va naître le grand schisme qui
coupera en deux Tunification catholique, ce corps immense
ensanglanté de toutes parts par les coups deTIslam. L'Orient
qui a Torgueil de ses conciles innombrables où s'est peu à
peu fixée Tintelligibilité de Dieu, refusera de croire que le
Créateur puisse se faire entendre dans la ville occidentale
dont il s'est détourné et qu'il a livrée aux barbares. Pour
lui, le souffle de Dieu s'éteint à la minute précise où Rome
est choisie, entre toutes les cités, pour être la capitale de la
chrétienté. Et le christianisme oriental, depuis Photius,
oppose à toutes les définitions dogmatiques, arrêtées dès
lors dans les conciles romains, Tincrédulité des Juifs d'au-
trefois, attachés à leur ancienne alliance et niant le tout de
la nouvelle.
On sait comment le schisme s'est fait à propos de l'Esprit
saint, cette troisième personne de la Trinité dont le souffle
tarda tant à révéler, de façon incontestable, la nature. La
seconde personne offrait cet avantage de pouvoir être mode-
lée, pour l'imagination du moins, sur le Christ dont les
traits vivants n'étaient pas encore effacés de la mémoire des
hommes. Mais sous quel aspect se représenter l'agent mys-
térieux qui siège en Dieu et descend à chaque instant pour
agir sur les âmes? On se contentait de symboles, on voyait
l'Esprit saint sous forme de colombe, ou mieux encore de
langues de feu qui s'érigeaient soudain sur les fronts inspi-
rés. Beaucoup croyaient qu'il s'incarnerait à la façon de
Christ et plus d'une âme attendait leParaclet, pour qui tant
d'illuminés se donnèrent sans être crus, à la suite de Maijiès.
Quoi qu'il en soit, le symbole de Nicée se tait sur son
compte, ne sachant comment le définir, puis les conciles
qui se proposent de compléter l'œuvre de Nicée lui donnent
quelques titres honorifiques et déclarent qu'il procède de
Dieu, mais sans entrer plus avant dans la détermination de
son essence. Il y a dans le dogme une lacune que nulle
révélation n'a comblée, et tout à coup TÉglise latine décide
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72 LUN ET L IMMUABLE
que l'Esprit saint procède aussi du Fils, et que dans la Tri-
nité, il doit avoir le même rapport avec le Fils engendré
qu'avec le Père inengendré. Tel est désormais le dogme
auquel il faudra croire, sous peine d'être chassé de la com-
munion chrétienne. Et rOrient s'insurge contre la préten-
tion de Rome à résoudre ce point laissé ténébreux par Dieu,
et à la suite du vieillard Photius, déclare que désormais il
aura ses cadres ecclésiastiques et aussi ses rites indépen-
dants. Et Rome, en qui la logique de TUn continue à se
développer, ne sera plus entendue de l'autre moitié chré-
tienne qui ferme ses oreilles à toute révélation nouvelle et
n'admet immuablement que la parole des sept premiers
conciles^ ceux qu'elle a abrités dans ses cités, donc les seuls
valables.
Rome a fait tout au monde pour ramener les égarés, mais
jusqu'ici l'Église grecque a persisté dans son isolement,
repoussant tout ce que Dieu a dit aux hommes du haut de
la colline du Vatican. La plus belle histoire du monde semble
d'ailleurs, au point où elle en est arrivée, perdre de son inté-
rêt, parce que de moins en moins la voix surnaturelle reten-
tit, et les fidèles, défiants de toule nouveauté trop brusque,
attachés aux paroles d'autrefois, essaient avec la lumière
tremblotante que dès lors on nomme raison, de mettre
quelque ordre dans cette masse de révélations ténébreuses
et surtout intermittentes. El les doutes naissent avec les
Sic et Non que l'audace d'Abélard institue. On met face à
face, au sujet de chaque point du dogme, les affirmations
souvent dissemblables des Pères de l'Église dont l'autorité,
à titre égal, est reconnue de tous. Qui suivre dans le laby-
rinthe de ces contradictions ? La parole de Dieu est absolue.
Un texte scripturaire, à deux reprises, celui de l'ancienne et
celui de la nouvelle Alliance, nous la donne, intégrale, et
nul n*oserait encore à ce propos élever le moindre soupçon*
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1^-
DIEU DANS L HOMME ET L HOMME DANS DIEU 73
Mais si absolue qu'elle soit, elle demeure trouble, et la raison
de rhomme, si imprudemment tolérée par l'Église, — n'a-
t-elle pas condamné l'hérésie eutychienne qui n'hésitait pas
à écraser, dans le conflit des deux natures/ l'humaine au
profit de la divine ? — va, faute de mieux, s'adonner avec
une joie barbare à un travail d'éclaircissement^ jusqu'à ce
que le texte ait disparu sous le flot toujours montant du
commentaire.
Les Sic et Non ouvrent donc la voie aux Summœ theologicœ,
beaucoup plus orthodoxes en général. Pierre Lombard, le
.mattre des Sentences, en donne le premier modèle, à la
suite, Albert le Grand, et Alexandre de Halës, et saint
Thomas d'Aquin, le docteur angélique qui produit le chef-
d'œuvre attendu, la Somme — inachevée d'ailleurs comme
tout au moyen âge — qui contient sur chacun des dogmes
la parole trop succincte de Dieu et les interprétations enche-
vêtrées et par trop prolixes de l'homme. La construction >
catholique du cosmos, faite de tant de réticences et d'aveux
divins, sitôt repris, perdus dans la nuit, se révèle là-dedans
tout entière, avec son caractère composite et quelque peu
incohérent qui trahit les intermittences de la révélation. Le
concile de Trente qui viendra par la suite — au moment où
une Réforme nouvelle, celle du Nord après celle du Sud,
un Islam de gens glacés, mettra en question l'authenticité
de ja révélation postérieure à l'époque paulinienne — opé-
rera dans rénormité de la Somme un triage, mais l'œuvre de
réduction ne portera que sur les détails. L'architecture géné-
rale du dogme sera celle qu'édifia de sa main, lourdement
et puissamment, le docteur angélique, œuvrant pour l'éter-
nité, celle que Bossuet, bientôt après, débarrassera de ses
échafaudages scolastiques et fera resplendir aux yeux de
tous...
Il est impossible, de l'aveu commun, de trouver dans les
Sommes du m^oyen âge non plus que dans celle de saint
Thomas qui les résume toutes, une conception parfaitement
cohérente de l'univers et la solution sans termes contra*
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74 LUN ET L IMMUABLE
dictoires du problème essentiel, s'il faut en croire Cousin :
le fini, rinfini et leur rapport. Cependant un mouvement se
dessine dans les idées... Des deux maîtres de la raison an-
tique, Platon et Aristote, auxquels, sans bien les connaître
d'ailleurs, on fait appel, afin d'éclaircir par leur ontologie
le dogme encore trouble, c'est Platon qui règne d'abord et
sa logification à laquelle on a donné le nom de réalisme.
Aristote est banni, parce qu'il est introduit par les Arabes,
Averroès en particulier. Le catholicisme s'insurge contre un
système du monde qui a pour garants des affiliés de l'Islam.
Puis peu à peu les dangers que recèle le réalisme éclatent aux
yeux les moins prévenus et par un brusque sursaut, Platon
est suspecté et les conciles le condamnent. Et c'est Aris-
tote mieux pénétré, dégagé de cette pensée arabe qui le
compromettait, qu'on proclame orthodoxe et dont la logifi-
cation, le conceptualisme, se trouve dans la Somme de
saint Thomas, sanctifiée par lui.
L'Église est d'abord allée à Platon. Elle trouvait dans Ton-
tologie de ce disciple de Socrate, telle qu'on l'interprétait
au moyen âge, sa façon familière de concilier l'Un et le
multiple sous une forme substantialiste... Nous avons vu,
dès le premier jour, la hantise des natures, entendons par
là, dans la langue des scolastiques, les substances. La ques-
tion des deux^natures, celles du Père et du Fils, causa les
désordres de l'arianisme d'abord, du nestorianisme ensuite
et ce qui s'ensuivit dès qu'on fit intervenir, entre les deux,
Marie, la créature de chair sans nul doute possible. Dès
qu'on y adjoignit la troisième nature, celle de l'Esprit Saint,
l'Orient, tout entier soulevé, se détacha. Et il ne s'agissait
encore que de la substance divine, une et triple à la fois, de
l'Infini considéré en lui seul. Aussitôt que la raison essaya
de s'attaquer au rapport du fini et de l'infini, de Dieu et des
créatures, et chercha par quel nœud substantialiste nous
sommes liés, nous le multiple, à TUn, ce fut Finextricable.
L'Église répondit sans hésiter : par l'Eucharistie^ Le fini et
rinfini s'unissent substantiellement par rintermédiaire du
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DIEU DANS l'homme ET l'hOMME DANS DIEU 76
fils de Dieu, qui est présent sous les deux espèces, quand le
fidèle s'approche de la table sainte où est l'Un, nourriture
de tous, et communie pour justifier le mot de saint Paul :
in Deo vivimus. Le rédilisme qui. absorbe en quelque sorte
la multiplicité des actes et des formes dans l'unité de la subs-
tance, convenait donc parfaitement à la doctrine générale
de rÉglise. 11 explique comment l'homme peut être en
Dieu et Dieu dans l'homme. La définition de la substance
qui est à la fois Tun et le multiple répond à tout.
Mais des protestations s'élèvent aussitôt, les unes que l'on
condamne parce qu'on les juge trop dangereuses — elles
viennent du nominalisme — les autres qu'on finit par accep-
ter après les avoir repoussées avec fracas. Elles sortent du
conceptualismequi bientôt va s'autoriser d'Aristote. L'Église a
ouvert les yeux, a vu le péril du réalisme platonicien qu'elle
avait si aisément admis dès Torigine, et ce péril est celui qui
l'a menacée tout le temps de son existence, le panthéisme.
Que disent les nominalistes ? Des choses bien graves pour
l'Église. Qu'on en juge. Là où Torthodoxie voit le lien subs-
tantiel de l'Un et du multiple, la doctrine qu'inaugure
Bérenger de Tours et que Roscelin poussera à ses consé-
quencesdernièresn'admetplus que des sensations infiniment
diluées et mouvantes, dont Tincohérence se noue assez mal
en notre pensée par le subterfuge des mots. Il en résulte
dès lors qu'il n'y a nullement dans l'univers cette immuta-
bilité dont rÉglise a fait le premier de ses dogmes. Partout
la multiplicité s'ordonne superficiellement par des concepts
que les apports incessamment renouvelés de l'expérience
font éclater à chaque instant. Partout s'insinue et raille le
prestige des métamorphoses, obsession des premiers âges,
les seuls où la vision fût pure, et que l'Église, de toutes ses
forces, excommunie. L'unification, celle de l'ensemble
comme celle des parties qui constituait la hiérarchie subs-
tantialiste de Platon, fond ainsi au souffle négateur qui
vient on ne sait d'où, s'autorisant sans trop savoir pourquoi
d'Aristote, philosophe maudit à cette heure.
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7G . L UN ET L IMMUABLE
Et Bérenger de Tours n'osant s'attaquer à l'Un qui cons-
titue Tossature logique du cosmos et le faire écrouler sous sa
critique hardie, s'en preïid à l'Eucharistie, ce moyen terme
entre le Créateur et les créatures. 11 y a là dans Thostie,
nourriture où le multiple communie, une substance inter-
médiaire, semble-t-il, entre Celle qui unifie le cosmos tout
entier, au ciel d'où elle descend, et celles qui, émiettées
sur cette terre, aspirent également à se nouer dans TUn-
Elle tient à la fois de l'Immuable d*où elle émane, et de la
fluidité mystérieuse du multiple vers qui elle va. Elle con-
fère un peu de son immutabilité à ce qui est le devenir per-
pétuel et, par contre-coup, un peu de mouvance à l'Essence
une, maîtresse d'éternité.
Or Bérenger de Tours nie la présence réelle du corps de
Jésus sous les espèces du pain et du vin. Il ne veut pas ad-
mettre que cet être, qui concilie en lui les deux natures —
Bérenger se dit sur ce point orthodoxe — continue à les
concilier dans l'Eucharistie. Et son argumentation ne
manque pas d'astuce, ni môme d'énergie. Il n'y a de réel
que la substance, et pour chaque être, cette substance est
inséparable de ce qui nous est présenté sensiblement. Les
réalistes les plus purs ne peuvent méconnaître ce principe
sans se renier aussitôt. L'apparence sensible n'est rien en
dehors de ce qu'en fait le substrat, seule chose importante
puisqu'elle est la part de Dieu en chaque être. Or prenons
entre tous ces êtres le corps du Christ qui est censé se don-
ner dans l'Eucharistie et qui, suivant l'orthodoxie, est le
réel individu corporel, et non pas un symbole. Il n'a pu,
depuis le temps qu'il se partage et par le principe même du
substantialisme qui est au fond de la doctrine réaliste, se
multiplier indéfinimeut et se diviser en assez de morceaux
pour constituer, depuis si longtemps, la nourrilure de tant
de peuples. Donc le corps présent après la consécration et
que l'on réparlit entre les fidèles, n'est pas celui du Christ
en personne, unité substantielle des êtres, mais un inteiiec-
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iÊi^.
DIEU DANS l'homme^ ET l'HOMMB DANS DIEU 77
taale, un concept. Roscelin dira bientôt : un mot, verbum,
flatus vocis{i).
Et comme les lois sur la terre sont autant d'unités subs-
tantielles, c'est-à-dire de Christs, et comme la loi suprême
du cosmos, Dieu qui trône au haut des cieux, n'est pas autre
chose lui-même que la Pensée synthétique, englobant toutes
les catégories éparses, la critique qui a ébranlé le dogme de
l'Eucharistie ébranle par là même tous les autres. Et l'uni-,
vers est bien près d'être considéré par le hardi fondateur du
nominalisme comme un jeu de sensations incohérentes,
unifiées de temps en temps par le caprice de pensées indi-
viduelles que dément presque aussitôt le caprice des autres...
Roscelin ne va pas jusque là, bien entendu. Il s'attaque au
dogme de la Trinité et non plus seulement à celui de TEucha-
ristie, il dénoue simplement le lien substantialiste des trois
personnes. Il n'a pas Taudace — ce qui serait pourtant la con-
séquence fatale de sa pensée — de faire de chacun un intel-
lectuale, un terme purement attributif et correspondant à
cause de son universalité à mille choses réelles, donc subs-
tantiellement inexistant. Il conclut par un vague trithéisme
que l'Église dédaigne, parce qu'elle y voit une réminiscence
sans valeur de Thérésie monarchienne, écrasée de longue
date. Il y avait plus que cela, dans la pensée ténébreuse
encore de ce nominaliste, ancêtre de Hume.
Si le réalisme n'avait eu que ces adversaires, il eût con-
tinué à régner «ans conteste dans l'Église. Mais il avait
en lui-môme son plus terrible ennemi qui se révéla peu à
peu, jusqu'au jour où le dogme chrétien ne put plus le
méconnaître, l'idée panthéistique. A force de s'absorber
dans le Christ, dont le catholicisme nous propose sans cesse
limitation comme but unique delà vie, l'individualité perd
son essence et d'inquiétants mysticismes apparaissent çà et
là. Des aventuriers de la pensée ne prétendent-ils pas sepas-
(1) L'Église a paré le coup plus tard par le dogme de la transsubs-
tantiation.
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78 L UN ET L IMMUABLE
ser de cette Église qui à travers les siècles s'est interposée
entre TUn et le Multiple, sous prétexte d'achever l'œuvre du
Christ, sitôt interrompue par la mort ? Ils s'élancent donc sur
les vagues de rilluminisme, vont directement à Dieu dont
ils croient entendre la voix, et la nuit de leur âme s'emplit
d'éclairs. Et chose plus-grave, ils abdiquent devant tant de
lumière et de leur plein gré s'anéantissent, ce que TÉglise
ne veut à aucun prix. Elle a repoussé jadis l'origénisme et
ses hantises orientales d'absorption. Ce n'est pas pour
s'abandonner de nouveau à ce quiétisme, si dangereux pour
l'individualité.
Cette individualité, il faut la protéger contre elle-même,
la préserver des désirs d'anéantissement qui la soulèvent à
certaines heures. Or comment le pourrait-on, si l'Église
maintenait la construction substantialiste de rUnivers,telle
que Platon et le réalisme l'ont édifiée à l'usage du dogme ?
L'individuation, qui est Taccident, s'englue dans l'essence
et vainement elle se débattra. Il lui faudra toujours céder,
rentrer dans cette loi d'unification qui a des éblouissements.
Les quiétistes ont toujours été des voluptueux. Il est doux
infiniment de s'abandonner à qui vous guide, vous unifie et
à la fin vous absorbe. Le despotisme a toujours bâti sur ce
principe. Et le réalisme n'est autre chose que le despotisme
en ontologie. L'âme qui s'y livre et en fait sa foi philoso-
phique et religieuse, n'a plus la force de lutter contre l'en-
vahissement panthéistique de l'Un. Elle s'offre aux tenta-
cules qui l'étreignent, aux prises redoutables de la commu-
nion par qui individualité renonce à être.
De là le délaissement progressif de Platon que l'on cons-
tate dans la suite des Sommes, la faveur grandissante d'Aris-
tote, si outrageusement accueilli à ses débuts, quand il pé-
nètre la pensée scolastique par l'intermédiaire des Arabes,
Avicebron et Averroès. L'année même où Simon de Mont-
fort se ruait vers le Midi hérétique, un concile se tint à
Carcassonne où, entre deux flambées de Cathares, on brûla
les livres d'Aristote, sans parler de dix religieux dont tout
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DIEU DANS L HOMME ET L HOMME DANS DIEU 79
le crime était de suivre d'un peu trop près Amaury de
Chartres et David de Dinan, entachés d'aristotélisme et,
pour leur bonheur, déjà morts à cette date. Tout ce qui ne
fut pas brûlé en fait d'hommes, fut plongé dansF/n/^acc des
cachots ecclésiastiques, et l'on crut qu'Aristote ne s'en relè-
verait pas. Quelque temps après, Aristote, débarrassé de
son intellect actif et de quelques tendances émanatistes que
le génie de l'Orient avait, de gré ou de force, fait entrer
dans sa construction logistique du cosmos, devenait auteur
canonique, mieux encore, pilier de l'Ëglise, et c'était au tour
des platoniciens à rôtir aux flammes des bûchers, en atten-
dant celles d'enfer. '
D'où ce revirement? — L'Eglise, s'instituant gardienne de
l'individualité que compromettaient si bien les excès du réa-
lisme, adoptait désormais, de façon à peu près générale, non
pas le nominalisme de Roscelin et ses sursauts désordonnés,
ses mouvances, mais le conceptualisme d'Abélard et de ses
successeurs, en qui elle trouvait l'organisation harmonieuse
vainement cherchée jusqu'alors dans le réalisme et ses immo-
bilités féroces. L'Un désormais gardait ses droits et le mul-
tiple aussi, et la doctrine d'Aristote si miraculeusement
éprise d'individuation — en dépit des unifications que con-
dense la pensée de la Pensée, vor^atç voT^aswç, avait fait cette
merveille. L'ontologie du docteur angélique n'est donc
plus le réalisme platonicien. Les individualités ne sont plus
saisies et en quelque sorte anéanties dans FUnité substan-
tielle du Christ, et par-dessus ce moyen terme, dans celle
de Dieu. L'univers n'est pas fait de substances particulières,
où les individualités^ simples accidents, disparaissent, et
qui à leur tour s'engloutissent dans la substance supérieure
de l'Un — et rien n'est plus que l'Un et tout le reste, les
hommes et Christ lui-même, intermédiaire entre le Créateur
et les créatures, n'a été que la fantasmagorie d'une heure.
Les unifications sont, comme le pressentait Bérenger de
Tours, des intelledualia, mais elles sont riches de tout l'in-
fini, dont elles ne sont que des formes particulières. Elles
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80 L UN ET L IMMUABLE
instituent, entre les individuations, ce lien didéalisme
et d*amour que le Christ est venu consolider dans une se-
conde Alliance, après le pacte primordial conclu au Sinaï.
Dieu est dans Thomme et Thomme dans Dieu, mais distincts
et également sans absorption ni dans un sens ni dans
l'autre. Et c'est à Aristote que Ton doit le miracle de cette
conciliation, consacrée par la Somme de saint Thomas. Le
philosophe exécré qui fit torturer tant de chair misérable
aux premiers siècles de la scolastique, finit donc dans une
apothéose, ainsi que le docteur angélique, son interprète.
Il eut, proclame TEglise, quelque chose du souffle divin,
comme certains païens, ce mystérieux Virgile aussi dont un
poète a dit :
Dans Virgile parfois, Dieu tout près d'être un ange,
Le vers porte à sa cime une lueur étrange.
En la pensée d'Aristote flotte également une lueur étrange.
Il est regrettable qu'on ait mis tant de temps à s'en aperce*
voir, mais la révélation se fait de façon si trouble et l'ortho-
doxie se constitue par tant d'à-coups 1...
Le dogme est à peu près érigé dans son ensemble. C'est
désormais ce tout inébranlable qui défie les âges et dont il
est défendu, sous peine d'excommunication, de retirer une
seule pierre. A la conception thomiste, pénétrant le cosmos
de logique merveilleuse, s'oppose un instant le scotisme, et
d'étranges doutes envahissent les âmes. Qui sait si le monde,
organisé comme le dogme nous l'enseigne, est éternel, au
sens absolu du mot, si un décret nouveau de la volonté créa-
trice ne pourrait pas, en une seconde, le bouleverser de fond
en comble, faisant du vrai le faux, du bien le mal et pis en-
core ? La volonté en Dieu, supérieure à la pensée, peut tout,
même l'impossible, jusqu'à s'anéantir et avec elle éteindre
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DIEU DANS L*HOBiME ET l'hOMME DANS DIEU 81
les essences, non moins que les existences, instituées un
moment par jeu. .,
L'Eglise repousse cette dangereuse innovation humaine
qui sous prétexte de donner plus de puissance à Dieu, en
rélevant au-dessus de la raison, compromet Tédifice de l'Un
et de rimmuable, si laborieusement construit à travers les
siècles, d'après les paroles intermittentes et bien ténébreuses,
il faut Tavouer, tombées du ciel. La pensée chrétienne, après
la secousse du scotisme, se raffermit dans la foi de la pé-
rennité des décrets de Dieu, qui est la raison d'être du ca-
tholicisme et même à ce sujet, à Theure qui approche des
déchirements, un dogme va se surajouter à tant d'autres, le
seul nouveau depuis le thomisme, celui de l'Eglise.. .
J'ai dit plus haut à propos de Paul en quoi consiste le
protestantisme. C'est une forme de pensée assez commune
dans le cours du moyen âge, car on n'en est plus à compter
les sectes de Cathares ou réformateurs, revenus à la révéla-
tion du Christ et à ce qu'on pourrait nommer la méthode
d'immanence des premiers âges, niant par conséquent l'éla-
boration intellectualiste des dogmes, consacrée par les Con-
ciles. Mais elle se manifesta surtout au signal donné par
Luther et Calvin,et prit une très grande extension, faillit un
instant arracher le catholicisme de ses bases d'éternité et s'y
substituer, triomphalement, dans une Rome nouvelle, Ge-
nève, où le multiple s'unifierait de façon nouvelle. Une
chose favorisa puissamment cette Réforme, ce fut le mouve-
ment général du siècle, préconisant par la voix de tant de
génies le retour aux âmes archaïques, abolies depuis si
longtemps et consacrant, sous couleur de renaissance, le
triomphe de la mort sur la vie.
Ce qui l'entrava, ce fut la timidité et plus encore l'incerti-
tude de ses initiateurs. Plus rien ici de la Réforme du Sud
soufflant avec frénésie sur toutes les imaginations fantasti-
CHIDE. ^
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82 LUN ET L IMMUABLE
ques OÙ s'amusaient les conciles d'Orient, et en un de ces
efforts de fanatisme que l'humanité a de la peine à renouve-
ler, faisant retour à la parole la plus ancienne, à celle que
les billevesées intellectualistes n'ont pu encore soùiller.Nos
réformateurs du seizième siècle se gardent avec soin de
toute intransigeance. Ils rejettent, mais ils admettent aussi,
au gré de leur raison — entendons par là cette lueur qui est
en nous, si tremblotante à certaines heures et que l'Eglise
par un défaut de tactique visible dès les premiers jours a
laissé subsister, pour sa perte. Ils taillent dans le massif
immense du dogme, à travers ce formidable enchevêtrement
qu'est la Somme de saint Thomas, par exemple. Mais chacun
pratique sa coupe sombre, sans souci de ce que font près de
lui les autres bûcherons de la forêt du dogme. Ils n'enten-
dent pas le bruit sourd que rendent les chênes millénaires,
en s'écroulànt un à un...
Il en résulte l'étrange multiplicité que Bossuet a mise en
lumière dans son ouvrage capital : Histoire des variations
des Eglises protestantes. Le dernier Père de TEglise nous
dit les tentatives de la Réforme pour reconstituer en son
sein l'unité à laquelle elle se dérobe. Elle aussi voudrait
instituer des conciles où les sectes pullulantes à la voix de
Luther viendraient abdiquer entre les mains d'un pape nou-
veau investi de l'autorité dogmatique, et aussi du droit de
brûler qui pour tous les gens de cette époque, catholiques
ou protestants, en semble inséparable. Mais les unifications
qu'on réalise pour un instant se dénouent presque aussitôt.
On ne s'y entend que pour condamner l'Eglise catholique,
dont la corruption s'étale sur la colline jadis sacrée où Pierre
et Paul versèrent leur sang. On ne voit plus en elle la conti-
nuatrice de l'œuvre du Christ, chargée d'être l'intermédiaire
entre Dieu et les hommes. Mais on ne prétend pas non plus
comme tant de mystiques du moyen âge, aller directement
à Dieu. Nos demi-révoltés ne peuvent pas se passer de
l'Eglise, car ils s'attachent à la parole du Christ qui Ta fon-
dée su^ la pierre d'éternité. Mais les prêtres ont menti qui
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DIEU DANS LH^OMME ET l'hOMME DANS DIEU 8S
ont dit être — s'appuyant depuis GonstantiQ sur rautorité
civile et ses foudres — l'Eglise véritable. La seule que recon-
naissent les protestants est cette Eglise invisible, composé
en tout temps par les élus que Dieu seul a connus et qui
ont pu, en certaines heures, être réduits à un très petit
nombre, peut-être même à l'unité, sans que la promesse
faite par le Christ ait failli. Et tous se disent dès lors mem-
bres de l'Eglise invisible. Ils ont la révélation intérieure
dont les catholiques déclaraient faussement avoir le mono-
pole. Le malheur est qu'à peine assemblés pour se constituer
à leur tour en Eglise visible, la discorde souffle sur eux par
rafales et dissout ces pseudo-conciles d'où un dogme, uni-
versellement accepté, n'est jamais sorti.
Il enestquivont jusqu'àadmettrelesconcilesdu quatrième
siècle et le symbole des apôtres qui est à peu près de cette épo-
que. Les voilà donc saisis à leur tour par les difficultés mé-
taphysiques que le catholicisme a cru résoudre grâce à la
conception des mystères et la distinction, qui fait le fond de
son argumentation éternelle, entre la logique divine et la
logique humaine — d'où l'absurdité, marque indubitable de
la vérité révélée... Cette pensée, qui semble monstrueuse aux
rationalistes, éclate d'un bout à l'autre de l'histoire ecclé-
siastique, et de Tertullien à Sôren Kierkegaard (1), de l'illu-
miné africain au danois mystique, laccord se fait sur ce
point : credo quia absurdum^ je crois parce que la chose est
contradictoire... Aussi la plupart des réformés remontent-ils
plus haut, avant l'Evangile johannique où la métaphysique
substantialiste commence à poindre. Le paulinisme, élabo-
ration première de la révélation du Messie, leur semble gé-
néralement la forme du christianisme primitif qu'il convient
d'adopter. Ce n'est déjà plus la parole trouble du Christ
lui-même, se défiant des voix démoniaques qui l'obsèdent
doutant par instants de sa mission, ce n'est pas encore la
métaphys que du logos et la fantasmagorie des hypostases...
(1) V. sur Kierkegaard l'étude de M. H. Delacroix.
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84 LUN ET L IMMUABLE
On en vient, en voyant ainsi la Réforme hésiter le long
des siècles, déterminera tâtons le point précis où elle doit
cesser de croire à la révélation que l'Eglise catholique pro-
clame continue, à admirer la logique farouche de Mahomet
qui, lui, fait sauter tout le bloc et ne garde qu*un mot avec
lequel il bouleversera le monde : Unité I Le reste, tous les
êtres à double nature dont Christ est le prototype et qui ont
pour mission de relier rUn au multiple, s'évanouissent au
souffle ardent de la négation islamique. L'Un et les créa-
tures écrasées sous sa toute puissance, voilà ce que Dieu a
montré aux hommes d'un seul geste quand il parla à Ibrahim,
TÂbraham des Israélites... La vraie Réforme est celle de
Mahomet. Celleduseizièmesiècleest une série de compromis,
dont Bossuet a supérieurement montré l'inanité dans son
histoire bien nommée des Variations, Et c'est par ce même
Bossuet que se définit le dogme de l'Eglise, une et immuable,
dont le magistère s'impose désormais à propos de toutes les
difficultés qui hérissent la conception thomiste, éclairée au-
tant que possible par le concile de Trente.
L'ère du développement organique du dogme est finie,
celle des apologies commence. Ces âmes en qui le doute est
entré par le fait du protestantisme, qui ne savent plus, dans
le désarroi des sectes, à quel point précis il faut s'arrêter et
cesser de croire, il faut, à tout prix, les ressaisir, les rame-
ner à la foi complète dont elles se sont éloignées un instant,
mais non sans espoir de retour. Et une société se fonde, la
plus étrange organisation que Ton ait vue depuis celle de
l'Église catholique, dont elle se propose d'ailleurs d'être le
complément. J'ai nommé l'ordre de Jésus, création de
l'extraordinaire Loyola, qui va avec un mélange singulier
de sens pratique, tel que rarement on en vit un pareil, et
aussi de mysticisme, voire même d'hallucination — par qui
la réalisation du plan primordial fut heureusement rendue
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DIEU DANS L HOMME ET L HOMME DANS DIEU 85
impossible — prendre en main l'œuvre d'orthodoxie, si bien
compromise par la papauté.
Jusqu'ici les dogmes se sont imposés, grâce à Téblouisse-
ment de la révélation, que nul n'eût osé mettre en doute.
Mais voici que les pensées s'enténèbrent. La Réforme a fait
passer partout un frisson de nuit, et les élans vers la lumière
sont brisés désormais. Puisque les âmes s'écartent du vrai,
on ira vers elles, de gré ou de force, en employant la ruse
au besoin après la violence, on les arrachera à ce doute
maussade qui les désole, on les ramènera à la clarté mer-
veilleuse des dogmes, jusqu'à ce qu'elles proclament le
grand mot de la foi : Credo quia absurdum. Pas de raisons
dont on n'use pour les réduire ainsi à la déraison, qui est
en réalité la raison suprême^ la profonde logique dont les
secrets se déroberont sans doute à jamais aux prises de
notre intelligence. Loyola, le grand manieur de réalités, ce
psychologue qui démôle si bien les mobiles et les ressorts
de toutes les âmes — par bonheur pour nous doublé d'un
illuminé — invente ainsi Y apologétique moderne, qui va
droit à l'ennemi, la raison humaine, et compatissant, à sa
faiblesse, se faisantvolontairementbasse et humiliée, exploi-
tant ses moyens trompeurs d'argumentation, la ramène à
Dieu et la contraint h admettre aveuglément cette contra-
diction, qui est le sceau de la vérité...
De là ces « mouvements tournants » (1) qui nous déroutent
dans les apologétiques, dont le nombre va s'accroître sans
cesse, depuis que Loyola en a tracé le plan général. Ce n'est
plus le simple exposé du dogme à la façon de saint Anselme,
la fides quœrens iniellectum, où la révélation daigne comme
à regret fournir quelques explications à cette puissance
trouble que nous portons en nous et qui s'apprête dès lors
à s'exalter, jusqu'à devenirdieu à son tour, de démon qu'elle
fut si longtemps. Pascal, le terrible ennemi des Jésuites,
(1) Le mot a été dit à propos de Joseph de Maistre et de ses Soirées
de Saint-Pétersbourg où nous prenons, pour arriver au but, des che-
mins si singuUers.
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86 L*UN ET L^IMMUABLÉ
n'hésite pas cependant, dans l'intérêt de la religion quil
sent ébranlée — le P. Mersenne ne compte-t-il pas cin-
quante mille athées à Paris seulement ? et il ajoute : in unica
domo possis aliquando reperire duodecim qui hanc impieta-
tem vomant (1) — à adopter la méthode que Loyola a recom-
mnadée à ses fidèles. Lui aussi, pour ressaisir les âmes et
éblouir les pauvres raisons en qui il a une confiance assez
limitée, se sert du procédé mécanique si bien mis en valeur
par ces puissants éducateurs, les Jésuites. L'essentiel est
pour lui, de « préparer la machine», d'utiliser, quitte à
abêtir les générations, les lois de la formation des croyances.
Il convient de ne rien négliger, pour sauver ces âmes qui
se perdent, et pour cela le meilleur est de s'adresser à
l'enfance, de créer, dans les mentalités puériles, des habi-
tudes, d'y faire entrer le conscient dans l'inconscient, sui-
vant la formule quelque peu prétentieuse d'un psychologue
qui croit avoir découvert la chose — après les Jésuites (2).
L'apologétique repose nécessairement sur le dédain et
quelque peu la terreur de la raison humaine, dont une cer-
taine philosophie — inaperçue encore, mais bientôt triom-
phale — exalte à la suite de Ramus, Descartes et quelques
autres, les droits aux dépens de Dieu... Une simple anecdote
de l'adolescence de Pascal (3) nous montre à merveille
l'effroi de la raison chez le futur auteur de V Apologétique
chrétienne, dont les débris ont constitué les Pensées.
Il y avait à Rouen, au temps où Pascal, très jeune encore,
y résidait, un ancien religieux Jacques Fortou, dit frère Sain t-
(1) Les Questions sur la Genèse sont de 1623. Mais l'incrédulité n'^
fait que s'aggraver durant tout le siècle. Cf. Perrens, les Libertins au
dix- septième siècle.
(2) Je fais allusion à M. Gustave Le Bon, auteur d'un amusant
volume, la Psychologie de VÉducation où l'auteur révèle, malgré ses
affectations scientistes, une ignorance à peu près complète de la
pédagogie et des problèmes — je dirai presque des drames — qui se
jouent autour de la psychologie puérile.
(3) Rappelée par Boutroux, Pascal, p. 24.
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t)tEt DANS L^HOMMB ET L^HOMMË DANS DlEU 8t
Ân^e. « Il soutenait qu'un esprit rigoureux pçut, sans le
secours de la foi, parvenir par son seul raisonnen^^i^t à la
connaissance de tous les mystères de 1^ religioi^, que la
foi n'a d'autre rôle qlie de suppléer, chez les faibles, au
défaut de la raison. Indépendamment des hérésies 914 abou-
tissait le frère Saint-Ange, Pascal jugeait condamnable en
Ipi, même le principe d'où il les tenait.
Ce principe, on le voit aisément, est celui que Descartes,
à peu près dans le même tenaps, ya faire triompher : la pos-
sibilité de tirer tout, la création et même le créateur, de 1?
raison humaine, érigée, coipme on n'hésitera pas à Iç
proclamer bientôt, en règle universelle du cosmos, en Dieu.
Pascal et deux de ses amis, nous dit-on, vinrent donc trou-
ver le frère Saint-Ange et s'efforcèrent de lui faire com-
prendre la disparité nécessaire entre la pensée humaine et
la volonté divine, supérieure à tous nos raisonnements,
en un mot, ils développèrent longuement le Credo quia
absurdum à cet homme qui disait : Crçdo quia logicum. Ils
ne purent parvenir, malgré leur éloquence, à lui démontrer
la déraison de la Raison profonde des choses et, à bout d'argu-
ments, furent contraints de le dénoncer à l'autorité ecclé-
siastique. Le pauvre homme tremblotant s'empressa dès
lors de désavouer tout ce qu'on voulut.
Pascal, et tous les apologistes du christianisme qui sont
venus à sa suite, sans en excepter Joseph de I^laistre, sç
proposent donc, en faisant appel à^la raison, de la coiivaincrp
peu à peu qu'il lui convient de renoncer à elle-n^ôme et de
s'abîmer dans la déraison, autrement dit dans l'absurde.
Car, suivant le mot que Spinoza va bientôt prononcer, il
n'y a pas plus de ressemblance entre la pensée humaine et
la pensée divine qu'entre le Chien, constellation céleste, et
le chi^n, animal aboyant. La contradictioq, telle est la
marque indélébile de tout ce qu'il y a (le divin jci-bas.
La tactique qu'il suit dans l'apologétique n'est donc pas
uniquement d'humilier la raison humaine à la façon du
scepticisme théologique, de Montaigne à Huet. Pascal a
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88 LUN ET L IMMUABLE
goûté à la géométrie, il a l'ivresse des lois mathématiques,
des pensées cosmiques, saisissabies à Thumanité malgré les
vagues d'occultisme qui parfois les, emportent. Il met en
lumière, à côté de l'ignominie, la prodigieuse grandeur de
cette pensée et il conclut : il y a de l'absurdité dans Thomme,
donc il y a du divin — sinon tout le divin, comme sont
prêts à l'affirmer trop légèrement frère Saint-Ange et le
rationalisme qui va suivre.
Il y a du diyin. Le Christ revit en chacun de nous, et par
le Christ môme la contradiction qui fait son essence. 11 vit
et meurt à la fois, car telle est sa mission qui trahit, pour les
yeux de chair, la logique, profonde sous les apparences
d'illogisme, à laquelle obéit le cosmos. Nous devons donc
l'imiter perpétuellement et pour cela nous mortifier, ce qui
est le comble de l'absurdité — donc de la raison, en nous
plaçant au point de vue divin. Car il nous faut réaliser en
nous la mort pour la partie déchue et la vie pour celle que
Dieu exalte et qu'il a appelée à lui par le sacrifice de la
croix. Logifîer notre existence selon l'illogisme que la révé-
lation impose comme loi à toutes les activités, tel est donc
le but qu'assigne Pascal à l'homme, quand il lui aura, par
des arguments tirés de la raison même, persuadé l'inanité
de cette raison devant celle de Dieu. Et l'audacieux Voyant
de Vabsurde crie à ceux dont les yeux sont fermés à cette
lumière éblouie de la contradiction et s'obstinent dans leur
pauvre logique : « Vous ne voulez pas croire ? Abêtissez-
vous. » Et suivant sans scrupule les principes posés par
Loyola en tête de ses Exercices spirituels, il s'efforce, à bout
de raisonnements et par des moyens mécaniques, de pro-
duire cet état trouble qui n'est plus seulement intellectuel,
où tout le divin qui est en notre tréfonds et a sommeillé si
longtemps, s'exalte soudain et resplendit et se fond mer-
veilleusement au divin qui vient à nous, du dehors, parla
grâce.
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DIEU DANS L HOMME ET L HOMME DANS DIEU 89
La tactique de Pascal n'a pas été oubliée. D'autres sont
venus depuis, reprenant le's méthodes de jadis qui s'adres-
saient à la raison déjà acquise à la foi, et se contentant de
mettre en lumière, pour ceux qui sont déjà convaincus, la
crédibilité du dogme. Mais cette pointe hardie dans Tin-
connu, jusqu'en plein cœur du rationalisme, tentée par le
génie de Pascal, a laissé dans la conscience chrétienne un
souvenir profond. Et de nos jours où la raison humaine,
exaltée par l'acquis scientifique des siècles, prétend détenir
le trésor des lois et en tirer au jour les splendeurs, sans
l'aide d'une révélalion quelconque, par un simple travail
d'analyse et de déduction, la méthode qu'il a inaugurée —
celle d'immanence — est ressaisie par divers apologistes,
inquiets du discrédit où les excès de l'intellectualisme ont
jeté le dogme catholique...
Ce qui constitue en effet le plus grand obstacle à l'admis-
sion du dogme, tel que l'Église l'impose à peu près immua-
blement depuis le concile de Trente, c'est le caractère
intellectualiste dont on Ta revêtu. Les pensées habituées,
par le positivisme de plus en plus répandu, au relatif,
s'effarent de cet absolu qui, leur semble-t-il, n'est pas de
leur essence. Il y a là, de la part de l'Église qui prétend
faire descendre dans toutes les âmes à la fois, sans accom-
modement aux conditions de la raison humaine, le tout de
la raison divine telle que les conciles l'ont définie, un
manquement aux lois élémentaires de la physiologie et
aussi de la psychologie. Il est nécessaire à uq organisme,
mental aussi bien que physique, que toute nourriture
apportée du dehors puisse s^assimiler et l'iotroduction d'un
corps étranger, sans possibilité de réduction, entraîne fata-
lement la désorganisation et la mort. Ainsi en est-il du
surnaturel. La logification dont Dieu a laissé entrevoir les
premiers linéaments au Sinaï et dont le concile du Vatican
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90 L*UN ET L*IMMUABLÈ
en dernier Heu, suivant à un long intervalle celui de Trente i
a achevé le dessin — pour un temps du moins, car la plus
belle histoire du monde, celle de la révélation, comme on le
sait, n'a pas de fin — est caractérisée de l'aveu de ceux qui
sont entrés le plus avant dans la pensée religieuse, par la
contradiction, le mystère, dit-on pour voiler les choses.
L'Un est multiple, il se donne et, demeure tout entier, il vit
et meurt en même temps : ainsi s'est défini le Christ, fils
de Dieu et révélateur de son essence. Et l'Église qui conti-
nue son œuvre tous les jours et renouvelle pour le salut de
tous le sacrifice de l'Un, institue cette contradiction comme
premier point de la dogmatique. Or la crédibilité de tous
les dogmes de l'Église, éblouissante pour celui qui a la foi,
ne l'est nullement pour l'incroyant, et nulle méthode d'apo-
logétique extrinséciste, pourrait-on dire, n'a quelque
chtince de la produire dans les âmes que rien n'a préparées
pour cela.
11 est donc à peu près impossible, si l'on s'en tient à l'ex-
posé du dogme tel qu'il tombe des chaires chrétiennes, un
et immuable à travers les âges, de faire pénétrer le surna-
turel par force, dans les crânes qui lui sont rebelles. E^
c'est pourquoi de hardis fils de l'Église, se souvenant de ce
que Pascal a tenté autrefois, reprennent son œuvre. Étant
donné, sans conteste possible, que la transcendance du
dogme le rend incommensurable avec nos facultés, il s'agit
de recourir à une méthode nouvelle et d'essayer si, par
l'immanence, en opérant par le dedans et non plus seule-
ment par le dehors, on n'arriverait pas à pénétrer desurna-
turalité ces âmes rétives, à tondre en elles Tordre de la
science et l'ordre de la religion. Ne sont-ils pas l'un et
Tautre, mais en des plans divers de la pensée, un seul et
même ordre, celui dont le révélateur a donné la notion
encore trouble au Sinaï et dont la science, tous les jours,
livre les détails merveilleux?
Et les controverses du dix-septième siècle renaissent sous
nos yeux. A côté des partisans de la transcendance qui
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btEÛ DANS l'homme ET L^HOMME DANS DtEU dl
redoutent les nouveautés et s'attardent à développer l'éter-
nel syllogisme de la crédibilité, valable pour les croyants
seuls, ceux de l'immanence, dans l'espoir de ramener à eux
les incroyants, développent le facienii quid est in se, Deus
non denegat graliam. Aux plus obstinés rationalistes, niant
qu'une parcelle quelconque de surnaturel soit en eux et dès
lors repoussant a priori cette méthode d'entraînement,
inaugurée par Pascal, ils répondent : « Vous êtes plus riches
que vous ne pensez. Il y a en vous de l'inaperçu. Écoutez
dans les profondeurs de votre âme et prenez conscience de
tout ce que vous possédez déjà. Car vous n'êtes pas seul en
vous, un autre habite votre cœur avec vous, et cet autre que
vous ne savez pas nommer encore, que vous confondez
encore avec vous, cet autre a déjà mis en vous le germe et
la force d'une croissance ineffable... »
Il ne saurait dès lors être question de l'introduction bru-
tale d'un corps étranger, caillou intellectuel jeté de la col-
line du Vatican et destiné à être éliminé, sous peine de mort
par la pensée qui se veut scientifique. Il y a en nous des
richesses virtuelles que nous n'avons pas le droit de dédai-
gner et un travail de postulation immanente peut, sans que
nous le voulions souvent, le faire passer de l'implicite à
l'explicite et permettre au divin que nous contenons sans
nous en douter, de se révéler (1). Un enrichissement est
donc possible qui ne serait pas une importation, une trans-
cendance, toujours mal aisémentassimilable dans un milieu
qui ne lui est pas approprié. Le surnaturel vient donc en
nous parfaire la nature et non l'abolir, unifier ces préten-
dus plans de pensée que tant de savants, croyants sincères,
admettent encore quand ils disent : « Ceci n'est pas du
domaine de la science, mais du domaine de la foi. » La foi
n'est plus l'adhésion à un ensemble de dogmes contradic-
toires à notre raison et constituant par suite autant de
mystères. Elle est 'le développement, par une méthode
' (1) Cf. Maurice Blondel, la Quinzaine, 16 févri(3r 1904.
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92 L UN ET L IMMUABl-E
d'immanence, d'une logique profonde que nous portons en
nous en naissant, car Dieu est toujours dans l'homme, si
dégradé qu'il soit, de môme que l'homme peut, grâce au
sacrifice du Christ, s'élever à Dieu, si haut qu'on le rêve.
Et cette logique profonde qui si longtemps a passé pour
illogisme, illumine soudain d'une clarté surnaturelle les
unifications troubles de notre pensée, auxquelles la science,
dépourvue de la foi, prétend s'arrêter.
Cette méthode, dont Pascal usait si supérieurement,
n'est d'ailleurs pas nouvelle dans la tradition du christia-
nisme (i). Dès le temps de la patristique, une réaction
contre l'intellectualisme se faisait sentir un peu partout. On
se défiait de l'élaboration du dogme suivant une métaphy-
sique par trop abstruse, on s'edrayait de ne plus con-
naître l'absolu que par Fintellect, cette capacité d'abstraction
que l'homme s'est, selon toute vraisemblance, créée artifi-
ciellement. Les platoniciens, suivis en cela par les premiers
fidèles du Christ, disaient jadis qu'il faut aller à Dieu avec
toute l'âme, (jùvôXyi tîî ^j^ux^î. Et déjà Ton parlait d'appeler en
nous, par un effort purement immanent, V illuminât ion,
cette fusion du surnaturel et du naturel qui constitue la vie
religieuse, au lieu de l'attendre de l'argumentation apolo-
gétique, de plus en plus abstraite, ou d'un souffle capricieux
qui si souvent se dérobe. Mais la peur de succomber aux
hantises du mysticisme qui ont flotté éternellement autour
de la foi chrétienne, retint la plupart des Pères dans cette
voie de l'immanence. Et c'est pourquoi ils ont adhéré à ces
symboles intellectualistes où se sont formulés, de génération
en génération, les résultats de la ratiocination humaine,
œuvrant sur la parole trouble de Dieu...
(1) Cf. Louis Lagnier, la Méthode apologétique des Pères pendant le$
trois premiers siècles.
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DIEU DANS L HOMME ET L HOMME DANS DIEU 93
Loyola, aux heures de dangers si grands pour T Église —
et Pascal sur ce point ne fait que suivre « le janiss^ ir*> de
la foi » — retrouve cette méthode d'immanence qui fui celîo
des premiers chrétiens d'avant le johannisme. II rejettera
hardiment toute apologétique transcendante, il ira vers
rincrédule ou du moins vers celui qui pour le moment se
croit tel et méconnaît en lui la part de divin qu'il recèle
sans pouvoir se Tavouer. C'est là une âme égarée par l'abus
d'une raison qu'il faut se garder d'humilier trop vite, car
elle se cabrerait aussitôt et serait une proie de plus pour le
protestantisme menaçant. De là de savants travaux d'ap-
proche, que Pascal énumère avec complaisance. Nous
n'avons que les débris de l'apologie chrétienne et nous ne
pouvons pas savoir si la forme définitive qu'il eût donnée à
son œuvre eût été dans le sens de la méthode de transcen-
dance ou de celle d'immanence. Peut-être, ébloui comme
tant d'autres théologiens de la crédibilité que contiennent
les dogmes, les eût-il jetés à la face de l'incrédule pour
l'écraser sous un excès de lumière. Mais les matériaux, plus
modestement, trahissent la méthode d'immanence qui nous
est familière en nos temps de doutes et de flottements. Pas
plus que Loyola il ne dédaigne aucun moycQ de persuasion,
depuis les plus grossiers, ceux qui ont un caractère mécanique
jusqu'aux plus élevés, ceux qui s'adressent à l'intellect seul,
en passant par les preuves dont se satisfirent les esprits des
premiers âges, mal formés encore à nos logiques modernes,
et les prophéties, et les miracles, et les martyres 1... Et
l'incrédule, remué malgré lui par tant d'arguments si dispa-
rates qui saisissent et contraignent en lui ce qu'il y a de plus
haut et aussi de plus bas, hésite, sent peu à peu étinceler
dans sa pensée le divin qu'il niait. Et le surnaturel l'envahit
désormais. L'acte de foi jaillit à ses lèvres. Les dogmes dès
lors lumineux viennent se fondre à la science purement
humaine et agrandissent dans tous les sens, inondent d'in-
fini, les lois si pauvres dont il se contentait jusqu'ici...
C'est surtout au dix-neuvième siècle que le danger, contre
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94 L UN ET L IMMUABLE
lequel les Jésuites ont essayé de défendre l'Église, devient
plus grave, et que les âmes, de plus en plus rebelles,
demandent à être ramenées à Dieu avec souplesse. Aussi la
méthode d'immanence de Pascal a-t-elle plus de chance de
réussir que la méthode de transcendance d'un Joseph de
Maistre par exemple, polémiste fougueux mais essentielle-
ment maladroit, avec son bourreau coiffé de rouge. L'Église
avec raison accueille assez froidement ces violents qui
risquent de la compromettre auprès des âmes tendres, celles
qu'elle a tout intérêt à faire rentrer au bercail. Aussi
Mœhler (1) a-t-il soin de déclarer que c'est par le dedans
qu'il faut considérer le catholicisme pour le comprendre et
non parle dehors, par un exposé de dogmes irréductibles à
notre pensée dynamique. C'est en vivant le christianisme
dans rÉglise et par l'Église, incarnation prolqngéedu Christ
sur la terre, qu'on a chance de pénétrer, à travers Técorce
des symboles et des rites, jusqu'à l'esprit intérieur qui est
l'essence de la religion. Le catholicisme est de la vie avant
d'être une gnose.. T
Telle est la formule qui de Mœhler va passer à Newman
et par le prestigieux auteur de la Grammaro fassent y remuer
dans ses entrailles profondes le catholicisme, obstiné depuis
tant d'années à n'être plus que cerveau et intellectualité.
Newman, avec l'audace tranquille d'un Pascal, sûr de
posséder la vérité, va droit à l'ennemi qu'il s'agit de réduire
et de ramener, s'il est possible, le subjectivisme. Car la rai-
son humaine, depuis le temps où Loyola lançait contre elle
ses farouches et subtils disciples, a pris conscience d'elle-
même et prétend constituer les lois du monde. C'est le
sujet qui désormais, aux lieu et place de Dieu, organise et
décrète. Et le Voyant, comme on l'a nommé, ne craint pas
de se placer, suivant la tactique de l'immanence, au cœur
du sujet. Il sait, pour avoir manié bien des âmes, combien
(1) V. son ouvrage principal : VUnilé dans VÉglise ou des Principes
du 'cathoiiclsme d'après Fesprit des Pères des trois premiers siècles ^ et
aussi la Symbolique (1832).
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DIEU DANS L HOMME ET L HOMME DANS DIEU 95
îi est difficile de leur inculquer la foi à Texistence d'objets
mystérieux, transcendants, d'essence étrangère à la nôtre.
Bon pour le naïf réalisme du moyen âge qui imposait aux
esprits, alors capables de digestions auxquelles nous répu-
gnons présentement, sa lourde construction substantialiste.
Celte unification si complexe, où s'enchevêtrent inextrica-
blement les tabulée logicœ que la pensée de Dieu seul es
capable de synthétiser, pouvait, en des périodes de foi pri-
mitive, entrer, telle quelle, comme une masse, dans les cer-
veaux. Mais depuis Kanl et Fichte qui aboutissent nette-
ment aux conclusions autothéistes, pressenties par les
cartésiens, l'assimilation est moins aisée. Les amoncelle-
ments de dogmes transcendants dont il suffisait jadis de
démontrer la crédibilité pour qu'ils pénètrent en nous et
deviennent partie intégrante de nous-mêmes, soulèvent
aujourd'hui des défiances, justifiées d'ailleurs. Cela n'est
pas, semble-t-il, de notre substance intellectuelle, ce n'est
pas nous qui créons cet ordre surnaturel. Nous le rece-
vons tout fait du dehors, ôupaôev, comme eût dit Aristote.
. C'est pourquoi nous aimons mieux nous en tenir, devant les
ténèbres du cosmos, à ce qui est nous-mêmes, l'ordre de la
nature, les lois, objet de la science.
Et en conséquence Newman se plaçant ainsi que Pascal
au point de vue de ses adversaires, les rationalistes, dans le
. sujet, admet comme eux que c'est la pensée humaine qui
construit le monde. Mais cette pensée contient plus qu'elle
ne veut se l'avouer elle-même. Dieu plus intérieur que notre
intérieur, perçu par tous les mystiques. Il suffit par une
méthode d'entraînement de le faire étinceler en nous et le
surnaturel rayonnera soudain, et l'ordre qui fait l'objet de
la révélation jaillira, éblouissant de gloire la piteuse logifi-
cation que notre raison purement humaine s'efforçait de
débrouiller dans le cosmos. Ainsi le fidèle qui a été d'abord
l'incroyant, vivra selon la vie du Christ, au lieu d'en rai-
sonner le mystère métaphysique. Le primat de la raison
pratique, institué par Kant, apparaît donc, où Ton s'atten-
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96 L UN ET L IMMUABLE
dait le moins de le rencontrer, dans l'ordre surnaturel aussi
bien que dans Tordre de la nature.
Newman semble, à l'heure présente, avoir conquis un
grande partie du monde catholique. En France particuliè-
rement M. l'abbé Laberthonnière, dans ses Essais de philo-
sophie religieiiseet surtout M. Maurice Blondel, dans l'Action
et dans sa célèbre Lettre sur le dogme, se sont faits les
tenants de l'immanence. Le dépôt sacré que l'Église,
YEcclesia docens, a reçu depuis tant de siècles et qu'elle
transmet sans cesse, aux générations avides de vérité, à
YEcclesia discens, est immuable, si Ton veut. On ne sau-
rait être catholique si Ton n'admet pas, avant tout le reste,
l'immutabilité du dogme. Mais il est aussi susceptible de
progrès, ou si le mot effraie, d'éclaircissement. Et ce pro-
grès est l'œuvre de YEcclesia discens, tandis que YEcclesia
docens se réduit, dans la pensée de ces novateurs, au rôle
d'appareil enregistreur. L'une instruit, selon les révéla-
tions d'autrefois, l'autre cherche cette révélation intérieure
dont le prophète parlait, avant Christ lui-même.
Et le progrès se concilie ainsi avec l'immuable, par le
miracle perpétuel de cette Ecclesia discens qui reçoit du
dehors et fouille au dedans et se constitue le dogme qui est
sa vie à la fois par transcendance et immanence : « Tournée
amoureusement vers le passé, où est son trésor, elle va vers
l'avenir où est sa conquête et sa lumière. Mais ce qu'elle
découvre, elle a l'humble sentiment de le retrouver fidèle-
ment. » Rien du dogme ne sera renié. Il s'agit seulement
pour le fidèle, suivant la formule de M. Blondel,de le décou-
vrir en lui-même et par là de le retrouver, car il ne saurait
être, quoique issu de nous, autre que celui de YEcclesia
docens, le dépôt traditionnel légué par les conciles. 11 s'agit
surtout de croire et non plus uniquement de raisonner le
dogme... Et l'apologétique, puisqu'on ne saurait en ces
heures de troubles de conscience dédaigner les incroyants
qui de plus en plus se détachent de l'Église et repoussent le
dépôt merveilleux, sera pragmatique elle aussi. N'a-t-on pas
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DIEU DANS l'homme ET l'hOMME DANS DIEU 97
fondé, pour suivre la tradition de Pascal, une Bévue pra-
tique (T apologétique où Ton voit des articles intitulés :
Apologie vivante (1) ? La dialectique est décrétée vaine. C'est
la puissance du saint qui perpétue Jésus pour nous, suivaat
l'expression connue, elle qu'on invoque pour ramener les
âmes au dogme. Il faut vivre et non plus discuter. Et
Fogazzaro écrit : // Santo,
L'Église s'est émue de ces innovations, qui se recom-
mandent du grand nom de Newman comme on vit au
dix-huitième siècles les Encyclopédistes se couvrir sous la
gloire, très contestable d'ailleurs, de Bacon. Mais Newman
serait peut-être effaré de ce qu'on a tiré de sa méthode d'im-
manence et regretterait, à voir l'apologétique vivante de nos
jours, d'avoir cédé sur ce point capital au subjectivisme et
fait de la pensée le principe de l'ordre naturel et aussi sur-
naturel. A la façon dont parle et agit il santo de Fogazzaro,
rapidement mis en interdit par Tlndex, on comprend les
dangers de cette méthode qui laisse une trop grande part à
l'individualité.
Il est bon, accorde TÉglise, que la foi se fasse vivante, que
le dogme, loin de tomber de haut, en des âmes mal appro-
priées, ne s'introduise dans les pensées qu'après l'entraîne-
ment dont parle Pascal, et Newman à sa suite. Mais il ne
faut pas aller trop loin dans ce sens, charger la raison indi-
viduelle — tolérée seulement et déclarée dès l'origine con-
tradictoire en son essence, illogique par rapport à la raison
de Dieu — du soin d'éclaircir le dogme, laissé volontaire-
ment obscur par le Créateur. Il n'est qu'un magistère qui
s'impose, celui de l'Église, et non pas celui, infiniment mul-
tiple, des saints à la façon nouvelle, qui ont un peu trop
d'analogie avec les voyants du protestantisme primitif. Le
(1) Abbé Guibert, 15 janvier 1906.
CHIDB. 7
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9d L UN ET L IMMUABLE
dogme, quoi qu'on dise, est un dépôt auquel nui n'a le
droit de toucher, et Dieu seul, par une révélation inattendue,
pourrait ajouter, à la logiôcation constituée avec tant de
saccades et d'intermittences, un élément nouveau. L'Église
et son chef n'ont qu'un droit d'interprétation sur l'acquis
du passé, droit absolu d'ailleurs qu'ils ne sauraient parta-
ger avec qui que ce soit. Parler de progrès, comme on l'a
lait trop souvent dans l'école de Newman, c'est donc ou
jouer sur les mots, si l'on respecte le magistère de l'Église,
ou laisser toute liberté à la fantaisie individuelle, aux illu-
minations que la grâce ne sollicite pas, et par là même sortir
de la communion des fidèles à qui une seule foi s'impose.
C'est contre de telles innovations, à peine perceptibles
alors, mais aujourd'hui communément acceptées, que s'eél
réuni, semble-t-il, le concile du Vatican en 1870. Et si la
censure avec note d'hérésie n'a pas encore frappé, sauf
Fogazzaro, les défenseurs de l'immanence, c'est qu'on n'osé
pas, devant leur foi ardente, user d'une rigueur qui paraîtrait
aujourd'hui bien archaïque (1). De Taveu des théologiens
qui l'ont préparé (2), le concile du Vatican était dirigé
contre le système gunthérien. L'Église, devant cette notion
du progrès qui se dressait partout^ prestigieuse et mena-
çante pour ses droits, se raffermit dans la conscience de
son immutabilité. Une fois de plus elle formula, selon la
méthode traditionnelle, ses dogmes, avec anathème contre
tous ceux qui ne les admettraient pas, sous la forme intel-
lectualiste qu'il lui plaisait de leur donner.
Gunther en effet, pénétré de l'esprit hégélien, faisait
flotter les définitions dogmatiques et leur prêtait un carac-
tère relatif et par conséquent provisoire. Il raisonnait ainsi.
L'Église, chaque fois qu'elle veut interpréter une donnée
quelconque delà révélation, choisit parmi les explications
courantes également possibles, celle qui est la meilleure de
(1) Voir la note 1, à la fin du volume.
(2) Collée. Lac., t. VII, Acta et décréta conc Vatic.^ coi. 86 et- 538.
Cf. Denzingex^, Enchiridiqn^ n. loUi), s(|a,
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DIEU DANS i.'MOMME feT l'hOMME DANS DIEU 99
toutes, entendons par là la pluà utile au haotiieiil jJrëâëht.
Or il peut arriver qu'à des périodes où la science fUt trës
imparfaite, aux temps de la scolastique par exemple,
l'Église nâit trouvé autout* d'elle, pour matérialiset* èii
quelque sorte là parole de Dieu et l'adapter aux hblnmës
d'alors, suivant la métaphysique commune, que des systëinèâ
grossiers, voire même faux. Un jour vient où, grâce aux
progrès de la science, elle découvre cfette erreUr i:iùl etitachë
l'interprétation qu'elle a donnée un instant. Elle quitte
dès lors une doctrine pour une autre, souvent opposée, et
èii agissant ainsi, même dans l'erreur, elle ne s'est paâ
li*ompée. Car dans ses définitions successives d'un même
dogme, elle n'a pas Tinténtion de dire « cebi est vrai i),
mais seiiiement « ceci est ce que je trouve de miéui >i.
Elle ne garantit pas la vérité de la doctfinè proposée,
mais uniquement son utilité religieuse à utië date pré-
cise.
On reconnaît là le principe cher à l'école de riihmanenCè,
et l'idée de progrès que Newman, mal compris, avouons-le,
a contribué à mettre à là mode dans les milieuî religieux,
il y a, tout en respectant le dogme, possibilité de progrès,
déclare-t-on. Oh conserve haatériellement la chose, mais oii
la traduit dans un langage métaphysique différent, mieux
approprié à notre époque. C'est ainsi que Gunther retenait
très exactement les termes de tous les dogmes, Trinité,
Incarnation, Eucharistie, mais eh changeant du tout au tout
le sens, amenant les formules du concile de Trente à signi-
fier un certain nombre de doctrines philosophiques émpriiii-
tées à Kant et à Hegel.
Chacun sait avec quelle violence le concile du Vatican à
jeté Tanathème au principe d'autonomie, à ces hantises
d'autothéisme qui sont dans l'air depuis Kant et auxquelles
succombent trop aisément les tenants de l'immahehce. En
effet, tandis que M. Blondel reste dans l'orthodoxie, en
mêlant peureusement transcendance et immanence, en fai-
sant non pas découvrir, au sens propre du mot, mais
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100 l'un et l'immuable
re/roui;er le dogme catholique . qui sommeille au fond des
consciences, d'autres viennent et tous les jours croissent en
nombre comme en audace qui, à la suite de Gunther, s'at-
taquent aux formules intellectualistes de l'Eglise. Sous
couleur de pragmatisme, ils évident le dogme catholique de
tout ce qui en fait Tessence, le ramènent à une suite de pen-
sées actives — on connaît le procédé — dont Christ serait
bien étonné, si son ombre soudain revenait nous visiter
quelques instants...
Ainsi M. Edouard Le Roy, dans un article qui a fait de-
puis deux ans couler des flots d'encre, se pose cette question :
Qu'est-ce qu'un dogme (1) ? Et la solution personnelle qu'il
apporte a soulevé des protestations effarouchées dans le camp
des théologiens, professeurs de séminaire en général et fer-
vents de la philosophie scolastique, par ordre du pape d'ail-
leurs. Devant le daoger de l'immanence, le Vatican a eu re-
cours au docteur angélique et a imposé à ses théologiens
l'étude de la Somme de saint Thomas, jusqu'alors bien dé-
laissée.
Le pragmatisme de M. Blondel, fidèle à la tradition de
Newman qui est loin de condamner la raison, est, comme il
convient à l'orthodoxie, suffisamment teinté d'intellectua-
lisme. A la suite d'un entraînement dont l'école a soin de
déterminer les phases (2), dès que l'acte de foi éclate, toute
la dogmatique entre soudain en nous, mais vivante et non
plus figée comme jadis, cristallisée en logifications abstraites
depuis des siècles et partant inassimilables. Le surnaturel
que nous contenions sans le savoir, envahit tout notre être.
La construction lourde, lentement édifiée à travers tant de
conciles, s'accorde dès lors avec notre pensée, dûment
éclairée, soulevée par ce qu'on appelait jadis la grâce. Et
c'est l'accord merveilleux de la raison divine et de la raison
humaine, cette fusion qui arrachait des pleurs à Pascal que
(1) Quinzaine, 16 avril 1905.
(2) Brémond, Newman, Psychologie de la foi.
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DIEU DANS L HOMME ET L HOMME DANS DIEU 101
Newman retrouve dans ses exaltations. La méthode d'imma-
nence aboutit donc dans ses disciples immédiats en une
illumination subite de Tincompréhensible, la réduction de
ce qui était incommensurable, tranchons le mot, par un acte
d'intelleetualité.
M. Edouard Le Roy va plus loin dans le sens du pragma-
tisme. L'acte de foi vivant lui suffit : il constitue le dogme à
lui tout seul. Le reste n'est que travail discursif de défini-
tion, variable avec les individus, et, par suite, n'a rien d'ab-
solu, comme tout ce que recommande l'Église. Libre à nous
de le transposer, à la façon de Gunther, dans n'importe
quelle phraséologie philosophique. Ne peut-on pas exprimer
les mômes vérités mathématiques suivant des géométries
différentes? Il y a, sous la croûte des formules, ce que
M. Edouard Le Roy appelle une réalité sous-jacente, et qui
les déborde indéfiniment, de l'aveu de tous les théologiens.
Par la foi nous atteignons cette réalité, la seule chose qui
importe, par nos actes nous avons le pouvoir de la traduire
au dehors. Et ces actes, qui ont pour but le salut, seront une
invention de tous les instants, car, ainsi que le pressentait
Gunlher, rien n'est plus mouvant que cette réalité mysté-
rieuse du dogme. Il n'y a de précis que les formules, tout le
discursif, et celui-ci ne compte pas, tellement on s'efforce
de réagir contre l'intellectualisme et de s'en tenir à la philo-
sophie de l'action. De là le trouble perpétuel du croyant qui
cherche sans cesse, et erre dans les ténèbres, appelant cette '
révélation intérieure immanente, évanouie, semble-t-il, de-
puis les âges primitifs du christianisme.
Et le pragmatisme s'aggrave avec M. Dimnet, par exemple,
qui pour battre en brèche l'intellectualisme des théologiens,
attachés par ordre supérieur à la Somme^ va chercher, sui-
vant la tactique bien connue, des armes en pays étranger.
Il nous a donné récemment : la Pensée catholique dans r An-
gleterre contemporaine, et c'est après le précurseur Wiseman,
une étude du voyant, l'incomparable Newman, chef de
chœur, puis de tous ceux qui l'entourent là-bas et le conti-
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103 h*Vfi ET L^tMMUApLÊ
nue&t, Tyrrell (1), Lully, William Barry, oplui surtout, qu'il
appelle le théologien laïque (}e l'évolution, Wilfrid Ward.
M. Edouard Le Roy admettait au moins quelque chqse
d'immuable, la réalité sous-jacente sinon la formule qu'il
est possible de transposer dans toutes les phraséologies pos-
sibles. Il pouvait donc, par le fait de cette immutabilité
dogmatique ainsi entendue, se dire et se croire catholique,
même après le Syllabua, La condamnation du pragiQ^t^sme
n'y est pas contenue en effet en termes fornjels. On se con-
tente d'y préférer l'intellectualisme et dçs encycliques pos-
térieures ont recommandé particulièrement les formules
thomistes, mais sans en faire une question vitale pour la foi.
Avec M. Dimnet, ce n'est plus seulement la forme qui s'en
va à vau-l'eau, à la façon de Gunther, c'est aussi le fond. Et
s'il achevait sa pensée dans le pragmatisme, — ce qu'il ne
saurait manquer de faire tôt ou tard, étant donné le courant
qui l'y porte — la vie du chrétien serait mouvance per-
pétuelle. Les troubles dont parle M. Edouard Le Roy se
changeraient en sursauts et convulsions diaboliques.
Admettre en effet avec Gunther la relativité, ou tout au
moins la capacité d'évolution des formules dogmatiques,
c'est, quoi qu'on veuille, faire entrer le mouvement, l'en-
nemi du catholicisme, dans le dogme. Et l'on ne peut pas
longtemps pratiquer cette dichotomie qui semble si natu-
relle à M. Edouard Le Roy. Le roobilisme gagne la réalité
sous-jacente après la définition discursive. Et les théologiens
s'élèvent avec violence, crient douloureusement à M. Dimnet,
à ceux qui vont plus loin que lui encore, toujours plus loin,
M. Marcel Hébert, par exemple (2) : « Qu'adviendra-t-il du
christianisme si la doctrine de l'évolution et le relativisme
qui en découlent s'imposent à tous les esprits cultivés? Il
paraît impossible à la pensée moderne d'accorder avec l'idée
(\) L'auteur de Lex Orandi, le plus maltraité, paraît-il, dans l'En-
cyclique Pascendi, V. la noie 1, à la fin du volume.
(2) De M. Marcel Hébert lire la « Dernière Idole, la personnalité di-
vine », juillet 1002, Revue de métaph. ei de morale.
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II-
blEU DANS L^HOMMË ET L^HOMME DANS DIEU
103
de l'universelle relativité et du perpétuel changement une
notion de la révélation, de rinfaillibiiité de TÉglise et de la
finalité du dogme excluant la possibilité d'une modification
et réclamant le privilège de la vérité absolue... »
Il adviendra ce que M. Marcel Hébert, sans scrupule, a
entrepris : la grande débâcle des faits miraculeux, Texplica-
tion, Tatténuation de tout ce qu'il y a de surnaturel dans le
dogme et par suite la réduction du christianisme, à peine
réchauffé par le souvenir du Christ, à un ensemble de sym-
boles que l0 souffla de la raison humaine dispersera tôt ou
tard...
Et c'est pourquoi du haut de la colline du Vatican, la pa-
role d'Unité et dlmmutabilité qui éclata jadis pour la pre-
mière fois sur le Sipaï, persiste à tomber, toujours la même,
dans les dmçs, sans souci du mouvement, dont les vagues
e3S8iient de la couvrir de toutes parts. Et pour transmettre
le dépôt de la foi, l'Église continue d'employer les formules
intellectualistes inaugurées par le johannisme, les seules
qui soiOQt imn)uables, étant discursives. L'immanence offre
trop d'a/ea, laisse à l'individualité humaine une liberté
trop grande, pour que l'Église adopte ses procédés, appro-
priés peut-être à l'apologétique quand il s'agit des incrédules
mais périlleux pour les croyants.
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,-' ,-:':wrs-
CHAPITRE II
LES FORCES DANS L'HOMME ET L'HOMME DANS LES FORGES
Le catholicisme, tout en développant par une force inté-
rieure mal définie à dessein, la lo^fication dont le premier
mot retentit au Sînaï, n'a jamais consenti, dans le cours de
sa formidable histoire, à anéantir la chose vacillante entre
toutes, au-dessus des vagues de ténèbres, la raison humaine.
Par une condescendance étrange qui lui a valu les révoltes
sans nombre de la gnose, l'Église s'humilie à discuter avec
elle, à justifier devant cette ennemie, quoi qu'elle en pense,
toujours prête à faire d'elle-même la mesure de toute chose
et à nier tout ce qui la dépasse, l'énigme de son essence. De
là tant d'apologétiques où la foi reprend, sans lassitude, le
syllogisme delà crédibilité, expose la raison de ses dogmes.
A peine çà et là quelques mystiques, dédaignant cette lueur
qui tremblote, se jettent hardiment dans les vagues et, sans
l'aide de la ratiocination, vont, illuminés, jusqu'à Dieu dont
ils s'éblouissent. Et le catholicisme condamne le plus sou-
vent ces enfants perdus qui ont le tort unique d'abonder
par trop dans son sens.
On peut s'étonner d'une telle attitude que les intransi-
geants de l'Église ont appelée à juste titre une faiblesse, en
songeant au dogme rigoureux qui est en quelque sorte la clef
de voûte de tout le système, celui de Tomniscience de Dieu,
entraînant nécessairement la prédestination. Ôtezce dogme,
tout le reste est prêt à s'écrouler. C'est pourquoi Pelage,
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LES FORCES DANS L*HOMME ET l'HOMME DANS LES FORCES 105
défenseur des droits de Dieu aux dépens des droits de
rhomme qui pour lui pèsent si peu, remet en Dieu tout
pouvoir et Thomme, dans cet Islam avant la lettre, s'anéantit
en la volonté qui Fenveloppe immuablement. Mais Tortho-
doxie n'ose aller jusque-là et avec Taugustinianisme laisse
dans rhomme un élément de liberté, nec plus quam mini-
mum, ainsi quela faculté de Tabsurde abandonnée aux atomes
d'Épîcure et par qui le monde peut se construire... Elle
décrète que Dieu, ayant fait l'homme à son image, lui a
réservé, toutes proportions gardées, une étincelle de sa rai-
son énorme, qui est Tâme du cosmos. Pas de différence de
nature entre les deux choses que certains mystiques veulent
voir séparées par un abîme, comme le Chien, constellation
céleste, et le chien, animal aboyant. La raison humaine est
de même essence que la raison divine. Elle est seulement
enténébrée par le fait de la chute, mais il lui est possible,
grâce à la révélation que la théologie, comme une lumière
éblouie lui apporte, de remonter au ciel des âmes, dans la
fusion de l'homme et de Dieu qui est le salut,,. Et l'Église
excommunie ces docteurs moroses qui frémissent devant
rhumanité, n'en voient que les tares, nient la parcelle
de divinitéqu'eile contient et dont Christ, en descendant
sur la terre, a dévoilé aux yeux de tous le mystère.
De là ce qu'on a nommé scolastique et dont nous ne sommes
pas sortis encore, malgré les tentatives faites par le prag-
matisme de nos jours pour secouer le joug d'intellectualité
et vivre ce sur quoi l'on a si longtemps ergoté. L'Église laisse
à la raison humaine la faculté de discuter sur l'essence de
la révélation, mais à la condition de s'en tenir aux questions
seules que la théologie soulève. Tout le reste, ce que Dieu
n'a pas daigné aborder encore et qu'il a volontairement
maintenu jusqu'ici dans l'ombre, est un terrain défendu où
il est périlleux de s'avancer. Les foudres ecclésiastiques
risquent d'arrêter le téméraire qui s'en irait à tâtons, parmi
tant de nuit. Philosophia ancilla theologiae, telle est la for-
mule qui a été celle du moyen âge, et qui demeure valable
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106 L*UN Et L'imMUAÈL^
aujourd'hui encore pour FÉglise, car elle peut amplifier Iqs
dogmes, Tobjet de sa foi, mais non en dénaturer le sens
profond qui est l'immuable.
La philosophie est donc, dans cette conception, chose très
simple» Telle chose étant donnée comme vraie, faut-il Ten-
tendre dans tel ou tel §ens ? La pensée humaine a'a pas à
poser des problèmes ni moins encore des solutions. Tout
cela lui est fourni par Dieu qui parle déjà sur 4e Sinaï et de
plus en plus clairement révèle la logification du monde,
dont nul dès lors n'a la permission de douter. La raison
n'a qu'à s'exercer sur les paroles de Dieu, telles que l'Église
les lui transmet. Elle n'a qu'un droit de commentaire et
d'interprétation. Les Sic et Non dont le curieux Abélard
donne le modèle sont les premiers balbutiements, timides
encore, de cette ratiocinalion que TÉglise ne daigne pas écra-
ser, que ses théologiens respectent même parce qu'elle est
un peu de la Raison divine. Peu à peu, usant de 1^ latitude
qu'on lui accorde, elle va s'enorgueillir jugqu'à se substituer
à Dieu, faire d'elle-même le centre du cosmos. Mais les
temps sont loin encore et l'individuation à ses débuts, trop
heureuse d'être épargnée par la puissance démesurée qu'elle
sent éparse autour d'elle, dont elle garde le frisson depuis
la première révélation, si ténébreuse encore et d'autant plus
révérée, se fait humble, se contente d'opposer sur chaque
point autorité contre autorité, sans émettre sur le fond
le moindre doute. Il y a diverses interprétations possibles
d'une même parole de Dieu, telle est la plus grande har-
diesse de la raison à cette époque. Et elle ajoute: Vraiment
Dieu eût pu s'exprimer plus intelligiblement, mais cela est
déjà de l'hérésie et ne se formule qu'à voix basse.
Lçs individuations — le multiple, pour parler la langue
des anciens Éléates — ont toutefois à se défendre, durait-
le moyen âge, contre l'absorption de l'Un, le panthéisme
qui, en dépit des affirmations de l'Église, est le fqnd de l'ortho-
doxie. Vainement veut-on accordera la distinction, ç'est-à-
dire à la multiplicité, quelque liberté, voire mêmQ qujsilgue
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ki
LÈS FORCES DANS L*HOMME ET L*HOMME DANS tES FORCES l07
droit. L'Un est toujours là, trop puissapt pour souffrir
qqoi que ce soit devant lui. Et les mystiques de tout temps,
faisant bon mqrché de cette raison individuelle que TÉglise
tolère, se sont noyés dans son essence ineffable, seuls chré-
tiens jusqu'au bout, s'anéantissant comme le Christ au Cal-
vaire, pour tous et en tous. Longtemps Tontologie de TËglise,
conformément aux tendances que celle-ci ne peut renier,
sous peine de ne plus être elle-môme, a donc été réaliste, et
Ton sait ce qu'i) faut entendre par ce mot à Torigine de la
scolastique. C'est logiquement la définition se faisant par
l'universel, sans qu'il soit possible d'y faire entrer un élé-
ment de distinction, jugé par trop misérable devant l'es-
sence souveraine. C'est religieusement la négation de ce peu
de liberté que l'augustinianisme laisse à l'homme, Timmo
bilisation dans la loi qui étreint et englobe, sans qu'un sur-
saut puisse dégager l'individualité, ne serait-ce qu'un mo-
ment, la poser, indépendante et révoltée, devant la toute-
puissance de Dieu. Aussi Abélard, l'initiateur des Sic et
Non où les doutes de la pensée humaine s'accumulent, où se
pressent pour la première fois la possibilité d'une scission,
mieux encore d'une opposition farouche entre les deux
ordres de raison, l'humaine et la divine, la science et la foi,
a-t-il bien soin de railleries maladresses logiques de ce réa-
lisme, tel que Guillaume de Champeaux l'exposait à ses
ouailles, s'empôtrant dans les mille difficultés, compliquées
par le substantialisme, que suppose la conciliation de l'Un
et du multiple.
L'orthodoxie, éclairée par Tardente polémique de l'auteur
des Sic et Non, s'empresse d'abandonner le réalisme. Elle
découvre en lui le panthéisme qu'elle a déjà repoussé aux
temps de la gnose, les hantises d émanation sous lesquelles
elle a failli, une fois déjà, être engloutie. Et le conceptua-
lisine tel qu'Abélard Ta institué est introduit peu à peu dans
l§s Sommes qui se succèdent, dès lors, jusqu'à celle de saint
Thoipa^. Mais le substantialisme est toujours au fond de
Qçtte. OQtologie nouvelle qui s'autorise maintenant (î'Aristote
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108 LUN ET L IMMUABLE
primitivement condamné par l'Église. Et c'est pourquoi,
malgré les dénégations du docteur angélique, le pan-
théisme auquel l'orthodoxie ne pourra jamais se dérober
entièrement, est au fond du thomisme, la pensée catholique
la plus développée jusqu'ici.
Les universaux ne sont plus que concepts, si Ton veut, et
la matière, comme au temps du naïf Guillaume de CSiam-
peaux, ne les appesantit pas pour rendre impossible tout jeu
du multiple au sein de TUn et engluer les individus dans la
substance. Mais ils sont néanmoins imprégnés d'infini, con-
tinuent à être les pensées de Dieu, et cela nous montre com-
bien le conceptualisme du docteur angélique est resté réa-
liste, au sens profond du mot. Une part toutefois est faite à
l'individuation. Celle-ci résulte assurément de l'union des
formes qui sont en Dieu, par l'acte de Dieu, et ainsi se définit
encore par l'universel. Mais le thomisme tient compte d'un
élément de distinction, la stérésis, dont il emprunte la con-
ception à Aristote, le sujet indéterminé dans lequel il n'y a
rien d'où 11 puisse sortir de l'être, mais qui néanmoins per-
met l'individuation, si faible soit-elle, au lieu de l'ab-
sorption en Dieu, toute réalité consistant dans l'essence
seule, aboutissement fatal du réalisme.
Du reste, ayant fait le sacrifice à l'orthodoxie de cette part,
si minime mais jugée suffisante, à l'individualité — et cela
à seule fin d'échapper au panthéisme redouté — le docteur
angélique revendique de nouveau les droits de Dieu aux
dépens de ceux de l'homme. Le multiple est une fois dç plus
englouti dans l'Un par la thèse de l'éternité simultanée.
Tout ce qui est succession, donc individuation, n'est en
réalité qu'apparence, ainsi que l'avaient pressenti les Éléates.
Pure illusion, tout ce que le multiple pourrait s'attribuer
dans le temps. Il n'y a de réel que ce qui est enfermé dans
l'intuition divine, embrassant toutes choses à la fois en tous
les ordres possibles. Et Tindividuation qui, un instant, par
la part de matière qu'elle recèle, semblait se dérobera la
toute-puissance de rUn, abdique et remet sou essence lumi-
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LES FORCES DANS L HOMME ET L HOMME DANS LES FORCES 109
neuse aussi bien que ses possibilités encore ténébreuses
entre les mains de celui qui sait tout. . .
Le scotisme dont Tascendant a balancé un instant le
succès du thomisme, accorde plus de place à Tindividuation
et lui permet de s'évader des mailles panthéistiques où la
tenait le réalisme d*abord, puis, après Tabandon de Platon,
le conceptualisme pseudo-aristotélicien, devenu avec le doc-
teur angélique, le dogme de TËglise. Le docteur subtil a
nettement vu les dangers que court Tindividualité dans
Tune et Tautre doctrine. Jusqu'alors pour les réalistes
comme pour les conceptualistes, elle ne se défînit que par
Tuniversel ; dans Tordre religieux et non plus seulement on-
tologique, elle s'anéantit dans Tessence de Dieu ou tout au
moins de Christ, son intermédiaire. Et Duns Scotse demande
comment il pourra lui constituer une substance spécifique
particulière par qui elle pourra s'ériger indépendante sinon
rivale de celle de Dieu, échapper ainsi, par un élément de
contingence mystérieuse, ce droit à labsurde qu'Épicure
déjà lui accordait, à la nécessité de l'universelle déduction.
Duns Scot fonde son raisonnement sur le principe des
indiscernables en qui Leibnitz, aussi panthéiste que saint
Thomas d'Aquin, sans l'avouer non plus, verra l'ennemi lui
aussi... Une espèce étant donnée, prenons là-dedans un indi-
vidu quelconque et dépouillons-le de tous les accidents.
Recommençons Topération avec d'autres individus et cela
indéfiniment. Nous obtiendrons ainsi une pluralité d'indis-
cernables, possédant tous également les caractères distinc-
tifs de l'espèce que nous pourrons dès lors appeler indivi-
duation\ puisque, suivant la définition même, ces caractères
ne sauraient se retrouver réunis dans aucune autre espèce,
sinon toutes deux coïncideraient. Le docteur subtil nomme
cette individuation l'hseccéité, mais le nom ne fait rien à
l'affaire. D'où peut-elle provenir? De la matière? Impos-
sible, déclare Scot encore imprégné sur ce point d'aristoté-
lisme. La stérésis, pure virtualité, ne reçoit forme que d'un
acte extérieur, donc ne saurait être par elle-même un prin-
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110 LUN ET L IMMUABLE
cipe de distinction. Sera-ce donc de la forme? Mais celle-ci se
définit nécessairement par une qualité, c'est-à-dire une
chose qui convient à plusieurs et par cela même est l'uni-
versel. Elle ne peut donc pas produire V unité simple des
sujets multiples dont elle est l'attribut. Il en résuite que
rindividuation est une chose irréductible et ne peut s'ex-
pliquer que par un acte surnaturel de création. Il y a donc
eu autant de créations particulières que d'espèces, c'est-à-
dire d'individuations au sein desquelles les distinctions
accidentelles se sont multipliées, toutes celles-ci sont reliées
logiquement à un prototype, œuvre de Dieu, détaché dans la
série des temps. Pas d'éternité simultanée supposant en la
pensée souveraine les essences, réductibles l'une à l'autre,
dans l'Unité de la Raison, mais une éternité successive, une
suite de décrets, qui, au cours des âges, ont institué les espè-
ces une à une — donc irréductibles à cette logique formi-
dable de l'Un qu'impose le magistère de l'Église, interpré-
tant la révélation ténébreuse du Sinaï.
Au cœur du monde, la volonté, supérieure à la raison, est
susceptible, tellement est grande la puissance de Dieu, de
soubresauts brusques. Rien ne l'empêche, puisqu'elle pré-
cède la rationalité et la fonde même, qu'elle se désavoue et
même finisse par se tuer. Le suicide de Dieu, acte de néga-
tion métaphysique qui entraînerait celle du cosmos, rentre
dans Tordre des possibilités. Et le plus étrange, c'est que le
docteur subtil, en exagérant les droits de Dieu jusqu'à les
mettre au-dessus non seulement de l'Anaiikô aveugle des
païens, mais encore de la Raison du christianisme thomiste,
proclame un des premiers les droits de l'homme, tant est
grande sa haine du panthéisme, tant sa passion de la liberté
et de l'indépendance s'exalte à propos du mystère de l'indi
viduation. Le lien substantiaiiste qui jusqu'alors étreignait
le Créateur aussi bien que les créatures, en faisait un tout
à peu près inextricable où Pelage et Augustin essayaient de
donner plus de force soit à Dieu, soit à l'homme, est relâ*
cbé sinon dénoué par Duos Scott
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LES FORGES DANS L^HOMME ET L*HOMME DANS LES FORCES 111
Dieu s'érige au-dessus des essences mêmes qui jadis liii
étaient supérieures, et ses décrets faits pourTéternité, révo-
cables toutefois, procèdent d'une liberté merveilleuse, que
rien ne nécessite. Et d'autre part, cesindividuatious, jaillies
ainsi du néant, au long de l'histoire, sont indépendantes
l'une de l'autre et même de Dieu, tant que dure le décret
qui les a créées. Duns Scot n'ose pas aller jusqu'au bout de
sa pensée et l'Un et le multiple s'enchevêtrent encore sui-
vant la fantasmagorie de cette métaphysique substanlialiste
qui était la foi ontologique de l'époque. Mais la substance
qui constitue le fond de toutes ces unifications tour à tour
créées par Dieu, vient à se dénouer soudain. Il ne restera
plus devant la personne de Dieu, contingence éternelle qui
se déguise sous la nécessité des uniformités naturelles, que
les individuations, à leur degré le plus élevé, les personnes
humaines, liberté non moins éternelle qui se révolte sous la
contrainte des lois et revendique les droits de la créature,
différant en degré mais non pas en nature de ceux du Créa-
teur.
Il n'est donc pas étonnant que l'orthodoxie, après quel-
ques hésitations, ait repoussé le scotisme et crié comme
l'antique : Timeo Danaos et dona ferentes. Le présent que
lui offrait le docteur subtil, cette exaltation de Dieu au-des-
sus de toutes les essences, pouvait entraîner pour elle les
plus redoutables conséquences, c'est-à-dire l'exaltation des
créatures, après le Créateur, au-dessus de ces mêmes es-
sences, la conception d'un monde tout de liberté — et aussi
de rébellion perpétuelle— opposé à celui du thomisme, tout
de logique et d'asservissement. Malgré les condamnations
qu'elle a lancées à diverses reprises contre le panthéisme,
TEglise ne peut se soustraire à la pensée d'absorption qui
en est le fond. Vainement Taugustinianisme s'est efforcé de
laisser quelque pouvoir au libre arbitre humain. La terreur
de lui voir prendre trop d'extension a fait repousser le sco-
tisme, qui cependant accordait à Dieu un pouvoir si formi-
dable, jusqu'à s^ mer et par là môn^e tout {'univers, si tel
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112 i/UN ET l'immuable
était soudain son bon plaisir. L'Islam n*est pas allé jusque-
là... L'Eglise a mieux aimé mettre au cœur du monde la
Raison, dût la liberté de Dieu en être quelque peu réduite,
tellement la contiogence et ses sursauts lui inspirent une
défiance, si bien justifiée par la suite.
Traduire en langage nominaliste les idées de Duns Scot,
affranchir les individuations de ce lien substantialiste que
le docteur subtil n'avait pas osé dénouer tout à fait — telle
futrœuvrede Guillaume d'Ockam, son disciple. Les lois
naturelles flottent donc, détachées de la substance où les
enserrait encore le scotisme, mais Taudace de notre nomi-
naliste s'arrête là. La réalité de Tunivers légifié suivant les
décrets de Dieu, successifs et non plus simultanés comme
pour le thomisme, n'est pas un seul instant mise en doute.
Guillaume d'Ockam va jusqu'à admettre encore, presque à
la fin du moyen âge, les universaux. Il lui suffit d'en faire
les pensées de Dieu à titre de simples représentations, c'est-
à-dire qu'ils existent en nos propres cérébrations, ce qui
est, de façon quelque peu irrévérencieuse, assimiler, au
point de vue de la forme s'entend, les deux esprit^ que
l'Eglise tient tant à distinguer, le divin et l'humain. Le dis-
ciple, non plus que le maître, n'a donc pas tiré du principe
de contingence ce qu'il contient de façon indéniable, la dis-
sociation des lois ou des catégories, considérées comme
autant d'individuations qui résultent d'un acte distinct de
création. Le cosmos s'unifie comme pour l'orthodoxie et de
façon éternelle, mais d'une éternité qui est successive et
non simultanée, question de détail. Les temps viendront
où les conséquences du scotisme, pressenties par l'Eglise
— d'où la condamnation du subtil docteur, — éclateront à
tous les yeux.
En attendant, Guillaume d'Ockam se contente d'instituer
la méthode empirique. Suivant les principes établis par
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LES FORCES DANS l'hOMME ET l'hOMME DANS LES FORCES IIS
Duns Scot, tout ce qui existe est déterminé individuelle-
ment et ne saurait en conséquence être défini par de Tuni-
versel, comme le proclame à tort le thomisme. Une chose,
par cela seul qu'elle est, est cette chose : haec res, et c'est en
cela 'que consiste Vhœccéitéj l'individu a tion, qui peut être
révélée par Texpérience seule. Impossible en effet d'en
chercher une explication quelconque dans une raison supé-
rieure, contenant a priori TuDiversel. Le scotisme met à
l'origine de chacune des hsccéités un acte mystique de créa-
tion qui se dérobe à toutes les déductions de notre pensée.
Peut-être Dieu, dans sa propre conscience, a-t-il unifié sui-
vant un ordre logique la série des' créations disséminées
dans le temps, et l'éternité successive du scotisme, au point
de vue chrétien, revient-elle en dernière analyse à l'éternité
simultanée du thomisme. Mais cela est clos à nos recherches.
Guillaume d'Ockam est donc ainsi l'initiateur de l'agnos-
ticisme par qui la pensée humaine, se désintéressant de
celle de Dieu, s'enfermera désormais dans son domaine,
celui des sens. Mystère à l'origine de chaque espèce, indivi-
duation nouvelle étincelant soudain dans la nuit, par un
acte de volonté divine. Contentons-nous d'en déterminer les
caractères essentiels. Et Guillaume d'Ockam, ainsi que tous
ceux qui l'ont suivi — ils sont innombrables —ne croit nul-
lement en procédant ainsi se détacher de la révélation. La
science n'a nullement divorcé avec la foi. Le cosmos conti-
nue d'être unifié par une logique supérieure dont l'Eglise
chrétienne a le secret, transmis par Dieu. Il convient donc,
antérieurement à toute recherche empirique, d'admettre
aveuglément, comme il est imposé, tout ce qui fait l'objet
de la révélation de Dieu aux hommes et de se soumettre, sur
les points obscurs, au magistère de l'Eglise. Mais la chose
admise, il faut changer de point de vue.
Et c'est en cela que je verrais aussi volontiers dans les
spéculations de Guillaume d'Ockam l'origine de l'auto-
théisme, l'étrange substitution de Vhomme à Dieu dans l'or-
ganisation du cosmos, qui va aller s'afiermissant de Des-
GHIDE. 8 "
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114 ï- CTÏ BT L IMMUABLE
cartes à Kaiit«e4;«e6 sueceeseurs. Le point de départ ne sera
plus Dieu, et la considération des essences en lui, >d'où la
possibilité de -descendre par déductioda jusqu'aux indivi-
dualités que l'on définit totaleaient parTunii^ersel. Ce «era
rhomme. Il ne s'agit pas eœore de sa raison, la lufBÂ^re gvi
tremblote et que l'Eglise a si longtemps humiliée, sans vou-
loir toutefois souffler dessus, mais des sens, ouverts sur
Taniveps du tbomisme, si bien pénétré de mystère, miracu-
leux. Péniblement les sens débrouillent les h«ccéités, pour
parler la langue du docteur subtil, les relations, pour em-
prunter celle qui sera courante bientôt dès le^eizième siècle.
L'Eglise combat seulement les dogmatismes qui «-érigent
contre le sien, principalement le pantèiéisme dont elle est im-
prégnée elle-même, mais «ans l'avouer. Elle n'a pas d'armes
contre l'empirisme, qui par moments devient le scepticisme.
Elle se désintéresse de <^es fouilles opérées par les sens en
plein mystère, ée mém^que mos empiristes laissent de odfeé
Dieu, proclamé inoonnaisaable. Nul 4ans l'Ëlglise ne songe
encore à dire que ces hardis aventuriers de l'inconnu, anr^-
solvant par une science humaine les énigmes du coamos,
ébranlent en quoi que ce soit la science «divine que 4étîant
l'Eglise. Guillaumed'Ockama reconduit Dieu jusqu'aux imsà-
tières de rinconnaiseabte, à l'instar de tel ou tel positiviste
moderne et l'orthodoxie n'y voit aucun imal. Le coniU4;'€Miktiie
la science et la religion «l'a pas técla^é. (Lofngtem,ps encoice
l'Eglise continuera d'^aocepter tout ce que les sens apportent
de lumière hum^aine à la connaissance du cosmos et qui ne
ioontoredit en rien la lumière «urna^turrelle dont elle J'enve-
loppe lout entier. Elle ne s'effarouchera rdela rscienoeiqu'à
rheure ofù la raison — et n«a plus les sens *— pdPéjteaadra
reconsfittter par la puissance quasi-divine qu'elle >s!attri bue
soudain, l'univers si embrouillé jusque-là^et si éa^maj^que
4e par la \^ol0®té «de Dieu.
Guillaume d'Ockam a donc pu, «ans létre inquiété par les
-foudres ecolésiastiques, substituer l'hommeià ii&teu o<Hnaapie
^nt de défMtift'deila «oieso^e. Urne fait ^ la r^aisoncqne le
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LES FORCES DANS L HOMME ET L HOMME DANS LES FORCES 115
lieu des universaux, de même qu'en Dieu, et laisse toute
Tactivité cosmique à la puissance indéchillrable de création
dont Tunivers a résulté. Du moment qu'il ne s'agit pas du
pourquoi, mais du comment, TEglise laisse faire et ne voit
pasrennemi dans la science purementempirique de Tépoque,
si respectueuse d'ailleurs de la construction logique qu'elle
ejisëigne...
De là cette investigation des secrets de la nature qui n'a
pas cessé durant tout le moyen âge et que l'Eglise tolère,
aide ^lème par instants. Un effroi s'empare des âmes à s'in-
sinuer dans le domaine de l'expérience, à travers cette forêt
de la nature où, à chaque détour, elles peuvent être frappées
par la main redoutée du diable. Des curiosités que les Arabes,
suppôts de Satan peut-être, ont éveillées, hantent les cer-
veaux. D'avoir satisfait à quelques-unes parmi tant d'autres,
laissées ténébreuses autant que les gouffres d'enfer, Albert
le Grand acquiert une gloire immense... Deux obstacles re-
surgissent à chaque pas, entravent cette angoissante péné-
tration du cosmos durant des siècles, le démon de l'abstrac-
tion réalisée qui embarrasse de substantialisme la recherche
des conditions empiriques des phénomènes, et celui du
commentaire sans fin qui, au nom du principe d'autorité, em-
l)rQuille les intelligences avec les solutions périmées de Taris-
totéUsme...
^Guillaume d'Ockam mit donc face à face la pensée hu-
maine et le mystère des relations cosmiques, dépêtrées de
,tûut substantialisme. Il ne faisait d'ailleurs que suivre, sans
qu'il s'en dputât le moins du monde, l'isolé Roger Bacon,
bien antérieur au scotisme et par cela même incompris to-
talement de son temps, en qui l'individuation, l'haeccéité,
le fait d'être ceci et non cela, n'osait s'affirmer, dans l'ab-
sorption de l'universel. Mais la ipéthode scientifique qu'^1
iaajigpra fut presque aussitôt compromise par la Renais-
.sance et entre les deux termes qu'il avait si audacieu^ement
mis en présence — tout en respectaut les droits de Djqu,
.relégués dans ri^nconnaissable —.les âmes.^Qs morts, ,par
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116 L UN ET L IMMUABLE
Ton ne sait quelle aberration dont nous ne sommes pas
encore affranchis à Fheure présente, se mirent à flotter.
Et la pensée humaine, à qui les nominalistes du moyen
âge expirant reconnaissaient déjà une puissance, s'enfle
soudain de tout Torgueil de Fàme antique, ressuscitée par
les érudits. Le paganisme n'a rien soupçonné, sauf par ex-
ception, dans les mystères orphiques par exemple, de cette
humilité devant le Dieu Un, qui devait être le plus clair en-
seignement du christianisme naissant. Il n'a connu que
Texaltation de Tindividualité, érigée devant les forces énig-
matiques, tyrannie des humains et aussi des dieux, multi-
pliés donc contradictoires... Et un souffle de mort envahit
les pensées qui déjà s'ouvraient merveilleusemei^t à la
vie trouble. Sous prétexte de rationalité — le mot, non
moins que la chose, ne tardera pas à se répandre, — elles
s'attachent aux visions d'autrefois qui sont les seules pures,
celles d'avant le commentaire. A Theure même où le nomi-
nalisme introduit la méthode empirique, Taperception di-
recte du cosmos et de ses relations enchevêtrées — qu'il y
ait ou qu'il n'y ait pas Dieu derrière, l'Eglise elle-même
pardonne ou s'en désintéresse — la Renaissance ou ce qui
se pare de ce nom, pétrissant de mort l'âme inquiète que
la révélation ne contente pas, fait revivre les cadavres de
tous les idéaux abolis depuis tant de siècles et corrompt par
là même les sources de la vie. Entre le sujet et l'objet, cette
nature dont Roger Bacon, incompris de tous, démêlait sans
intermédiaire les énigmes, s'interposent les solutions de
jadis, non plus seulement celles d'Aristote, mais de tant
d'autres dont inlassablement on secoue la poussière...
Ce ne sera d'ailleurs là qu'un retard et bien des esprits,
s'aflranchissant du commentaire, ne se croiront pas pour
cela obligés de revenir au texte primordial, considéré comme
définitif et susceptible d'enchaîner à jamais la puissance
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LES FORCÉS DANS l'hOMMË ET l'hOMMB DANS LES FORCES 117
dlnvention. Il est étrange comme deux courants s'entre-croi-
sent dès lors dans la Renaissance et dans l'œuvre prodi-
gieuse qui la résume, celle de Rabelais. Cet évadé de mo-
nastère a une soif immense d'apprendre, et tout ce que
Fantiquité, avant les barbouillamenta^di écrit péle-méle, s'en-
tasse dans sa cervelle qui déborde. Il est Tamant de la mort
des livres qui pervertissent la vision saine. Il est le pédant
qui embrouille et gâche la vie de tout le passé et de ses
hantises délétères. Mais en même temps il va droit aux
rythmes de la Nature dont les frissons passent en sa chair
et plus avant encore, en sa pensée, matériellement pourrait-
on dire. Il dit, avec Tenthousiasme d'un voyant immédiat
que ne déprave plus Ja science livres approcher que, les
puissances merveilleuses de Therbe pantagruelion...
En dépit de cette invasion de la mort qu'elle a inaugurée
dans rame moderne, la Renaissance lui a rendu Tinestimable
service de la débarrasser de Timmobilité superstitieuse qui
tuait [en elle l'initiative. A tout ce moyen-âge naïvement
anachronique, opposant au mouvement qui crève les yeux
la croyance que rien n'ébranle à l'éternité des décrets de
Dieu, les Renaissants répondent par une affirmation que
rÉglise débordée ne s'accorde pas à condamner, celle du
devenir nécessaire à la vie. L'âme moderne commence par
une régression et se fait, autant qu'elle peut, antique, avec
des perversions de sensibilité aussi bien que d'intellectualité
qui effarent notre psychologie d'aujourd'hui, mieux avertie.
Mais la chose importe peu. Le principe est posé et désor-
mais nul ne saura plus délibérément le passer sous silence.
L'immutabilité qui fut la loi unique du moyen-âge est con-
traire à Tessence de la vie qui est avant tout mobilité. Si
au début de cette révélation nouvelle apportée par la Renais-
sance, le devenir s'oriente en arrière au lieu de poursuivre
son avenir logique vers l'avenir, il n'y a là qu'une question
de détails auxquels on ne doit pas s'arrêter. Plus de ces
essences, pensées éternelles de Dieu, types immuables d'ac-
tion dont l'histoire du monde n'est que la manifestation
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118 l'un et l'immuable
perpétuelle. Duns Scot est venu, qui a montré la genèse de
ces essences dans le temps et a laissé soupçonner qu'un
soleil mystérieux, dépassant démesurément la raison, les a
fait paraître les unefs après les autres. Et daùs ravenir
d'autres essences, peut-être contradictoires — car Dieu peut
se révoquer, c'est là son droit le plus haut — naîtront qui
réduiront à rien les décrets de jadis. Plus d'absolu où f in-
dividuation perd pied et s'abîme, mais des lois qui sans tes
sens, seuls ouverts devant les ténèbres cosmiques, seraient
à jamais ignorées. Car elles n'oût rien de cette logifîcation
superbe qu'affirme le dogme, elles sont les décrets, incohé-
rents peut-être d'une pensée qui cherche encore sa direction,
sa raison d'être, n'est pas formulée, ne le sera jàrâfaîs.
On ne saurait trop mettre en lumière l'influence dû sco-
tisme dans cette rébellion tumultueuse qui s'est intitulée la
Renaissance et qui visiblement tendait à bouleverser le coé-
mos, si bien immobilisé dans la conception thomiste, célïé
de l'orthodoxie. Le mot d'ordre est de revenir en arrière, et
c'est ainsi que Rabelais bourre sa cervelle des œuvres d*Aris-
tote et de féline l'Ancien, où la nature est fantastiquement
dépravée, que Ronsard se rue dans Pindare et ressuscite,
sans rien y voir, Apollon et les muses; que Cafvîn efface
d'un trait lé fatras accumulé par les conciïés et s'âTrlSfe au
paùlinîsme, n'osant reculer jusqu'à la Synopse. ï^as de
règle ià-dedans. Chacun, au gré de sa fantaisie, secoue
rimmuabïe qui depuis tant de siècles pesait sur lés âmes et
revient à l'instant du passé qui lui plaît. iJfais^ TÉglise désor-
mais aura bien de la peiné à garder son attitude rigide eu
face du mouvement, son adversaire. Elle re|ette dédaigneu-
sement ces fallacieux protestantismes.quî font retouf, sariâ
raison bien ùette^ à un passé plus ou moins reculé et, paMâ
bouche de Bossuet, elle oppose à leurs variafions sa formi-
dable unité qtiî se perpétue à travefs tant.dé siècles. Néan-
moins ridée de mouvement est entrée dans les âfties et rien
ne l'en chassera plus.
Heureusement pour l'orthodoxie catholique, ses ennemis
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LES FORCES DANS l'HOMME ET l'hOMME DANS LES FORGES 11*
immédiats, ceux qui dès lors mènent coii'tre die le combat,
séduits malgré eux par le prestige qui émane de Timmuta-
bilité de ses dogmes, transportent Téternel de la raison
divine, révélée sur le Sinaï,dans la raison humaine. Et cette
faute de tactique qui à jamais pèsera sur le naturalisme, per-
mettra à l'Église de poursuivre jusqu'à notre temps ses. au-
dacieuses affirmations, s'autorisant de la Révélation, tandis
qiie l'adversaire flageole sur ses jambes débiles et s*efiondre,
sous le poids de Fimmuable.
Ce sont les cadavres du passé, exhumés après le long
oubli du moyen-âge, qui ont encombré l'âme humaine et de
Guillaume d'Ockam jusqu'à Hobbes, plus loin encore jusqu'à
Hume, relardé les pr(^rès de l'empirisme, et ne lui ont pas
permis d'aboutir plus tôt au mobilisme, sa conséquence na-
turelle. Et cependant l'idée du devenir, triomphatrice des
immobilités moyenâgeuses, était lancée dans le monde.
Mais les spectres, évoqués par les nécromanciens de l'érudi-
tion, passaient et repassaient dans les âmes, et par eux la
mobilité, loi du cosmos, fut longtemps encore tenue dans les
ténèbres, jusqu'à ce que son évidence fît éclater les mailles
de rationalité, vainement jetées sur elle.
On peut donc faire bon marché de toutes ces philosophies,
reviviscences d'une heure, qui dès le quinzième siècle, obs-
truent de leurs cadavres mal éveillés le champ de la pensée.
L^Italie, terre des morts, donne le signal de ces résurrections
avec lesquelles on a réussi presque à empoisonner la vie
moderne. Un Grec, Gémiste Pléthon, passa dans l'Italie en
vue de ce fameux concile, sans cesse reculé où, devant le
péril turc, les deux Églises, celles d'Orient et d'Occident,
détachées depuis Photi us, rêvaient de s'unir. Il y demeura,
apportant le virus du syncrétisme platonicien. Et ce fut dès
lors, comme au temps d'Origène, un envahissement de la
pensée occidentale éprise avant toutd'individuation— n'avait-
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120 L UN ET l'immuable
elle pas pour cela détrôné de l'orthodoxie Platon au profit
d'Aristote ? — par le panthéisme le plus nauséeux qui jamais
se vit. Sous les auspices de Laurent le Magnifique, une aca-
démie platonicienne s'organise à Florence, et Marsile Ficin
groupe autour de sa chaire des âmes troubles, perverties par
les germes de mort que les entrailles de la terre d'Italie,
sans cesse fouillées, restituent innombrables. Je ne dirai pas
comment avec Pic de la Mirandole et surtout avec l'Alle-
mand Reuchlin, qu'on trouva moyen d'initier par Tappât de
secrets miriQques, le syncrétisme du maître finit dans les
hallucinations de loccultisme. Cornélius Agrippa, après Reu-
chlin, s'agriffe à Técole, et son traité capital : De ineertitudine
et vanitate scieniiarum est le dernier mot de cette philoso-
phie qui, à l'origine, prétendait s'élever au nom de la ratio-
nalité, contre la logification révélée de l'Église. Les pauvres
lois du ciel et de la terre, qu'astrologues et alchimistes ont
tant bien que mal démêlées, sont débordées de tous côtés
par l'occulte. Et la pensée humaine que jusqu'alors l'ortho-
doxie rassurait, en lui persuadant qu'il y a un Dieu tout
unité et toute bonté dans le cosmos, s'épouvante à voir les
lutins gambader à travers les phénomènes et emporter toute
logique dans leur ronde folle. Et c'est le châtiment d'avoir
mis la mort à côté de la vie et constitué Tafireux amalgame
que sont les âmes de la Renaissance, c'est l'expiation d'avoir,
dans la lassitude de l'immuable qu'enseignait l'Église, pro-
clamé la nécessité du mouvement pour le diriger ensuite
vers le passé aboli et tourner le dos aux horizons qui s'émer-
veillent.
A peu près dans le même temps, deux hommes admira-
blement doués l'un et l'autre, Rabelais et Paracelse, ferment
leurs sens qui déjà s'ouvraient au miracle de la vie et se lais-
sent dépraver par le passé mort, affluant de tous les sépulcres
qu'on ouvre à la fois. Il faut voir, dans l'un comme dans
l'autre, les énergies prodigieuses s'engourdir par le poison
de Tautrefois, qui lentement les pénètre. Le crâne du mé-
decin français, bourré de livres si imprudemment ressus-
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LES FORCES DANS L'HOMME ET L'HOMME DANS LES FORCES 121
cités, manque à plusieurs reprises d'éclater. Un grain de
folie se mêle, semble-t-il, à toutes les sensations et les déna-
ture. Quant à la cervelle du médecin allemand, elle a cha-
viré dès la première heure. Quelque chose du souffle délé-
tère que Tacadémie platonicienne a répandu partout lui est
venu, par Agrippa sans doute. Et une fantasmagorie d'es-
prits, jaillis de Tair, de Tonde et du feù, se joue et délire au
milieu des lois que ses manipulations géniales ont réussi à
débrouiller... Uempirisme dont Guillaume d'Ockam avait
tracé les règles est donc compromis, dès Torigine, par une
erreur qui fut celle de tout un siècle et qui consiste à voir
le mouvement, à peine révélé par le scotisme, dans une
régression mystérieuse et une évocation de mille cadavres
d'idéaux, qu'on eût dû laisser à jamais à la tombe.
Tandis que les platoniciens noient la pensée humaine
dont les droits commençaient à être posés et l'afiolent au
milieu de Focculte — où les magiciens qui Tout menée jus-
qu'alors Tabandonnent — les aristotéliciens, conscients de
leur œuvre de défense intellectuelle, luttent autant qu'ils
peuvent contre le débordement du syncrétisme. Ils ne sont
pas impunément des hommes de la Renaissance, ils remon-
tent donc à la source, eux aussi. Mais de même que la
Réforme n'ose rétrograder jusqu'à la parole pure de Christ et
s'arrête le plus souvent au paulinisme, nos aristotéliciens,
dans leur mouvement en arrière, font halte au deuxième
siècle, à Aristote commenté par Alexandre d'Aphrodise et
d'autres ne vont pas si loin, se bornent à Aristote recom-
menté par Averroès. De là deux sectes qui vont lutter
entre elles tout le quinzième siècle et une bonne partie du
seizième, les alexandristes et les averroîstes. Mais par
cette discussion qui portera sur la raison^ pensée humaine,
déjà hantée de lois, s'éclaircira au lieu de s'égarer, à la suite
des platoniciens, dans les rêveries d'émanation et la fantas-
magorie des anges ou des démons déchaînés dans l'uni-
vers.
C'est en efïet autour du problème de la raison, tel qu'Aris-
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122 L UN ET L IMMUABLE /
tote Tavait posié, que la lutte prend naissance et pen à peu
s'envenime. Le maîlre avait jadis parlé d'un intellect actif
— ce qu'on a appelé de nos jours la raison impersonnelle —
existant en dehors de toute condition matérielle et entré
chez nous par la porte' ou la fenêtre, ôupaOev. Averroès,
s'emparant de cette intuition, avait construit une métaphy-
sique merveilleuse que Cesalpini reprend pour son compter.
Il existe une intelligence cosmique, une forme universelle
dont les âmes humaines participent. Grâce à une certaine
matière — le principe d'individuation que les discussions
scolàstiques ont mis en lumière — elle se divise en une mul-
titude d'intelligences particulières unies à des corps, dis-
tinctes toutefois, ayant une existence par elles-mêmes, donc
mortelles et immortelles à la fois. A cela les alexandristes,
moins spéculatifs, ripostent par une négation à peu près
totale de l'intellect actif. Il leur répugne de faire du corps,
comme les averroïstes, le sujet de deux âmes, une mortelle
qui informe l'organisme et l'autre immortelle qui lui vient
du dehors et cependant ne peut exercer ses hautes facultés,
quasi-divines, que sous les conditions et moyennant les
images que lui fournit la première. Les aristotéliciens batail-
lent donc entre eux et non plus seulement contre les plato-
niciens qui couvrent de boue le maître de Stagire, croyant
par là déraciner la philosophie rivale (1), mais ils n'en font
pas moins, dans les limites de l'orthodoxie, une analyse de
cette pensée humaine dont on sait si peu de chose encore,
si ce n'est qu'elle contient un élément de divin, et c'est
pourquoi l'Églisené l'a jamais condamnée entièrement, mal-
gré ses instincts de rébellion contre Dieu... L'enseignement
des aristotéliciens, transmis daas les écoles, ne sera pas
tout à fait perdu, quand le rationalisme bientôt viendra
(1) V. Tamusant pamphlet de Patrizzi. Faire des niches à Arislote,
tel est le but avoué de tous ces constructeurs de système» embrouil-
lés, Campanella aussi bien que Giordano Bruno qui s'autorisent,,
sans motifs, le plus souvent, de Platon, ' dje Pythagpre et de W«n
d'autres.
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LES FORCES DANS L HOMME ET L HOMME DANS LES FORCES 123
constituer les droits de la pensée et par le fait de la présence
de Dieu en elle opérera la substitution définitive du point
de vue — ce qui sera l'acte capital de la révolution de Des-
cartes.
Aristote pourtant sera combattu avec rage par tous ceux
qui vont bientôt reprendre Tœuvre deTempirisme où l'avait
laissée Guillaume d'Ockam et débarrasser Tâme humaine,
par une négation brutale de l'histoire, du poids de ce passé
mort sous lequel elle a failli succomber. On ne lui garde
nulle reconnaissance d'avoir, par le principe d'individuation
nettement défini, maintenu contre le panthéisme où l'Église
penchait les droits de la pensée' humaine, non plus que
d'avoir exalté la parcelle de divinité qu'elle recèle et jeté
ainsi les bases de Tautothéisme moderne... On lui en veut
au contraire de barrer la route aux recherches physiques.
Les solutions qu'il avait risquées jadis sont, au nom du
principe d'autorité, déclarées seules valables, en dépit des
mille démentis dont l'expérience de chaque heure les fla-
gelïe. On sent que les vagues cosmiques font éclater la cons-
trucfîoù métaphysique que le vieux maître de Stagire avait
instituée jadis, et que les phénomènes s'enchevêtrent sui-
vant des relations, des lois^ bien différentes des essences
aristotéliciennes.
Et Ton invente pour se mettre en règle avec l'Église et
éviter les persécutions qui guettent les novateurs trop har-
dis, en parole surtout, la distinction des deux domaines, la
foi et la raison. On commence par faire une soumission
complète à l'Église, pour ce qui est l'objet même de la révé-
lation, la formidable logique de l'Un qui enveloppe le cos-
mos. Mais on s'arroge le droit de démêler soi-même les
détails de l'architecture, dont l'unité seule est article de foi.
Et par cette distinction subtile on bouscule les hypothèses
surannées d'Arîstote que l'Église continue dans ses écoles à
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124 l'un et l'immuable
donner comme les seules orthodoxes. Dès ce moment jus-
qu'à l'heure où Descartes portera les derniers coups, Aris-
tote devient, que l'Eglise le veuille ou non, l'ennemi contre
lequel on s'acharne, parce qu'il représente la chose haïe
entre toutes, l'autorité.
Et d'autre part on lui en veut d'embarrasser la pensée et
non plus seulement le cosmos d'une construction que l'on
sent fausse de tous points, que la réalité déborde et empor-
terait, sans le respect dû au Maître. Les esprits se forment
syllogistiquement, suivant une tradition ininterrompue dans
les écoles du moyen-âge. Ils s'accoutument à nouer, selon
une nécessité dont la contrainte pitoyable fait rire, dès qu'on
se met en contact avec le réel, les matériaux du savoir. Et
l'intellect, institué d'après les Analytiques, s'alourdit et se
ferme aux modes d'investigation que le nominalisme de
Guillaume d'Ockam a mis en lumière. Il y a là toute une
logique de 1 invention que les esprits, moulés selon la dis-
cipline aristotélique, ne peuvent appliquer; des procédés
d'intuition, de divination merveilleuse, qui effarouchent
les vieux, docteurs, liant syllogistiquement des choses
abstraites, dans Téloigneraent de tout le réel... Et l'empirisme
n'hésite pas à emprunter à Patrizzi, aux plus compromis
des platoniciens, fous d'émanation, qui sentent le bûcher
d'une lieue, les pires arguments pour démolir Aristote (1).
C'est ce que fait Ramus par exemple, qui débute devant
la Sorbonne par un coup de maître : « Tout ce que dit Aris-
tote, ça n'est pas vrai ! » Quoique imprégné d'humanités,
érudit à en déborder, il comprend un des premiers le mou-
vement non plus comme une régression qui a pour objet de
faire revivre une heure ou deux telle ou telle chose d'un
passé, défunt et enterré quoi qu'on fasse, mais comme une
épuration radicale du commentaire et de bien des textes
aussi, le retour à la simplicité primordiale, celle d'avant les
(l) Cf. Gassendi, Exer citai iones adversus Peripatelicos. L'adversaire
de Descartes est bien du seizième siècle sous ce rapport, aussi bien
que par sa manie de restauration d'un système archaïque.
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LES FORCES DANS L HOMME ET L HOMME DANS LES FORCES 125
perversions. Mettre en contact la pensée humaine et le cos-
mos, ce sujet et cet objet entre lesquels la Renaissance
s'obstine à interposer tant de cadavres pour les corrompre
à dessein l'un par Taulre, voilà ce que se propose Ramus. Il
est vrai, tellement on s'arrache difficilement à son siècle,
que l'ennemi personnel d'Aristote s'empresse d'ajouter :
ainsi que l'ont fait les classiques. Et c'est leur vision, la
seule pure et conforme à la nature, qu'il se propose de faire
revivre, c'est leur texte, reflet immédiat et intégral des
choses, qu'il s'efforce de retrouver sous la broussaille des
commentaires. Simplifier la logique comme la grammaire
et jusqu'à la géométrie, débarrasser tout cela des formes
arides et quelque peu ridicules aussi que l'école a imposées,
tel est le but avoué de ce terrible pédagogue.
Peut-être lui-même n'a-t-il pas eu conscience de l'œuvre
qu'il ébauchait ainsi et de tout ce que contient de fécond le
principe, affirmé avec audace, de la véracité des facultés
humaines indépendamment de la révélation. Il fut un
temps, conte-t-il, où les esprits, face à face avec le cosmos,
le reflétaient intégralement, et les déviations ne sont venues
qu'à la suite. Peu importe que dans son enthousiasme d'hu-
maniste Ramus, comme Rabelais d'ailleurs, ait cru que la
vision pure des choses resplendit dans les œuvres indigestes
de l'antiquité. L'essentiel, c'est que la pensée humaine,
tenue en suspicion jusque-là, comme tout« la nature, à
cause des émanations diaboliques qui montent en elle à
certaines heures et enténèbrent la lueur tombée de Dieu,
prend conscience avec Ramus de sa dignité. Et dès lors la
raison, bafouée pour tout ce qu'elle contient de démoniaque,
ne verra plus en elle que l'élément divin, et, rayonnante,
se persuadera peu à peu qu'elle suffit à construire le
monde.
A ce courant issu de Ramus s'oppose dès l'abord un autre
courant qu'on peut faire remonter à Montaigne. Ramus ^t
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\2% LUN ET L IMMUABLE
Moulaigne, il est vrai, s'accordent dans la haine d'Ariçtote et
deTautorité en général, synthétisée par le nom trop fameux
du péripatétique. Mais Tun a une confiance absolue dans les
forces naturelles de l'esprit, et s'il n'entonne pas comme au
temps de la Révolution française l'hymne à la raison, c'est
qu'au sortir de la période trouble du commentaire, celle qui
doit devenir reine et plus encore déesse, vacille encore paf
moments. Notre humaniste croit néanmoins qu'il lui suffit
de rejeter le fatras scolastique pour retrouver sa pureté
primordiale, être comme jadis devant les natures simples
dont va 3'jlluminer bientôt le rationalisme. L'autre au çon-
,tx:aire a de la défiance. Il fronce les sourcils devant Aristote,
dont la pensée humaine s'est inspirée jusque-là et cette
méthode syllogistique qui a, durant tout le moyen-âge,
construit tous les cerveaux selon le môme moule, ne lui dit
rien qui vaille en présence du réel et de ses vagues mysté-
rieuses : « Je ne reconnais chez Aristote la plupart de mes
mouvements ordinaires, on les a couverts et revêtus d'unèe
autre robe pour l'usage de l'école. Dieu leur doint bien faire :
si j'étais du métier, je naturaliserais l'art autant qu'ils
artialisent la nature. « {Essais, III, 5). Entendons par là que
s'il se mêlait jamais de logistique, il soufflerait $ur le méca-
nisme mental qui s'institue, en dehors de la nature, confor-
mément aux Analytiques d'Aristote, et mettrait l'esprit face
à face avec les énigmes cosmiques. Ainsi faisaient d^jè Jies
aominalistes et Guillaume d'Ockam, le plus profond sipoja
le plus audacieux...
Toutefois cette pensée humaine qui si longtemps a été .dupe
et s'est forgée suivant une absurde syllogistique, excite .pa-
iement les défiances de Montaigne. Pour s'être abandonnée
à tant d'aberrations, il ne faut pas que son essence soit. de
qualité bien supérieure. En bien des circonstances la pensée
bestiale l'emporte sur la nôtre par ses intuitions, contrac-
tions de sorites prodigieux, tandis que nous nous attardons
^à.déroqlei*; le plus souvent à vide, des enfilades de syllo-
,gismes, sans aboutir à quoi que ce ^qit. La conjjitip^ Mtu-
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LES FORGES DANS L HOMME ET L UOMME DANS LES FORCES 127
relie des êtres n'est donc nullement le savoir, comme le
croyait Ramus, mais plutôt l'ignorance et ce qui en résulte
ftu point de vue de Taction, c'est le flottement, la perpé-
tuelle incohérence... A côté du dogmatisme de Ramus, pré-
tendant se passer de révélation et tirer tout de Tbomme, de
son esprit qui lentement se fait Dieu — s'érige donc le scep-
ticisme de Montaigne qui tend plutôt à « précipiter l'homme
danslanature des bêtes ». En tout cas il le laisse désemparé,
devant les contradictions qui soulèvent la verve bouffonne
de Rabelais et font pleurer tant d'autres. £t la pensée
humaine, en ce système, ne saurait, pour comprendre quoi
q-ue ce soit de l'univers posé à nos yeux comme une énigme,
g^tesqueou lugubre, se passer de la révélation.
Aussi l'Eglise s'accommode-t-elle très bien . de ce scepti-
cisme qa'on est allé jusqu'à appeler théologique et qui a
dominé dans les esprits durant tout le dix-septième siècle,
de Montaigne à Huet, pourrait-on dire. Par contre, le dog-
matisme de Ramus l'inquiète, et lorsque le cartésianisme,
après plus d'un demi-siècle,reprendra le principe établi par
le grand humaniste, celui de la véracité des facultés
humaines, il aura soin, pour déguiser sa hardiesse,d'impré-
.gner4e<iivinisme la construction du cosmos par la puis-
sance seule de la raison. Il fondera la foi dans les facultés
de l'homme par la foi supérieure s'il est possible en la bonté
d'Ain Créateur qui décidément ne peut pas nous tromper.
Malgré tant de précautions les âmes profondément reli-
gieuses slécarleront de ce système qui attribue trop d'impor-
tance à la raison, tenue jusqu!alors pour si peu de chose,
tolérée^ .peine par égard pour l'étincelle de Dieu qui y som-
meille, he scepticisme de Montaigne et de ses innombrables
successeurs.est plus chrétien, semble-t-il. L'esprit ihumato,
«conscient de son irrémédiable faiblesse, n'essaie plus de cons-
truire l'univers par une suite de déductions oi^gyeilleusesJl
ae contenie des apports du dehors, de la révélation trouble
•dequelques stabilités, de quelques lois tant mathématiques
-.quejUiiysiqRea,tQiûaurs^sujette3 à des variations ipossiblea,
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128 . L UN ET L IMMUABLE
sans rigueur et sans nécessité. Et ce cosmos, par le fait
même des ténèbres dont il reste enveloppé, peut mieux que
celui des rationalistes, trop clair, se pénétrer d'âme
divine...
Aussi, tandis que quelques cyniques, le bizarre Béroalde
de Ver ville par exemple, dans son Moyen de parvenir^
mettent Montaigne à la portée des frustes et déclarent qu'il
convient, dans l'universelle fluctuation, de se laisser aller
aux rythmes, la lumière du divinisme s'éteignant peu à peu
dans le cosmos — Charron, ligueur tonitruant, passé sur
ses vieux jours au scepticisme, maintient dans l'univers la
lueur surnaturelle dont la révélation du Sinaï Ta rempli
une première fois. Et sa fougue d'inquisiteur s'acharne aux
contradictions humaines, à la détresse de nos facultés per-
pétuellement vacillantes, pour mieux faire ressortir l'Unité
de Dieu irréductible à notre raison.
Les deux courants sont créés et ne cesseront plus dès lors
de couler l'un près de l'autre en s*entrem61ant parfois. Un
troisième toutefois a pris naissance et ses eaux sont plus
troubles, jaillissent de bien plus loin, semble-t-il, que les
précédents : c'est celui de la Réforme.
La pensée qui a dominé dans la Réforme est la même que
celle de la Renaissance. La régression est le seul aspect pos-
sible qu'ait pris le mouvement dans ces esprits du seizième
siècle. Débroussailler la scolastique surannée du moyen âge
telle fut l'œuvre de l'individuation, prenant confiance avec
Ramus en ses facultés naturelles — avant que Montaigne
ait fait le jeu de l'Église en ruinant cette croyance. La
Réforme tailla de même dans la dogmatique chrétienne et
de par les droits du sens intime, on dira bientôt de la rai-
son. J'ai déjà dit, en suivant cette logification formidable
que le dernier concile du Vatican a couronnée parle dogme
de l'infaillibilité du pape, quel est le point faible de tous ces
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LES FORCES DANS L HOMME ET L HOMME DANS LES FORCES 129
proies lantismes nés au long des âges. Retrouver le simple
et le pur que l'Église a corrompu de mille manières, tel est
le but et aussi telle est Tillusion de la Réforme du Sud,
revenant au pacte de Dieu avec Ibrahim, aussi bien que de
la Réforme du Nord,s'arrétant à peu près au temps de saint
Paul. Ces âmes qui se détachent de Tunité catholique et au
nom de leur sens intime font un triage dans le tout em-
brouillé des dogmes et disent : Ceci est la vraie part de
Dieu et ceci n'est qu'erreur humaine, sont .donc tenues,
pour être fidèles à leurs principes, de mettre au-dessus de
tout la puissance qui est en eux d'opérer d'aussi redoutables
distinctions dans renseignement deTÉglise, c'est-à-dire leur
raison.
Or c'est ce qui n'a pas lieu. Le courant, inauguré par la
Réforme, va s'envaser, tandis que les autres, grossis de tous
les orages, emporteront les digues que vainement l'Église
leur opposera... Ramus dit nettement : J'ai l'orgueil de ma
pensée qui, obstruée jusqu'ici, s'éclaire soudain devant le
vrai. Montaigne dit non moins nettement: Ayons l'humilité
de notre pensée qui, placée devant le vrai, s'égare et n'arrive
que rarement à formuler, sous forme hypothétique d'ail-
leurs, ce qui est. Mais Tancétre du rationalisme comme celui
du sensualisme s'accordent à rejeter toute autorité extérieure
à l'esprit humain. L'Eglise, pendant la période du « scep-
ticisme théologique » réussit à s'accommoder de Montaigne.
Mais le jour vient où la lumière du divinisme venant à
s'éteindre, le sensualisme repoussera son magistère comme
jadis celui d'Aristote et la pensée de l'homme — sens et
ratiocination — fortifiée dans sa foi par la science qui a crû
merveilleusement, s'exaltera devant le cosmos et se croyant
seule au mondé, décrétera la Fogification qu'il convient de
lui appliquer et qu'on attendait auparavant de la révélation
de Dieu.
Or le protestantisme de tous les temps s'est révolté
côiitre l'Église parce qu'il la trouve, le loiig de son histoire,
trop faible et conciliatrice avec la nature humaine. La ler-
CHIDE. 9
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l30 L*UN ET L*IMMUABLË
reur d'un Dieu, tonitruant dans les nuages, plie ces préten-
dus rebelles dans tous les Islams, ceux du Nord comme du
Sud... Les réformés du seizième siècle se révoltent et s*hu-
milientà lafois.Ils outen mémetempsrorgueilet Texécration
de leur individualité, ou à plus justement parler de cette rai-
son qu'ils appellent dans la nuit et s'empressent de replonger
aux ténèbres, car ils ont senti sur leur visage le souffle de
Dieu tout-puissant qui dérobe toujours son essence. Ils sont
partis en guerre contre Tautorité et un instant Ton a pu voir
en eux des alliés du rationalisme et du sensualisme nais-
sants, avec Ramus et Montaigne. Mais ils ont eu hâte de se
séparer de ces compagnons compromettants et d'invoquer à
leur tour l'autorité, une nouvelle qui ne vaut pas mieux aux
regards de la raison que l'ancienne.
De là l'impuissance de ce courant qui semblait sourdre des
profondeurs religieuses de Tâme et faillit un instant empor
ter, avec le mensonge des décrets conciliaires, celui de la
première comme de la seconde révélation. Mais l'autorité
eut tôt fait de reconquérir ces fils rebelles et les eaux,
devenues presque aussitôt stagnantes, ne menacèrent plus
rien, trahissant seulement, par des contractions de la sur-
face, les luttes intestines auxquelles nul en dehors ne s'inté-
resse.
Le lyrisme de Michelet ne peut en eSet nous faire illusion
sur le sens vrai de la Réforme,et Louis Blanc qui, à la suite
du grand voyant, a fait des martyrs innombrables depuis
Jean Huss,les ancêtres delà Révolution française et du culte
de la Raison, se dupait fortement, selon toute apparence. Il
importe de ne pas projeter les constructions abstraites, par
trop lumineuses, de nos temps,dans ces concrétions troubles
d'alors. Cette façon d'éclairer Thistoire aboutit à une perpé-
tuité de contre-sens. La Réforme du seizième siècle ne s'est
nullement proposée d'émanciper la raison humaine et d'in-
troduire dans la méthode exégétique le libre examen dont il
nous est permis présentement d'user et d'abuser. Le protes-
tantisme libéral, comme on se plaît à l'appeler, n'est qu'une
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LES FORGES DANS L HOMME ET L HOMME DANS LES FORCES 131
invention tardive et est hautement désavoué par les autres
sectes orthodoxes où le sens critique B*arrête soudain
devant les textes antérieurs à saint Paul et où le dogme de
la théopneustie, si mitigé par le catholicisme, est admis dans
toute sa rigidité, révoltante pour nos pensées modernes.
En réalité, la pensée humaine encore vacillante à la suite
du dédain où Ta tenue si longtemps TÉglise, s'eflare encore
devant Dieu après une première révolte, et c'est pour elle,
dès que Luther a parlé, une soumission, plus basse si pos^
sible, à Tautorité qu'un instant on a prétendu discuter. H
suffit à nos rebelles d'avoir répudié les sacrements et par
là même nié le caractère divin de ces hommes qui s'interpo-
sent entre les fidèles et Dieu, comme si Christ se perpétuait
par eux sur la terre, d'avoir substitué en d'autres termes à la
justification par les œuvres celle parla foi. La révélation
sous ses deux premières formes, celle du Sinaï et celle du
Golgotha, n'est nullement atteinte. Par réaction même, on
s'attache plus superstitieusement que parle passé aux livres
pleins de Dieu qui la contiennent. Et pour se taire pardonner
du Dieu terrible qui parle dans les éclairs les excès de Tin-
dividuation raisonneuse par qui le triage du vrai et du faux
s'est opéré, on se précipite dans Taustérité la plus grande et
l'ascétisme, hantise de l'Orient que TÉglise a toujours
réprouvée, se répand dans ces sectes.
Partout où pointe l'ascétisme, ce qu'au pays des fakirs
on nomme le tapas, on a pu, sans trop d'erreur, signaler
quelque antécédent du protestantisme. On frémit en son-
geant à la tragédie de ces misérables qui, durant tout le
moyen-âge, ont prêché le retour à la doctrine évangélique
pure, et sous le nom de Cathares, ont cru racheter par le
martyre de leur chair ce qu'ils s'imaginaient être un excès
de leur pensée, un attentat aux droits de Dieu... La Réforme
n'est donc pas, quoi qu'en pense Louis Blanc dans sa Révo-
lution françaiBe, l'explosion de la raison humaine, long-
temps comprimée et revendiquant, devant l'autorité, ses
droits imprescriptibles. Elle n'est que la manifestation la
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132 L UN ET L IMMUABLE
plus haute, à Tépoque où la vie rétrospective séduit toutes
les âmes, de la pensée archaïque des Cathares, les éternels
purificateurs : absorption en Dieu, sans Tintermédiaire du
sacerdoce haï. Et les aberrations de la tbéopneustie, bien-
tôt suivies de celles de Tascétisme, excusent devant Dieu,
aux yeux de ces timides, l'audace de leur révolte si mi-
nime.
L'individuation qui s'est érigée contre TÉglise, est limitée
par le dogme sombre entre tous du prédéterminisme. Dieu
est tout, comme l'avait déclaré Pelage, le vrai ancêtre de la
Réforme. Il pèse sur Thomme auquel il a accordé à peine un
peu de lueur, un éclair de liberté qui permet la justifica-
tion par la loi. Mais ce qu'il a laissé tomber d'une main est
presque aussitôt repris de l'autre. La lueur s'éteint, la
liberté s'embarrasse et s'englue dans la prédestination. Une
volonté surnaturelle passe au-dessus de nous en rafale...
Aussi les esprits indépendants qui se rattachent pour la
plupart à Ramus gardent à l'égard de la Réforme une atti-
tude plutôt froide. Ils se défient d'un affranchissement qui
se hâte, la théocratie catholique étant détruite, de se trans-
former en servitude et soumet les âmes, plus humbles
que jamais, à la toute-puissance d'un Dieu énigmatique qui
parle dans les éclairs. Aussi Erasme de môme que Rabelais
s'en tiennent à la foi de l'Église dans leurs actes sinon dans
leur pensée. C'est dire que les plus libres esprits ne vont
pas à la Réforme malgré la libération qu'on leur promet.
Ils se contentent d'un catholicisme qui leur permet d'illu-
miner de la pensée de Dieu le matin et le soir seule-
ment (1) et de consacrer toute la journée à la science, c'est-
à-dire à l'exercice des sens et de la ratiocination si frêle
encore. Ils craignent que la Réforme ne fasse intervenir
Dieu à chaque heure du jour et par là n'entrave le libre
développement de ces facultés humaines dont Ramus va
bientôt affirmer la véracité et par conséquent l'indépen-
(1) V. r Éducation de Gargantua,
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LES FORCES DANS L HOMME ET L HOMME DANS LES FORCES 1S8
dance vis-à-vis du Créateur, l'éternité devant l'Éternel.
Cependant le protestantisme, quoi qu'il fasse, contient un
élément de révolte. Tandis que la grande masse de la
Réforme est stagnante après la confession d'Augsbourg,
une source d'eau vive se dégage et coule. La liberté humaine
avec les unitaires, sociniens ou autres — naturellement per-
sécutés à l'origine par les orthodoxies soit luthériennes, soit
calvinistes — se dérobe, autant qu'il lui est possible, à
l'étreinte de Dieu.
Et cela nous permet de distinguer dès la fin du seizième
siècle trois mouvements d'idées, trois courants d'individua--
lisme, si Ton veut, dont Tamalgame produira, comme le
voulait Louis Blanc, la révolution française.
1° Le courant empiriste, manifeste déjà dans Guillaume
d'Ockam. Montaigne au seizième siècle donne la formule du
sensualisme, ouvre l'esprit aux vagues du dehors, à ces
énergies cosmiques qu'il croit encore imprégnées de Dieu,
mais qui bientôt vont s'évider de toute pensée surnatu-
relle, de toute possibilité de miracle, avec Hobbes, par
exemple.
2** Le courant rationaliste, inauguré par Ramus. L'esprit
semble s'enfermer en lui-même et persuadé qu'il contient
tout en lui, se met en devoir de construire le monde à sa
façon. Ici encore la révélation pénètre durant tout un siècle
avec Descartes et Leibniz cette série de déductions qu'est le
cosmos, du moins son essence logique, la seule qui importe.
Mais avec Spinoza, la surnaturalité commence à fluer de cet
univers si bien ordonné dans la pensée humaine et le ratio-
nalisme se laïcise avec lui comme le sensualisme avec
Hobbes, reconduit Dieu jusqu'aux frontières de l'Incon-
naissable, sans droit d'intervenir désormais dans le cours
des choses.
3° Le courant protestant. L'esprit humain, humilié si
longtemps par TÉglise, a un sursaut de révolte et secoue une
partie de ce dogme qu'on lui importait du dehors, avec de
prétendues preuves dont Tinsuffisance éclate aux yeux les
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134 LUN ET L IMMUABLE
moins prévenus. Il est vrai qu'aux premières heures la
Réforme s'effraie de son audace et sombre dans le mysti-
cisme de la pensée et Tascétisme du corps. Mais l'idée de la
liberté a étoile un instant Tâme humaine et, comme on
devait le dire plus tard avec raison, l'idée seule de la liberté
est déjà de la liberté. Aussi malgré les orthodoxies qui se
constituent au sein de l'Église réformée et fulminent contre
toute tentative d'indépendance, l'esprit humain se met
devant les textes inspirés, démêle là-dedans ce qu il y a
d'humain, trop humain, à côté de l'élément surnaturel. Et
ici encore la lumière de la révélation qui emplissait le
livre par ejccellence s'éteint peu à peu. Il n'y a plus, devant
le texte révélé — comme devant le cosmos, objet de la révé-
lation, que l'd raison confiante en ses forces et chassant le
miracle qui est contraire à son essence, proclamant ses
droits devant ceux, humiliés, du Créateur.
Les deux premiers courants se sont heurtés fortement,
dès le premier tiers du dix-septième siècle, avec Descartes
et Gassendi. Et malgré la réconciliation des deux hommes,
que Texcellent P. Mersenne finit par précipiter dans les
bras l'un de l'autre, les deux pensées qu'ils ont exprimées
avec une égale force sont demeurées distinctes et qui plus
est, hostiles, quoique s'amalgamant de temps en temps, — à
l'heure de la Révolution française, par exemple, pour
constituer la Raison disparate qu'elle adora.
Le gassendisme, dans le courant de Montaigne et de
Charron (l),est débordant de l'âme du nominalisme moyen-
(1) Nous avons gardé une curieuse lettre de Gassendi à un maître de
requêtes d'Aix, du Faur du Pibrac, pour le remercier de l'envoi du
livre de Charron, La Sagesse. Désormais, dit-il, ce livre ne le quittera
plus, il l'emportera partout, même à la campagne. Gassendi, comme an
le voit, ne craignait pas de se charger pour aller aux champs. La
lettre ouvre le recueil de l'épistolaire latin qui constitue le VI* volume
de rédition de Lyon.
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LES FORCES DANS L HOMME ET L HOMME DANS LES FORCES 13Ç
âgeux, celui d'un Guillaume d'Ockam sioon d'un Roscelin.
Les concepts, si péniblement extraits de renchevétrement
énorme du cosmos sont, pour Gassendi, des choses bien
humaines, sujettes aux variations les plus étranges. Il est
douteux quils se trouvent tels quels en la pensée de Dieu.
La science des hommes consiste donc dans quelques bribes
que Texpérience nous apporte ou encore quelques ratioci-
nations frêles s*exerçant dans Tabstrait. Les lois où elle
aboutit ne s*expliquent pas par elles-mômes et ne sont d'ail-
leurs que des approximations troubles. Et sans le Créateur
qui a parlé du haut de la montagne et d'un seul mot a
éclairé son œuvre, il est peu probable que la créature ait
jamais pu deviner le mot de l'énigme, qui est Unité.
Par contre le cartésianisme se fait, suivant la tradition de
Ramus, une idée plus haute des lois de la pensée et du
cosmos, objet de la science, puisque suivant Tarchaïque for-
mule : nulla est fluxoriim scienlia. Ces choses générales ou
concepts qui semblent fourmiller de contradictions aux dis-
ciples de Montaigne, à tous les nominalistes d'ailleurs
hantés d'individuation, ont pour Descartes quelque chose de
l'absolu de Dieu. On retrouve, dans la construction orgueil-
leuse qu'il dresse sur la base de la pensée humaine, Tâme
du réalisme moyenâgeux. L'univers s'ordonne suivant des
lois qui en constituent la charpente inébranlable, si bien
que toutes les révoltes possibles de Tindividuationse brisent
et abdiquent dans la rigidité des formules cosmiques. Les
concepts sont donc des choses divines et non plus purement
humaines, comme le gassendisme parait l'admettre. Et si
notre pensée pouvait dun bond sauter jusque dans la pen-
sée divine, elle y retrouverait ses nécessités — et aussi ses
contingences. Il n'y a, de l'une à l'autre, qu'une différence
de degré et non de nature. Le tout de Dieu est en moi, à des
proportions réduites, tant que l'on voudra, mais la cons-
truction que je tire par déduction des lois de ma pensée est
identique à celle que le Créateur tire lui-même — par
déduction, $i ce mot trop humain peut encore s'appliquer à
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136 L UN ET L IMMUABLE
la psychologie de Dieu — des lois de la Pensée, supérieure
à sa volonté, quoi que le scolisme et par instants Descartes
lui-même en disent.
Chose étrange. L'Église, placée entre les deux doctrines,
condamne celle qui est la plus rapprochée de ses dogmes —
car elle est demeurée réaliste, malgré les apparences con-
ceptualistes que lui a données le docteur angélique. Et elle
n'a que des louanges pour le gassendisme qui fait flotter les
concepts en nous comme hors de nous, et renouvelle, par
delà Charron et Montaigne, les hardiesses du nominalisme.
C'est qu'elle ne voit pas encore le danger que le gassen-
disme fera courir au dogme chrétien, dès que la pensée de
Dieu dont il est encore imprégné se sera évanouie et
qu'il se transformera en agnosticisme, si voisin parfois de
Vathéisme. Au contraire, elle discerne très bien le péril
immédiat qu'il y aurait pour elle à donner soudain tant
d'importance à la raison humaine, qu'elle a tenue humiliée
si longtemps.
L'Église a consenti à abaisser Tincompréhensibilité de
ses dogmes jusqu'à la pensée de l'homme. De là, durant
tout le moyen-âge, tant d'apologétiques à la suite de celle
de saint Anselme : Fides quœrens intellecîum, Etelle a même
donné ses preuves qui sont, comme on sait, le martyre et
le miracle. 11 faut s'accommoder à la logique de son temps,
et puisque de telles preuves suffisaient dans Tordre judi^
claire, en cet âge d'ordalies, elles pouvaient, sans incon-
vénient, être utilisées dans l'ordre théologique. Or la
raison s'émancipe. Elle parle d'une révélation intérieure
qui se concilie encore avec la révélation extérieure, celle
dont l'Église a le dépôt, mais un jour ou l'autre peut lui
devenir opposée, sinon contradictoire. Et ce jour-là,
l'homme, pris entre deux révélations, choisira peut-être
celle qui retentit en lui, fermera ses oreilles à celle que le
Sinaï a, pour la première fois, entendue. Et c'est pourquoi
l'Église met à l'Index l'œuvré de Descartes, donec corriga-
tut\ selon la formule connue. Elle favorise l'ardente polé-
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LES FORCES DANS L HOMME ET L HOMME DANS LES FORCES 187
inique de Gassendi, mettant la pensée humaine devant le
mystère et les vagues monstrueuses que Dieu par bonheur
illumine, abaissant ainsi, selon la tactique constante de
rÉglise, cette orgueilleuse, quitte à Texalter presque aussi-
tôt. Car il ne faut pas exagérer sa bassesse. Elle contient
quelque chose de Christ, et, par cet intermédiaire, de Dieu.
Les premiers mots de Descartes sont pour secouer le
poids de toutes les traditions et de toute autorité, ce dont
Hegel s'émerveille en l'appelant un héros. Il convient de
dire que la démolition dÂristote était une chose extrême-
ment courante à cette époque et que Gassendi, dès 1624,
s'y était amusé avec verve à la suite de Patrizzi et de bien
d'autres. L'originalité de Descartes est de jeter à terre plus
qu'Arîstoteet sa séquelle, mais encore les résultats les plus
universellement admis de l'exercice de nos facultés, —sens
aussi bien que ratiocination. Voilà donc ruinées et jon-
chant le sol de son âme toutes les expériences et toutes les
démonstrations à qui l'humanité se fiait depuis si longtemps.
Que reste-t-il debout? Les facultés elles-mêmes et la pensée
avant toutes. Et en cela Descartes ne fait que suivre l'évi-
dentisme de Ramus, autre adversaire du traditionnel, qui
paya de sa mort l'entreprise de démolition, commencée
trop tôt. Ce doute, appelé méthodique pour le distinguer
des autres qui persistent à jamais et bercent notre pensée
sur ;un si mol oreiller, à en croire Montaigne, laisse donc
intacte l'organisation de notre intellect, fait pour le vrai...
Qui nous le prouve ? objecte Gassendi, sentant que, ce point
de départ de la philosophie cartésienne accordé, le reste
s'en suivra de toute nécessité, sans qu'il y ail la moindre
faute de logique dans la déduction.
La véracité divine, répond Descartes. Il n'est pas possible
que Dieu ait voulu nous tromper, vu qu'il est toute bonté
en même temps que toute vérité... Mais puisque vous avez
mis tout à bas, choses révélées, choses raisonnées, choses
expérimentées, puisque dans ce pêle-mêle il n'y a plus rien
que vous-même, comment pouvez-vous affirmer quelque
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138 L UN ET L IMMUABLE
chose de ce qui estborsde yous?Etavecunelucidité merveil-
leuse, Gassendi meta nu pour la première fois la pétition de
principe sur qui repose le système entier, ce qu'on a nommé
depuis le cercle cartésien, ç'est-à-dire la démonstration de
la véracité de nos facultés par Texistence et la véracité de
Dieu et celle de Texistence de Dieu et en coaséquçpQQ de sa
véracité par nos facultés.
Ce n*est pas tout encore. La pensée, close en elle-même,
refusant la lumière de la révélation, n'a nullement le droit
d'affirmer quç Dieu est bon ou méchant, voire même neutre.
Pourquoi Dieu est-il bon et ne §erait-il pas méchant, ainsi
que le croiront plus tard les pessimistes, Scbopenbauer
entre autres ? Pourquoi n'a-t-il pas organisé, à seule fin de
nous tromper et de se moquer de nous, une fantasmagorie
universelle au milieu de laquelle, avec notre orgueil de
nains, nous jouons à ses yeux un rôle grotesque ? On croit
çà et là entendre passer dans la nuit le gropdemQnt des
railleries cosmiques. Çà et là reteutissent les éclats de rire.
C'est peut-être le destin qui s'amuse à aosi dépens, boule-
verse Tordre des choses par ses gambades imprévues. Mais
le pessimisme n*est pas encore né. Nous en sommes encore^
sur la foi de la révélation, à Toptimisme raj'onnaut qui va
trouver sa plus merveilleuse expression dans la Théodicée^^
Leibniz, aprèsquoiîl s'écroulera comme tant d'autres choses.
Aussi Gassendi se garde-t-il d'appuyer sur l'hypothèse du
dieu malin. C'est le Dieu inconnu dans son essence qu'il
oppose aux cartésiens, à leur audacieuse construction de
tout, créatures et Créateur, par la seule pensée humaine.
Gassendi en conséquence ne cesse pas de battre en brèche
le fameux principe qui apparaît si prodigieusement clair à
Descartes, au point de pouvoir, par la puissance irrésistible
de son évidence, sortir du doute et bâtir enfin, après tant de
ruines, sur un fondement solide. Je pense, donc je suis. Est-
ce bien sûr ? Quelque chose pense en moi. Il y a de la pen-
sée enténébrée a la crête des vagues, dans un mouvement
éternel de va-et-vient. Mais esl-çe bien ma pensée ? Y a-t-U
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LES FORGES DANS L HOMME ET L HOMME DANS LES FORCES 139
même quelque chose qui soit moi ? Par instants des sursauta
formidables, venus d on ne sait quelles profondeurs, dis-
loquent la frêle ratiocination par qui j'ai cru me déiinir, et
c'est désormais la nuit, 1 invasion du multiple, la dissémi-
nation à travers les ondes indistincte! de œ qui s'était si
péniblement unifié pour une seconde... Voilà ce que Gas-
sendi objecte au cartésianisme, et l'on croirait eotendre par
moments le Discour$ de la Méthode commenté par Hartmann,
par tous les aventuriers mystérieux de l'Inconscient qui
sont allés frapper aux murs de ténèbres et en reviennent
épouvantés, ayant ouï ils ne savent quelle voix d'auslelà.
Que devient dès lors cet orgueil, qui prétendait faire sortir
de moi Tunivers entier? Est-il bien sûr que mes algorithmes,
ceux avec qui je bâtis pour mon usage un cosmos de rêve,
se retrouvent véritablement dans ^lui qui est en face de
moi ? Puis-je assurer que mes déductions soient celles de
Dieu ?... Et de sa plume acérée Gassendi montre Tinanité de
l'argument ontologique par lequel Descartes, incapable déjà
d'établir une passerelle entre la pensée humaine et l'univers
frémissant devant. nos sens, s'efforce néanmoins de bondir
jusqu'au cœur môme du cosmos, à l'essence de Dieu, et par-
dessus l'épaisseur démesurée de matière qui l'enveloppe,
d'aller jusqu'à elle, — au nom des droits prétendus d'une
conscience falote, sans cesse ballottée sur les courants de
mystère...
Mais Gassendi lui-même ne nie pas que sous la surface
étincelante, base si fragile de toutes lea constructions carte*
siennes, il y a des profondeurs. Il serait môme porté, ay£|nt
de son propre aveu passé par l'occultisme, à en exagérer l'im-
portance. Un prêtre de l'Oratoire apparaît alors. Averti par
l'argumentation gassendiste du danger que le cartésianisme
laïcisé ferait courir à l'Église, il va ramener ce système
condamné par l'Indexa l'orthodoxie la plus pure. Il en tirera
aussi quelque peu les conséquences panthéistiques qu'il
contient, ainsi que la conception chrétienne, en dépit de
tous les efforts de saint Thomas d'Aquin. Pour cela, il lui
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140 L UN ET L IMMUABLE
suffit de prendre son point de départ un peu plus bas que
Descartes, dans ces profondeurs dont Gassendi avait si bien
découvert le mystère, en ce Dieu qui, suivant la formule
célèbre, nous est plus intérieur que notre intérieur même.
Spinoza, Tenfant terrible du cartésianisme, n'est pas loin,
qui reculera plus encore son point de départ, en des abîmes
où le Moi s'anéantit, où le Cogito éblouissant du cartésia-
nisme primitif est absorbé dans l'énormitéde la substance.
Malebranche ne va pas jusque-là. Il est de l'Oratoire, cet
ordre religieux de juste milieu, placé durant tout le dix-sep-
tième siècle entre les deux systèmes pédagogiques les plus
opposés, celui des Jansénistes, terrorisant l'âme par la pré-
destination et laissant échapper avec dédain toutes celles qui
ne sontpasles élues, celui des Jésuites, les rassurantpar trop
avec l'illusion de la liberté et essayant de les conquérir
toutes sans exception, fût-ce avec les procédés mécaniques
qu'a découverts le génie de Loyola. Malebranche est de
môme entre les deux moments du cartésianisme, celui que
représente Descartes lui-même, où l'individuation s'enor-
gueillit de tout ce qu'elle contient et va d'elle-même à Dieu,
et celui où Spinoza dévoile la pensée secrète à laquelle le
fondateur de la doctrine se dérobait, le panthéisme, où l'in-
dividuation est ressaisie par la substance et s'y engloutit
comme au beau temps du réalisme. Juste milieu, pourrait-
on dire de Malebranche, comme de l'Ordre de l'Oratoire au-
quel il appartient, et l'Église elle aussi, depuis Pelage et
Augustin, a été de même juste milieu. Et c'est pourquoi
elle n'a pas eu de rigueur pour la philosophie intermédiaire,
tandis qu'elle a foudroyé sans appel les deux extrêmes,
l'individualisme apparent de Descartes, panthéisme incons-
cient, inavoué en tout cas, aussi bien que le monisme de
Spinoza, aboutissement logique delà pensée cartésienne...
Malebranche aurait dû éclairer dès ce moment l'Église
sur ce point qu'il est difficile aujourd'hui de contester :
le cartésianisme, sous la forme que lui a donnée son fon-
dateur Descartes, est bien moins dangereux pour la foi
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LES FORCES DANS L'hOMME ET L'hOMME DANS LES FORCES 141
que le gassendisme. Le premier courant, celui de Ram us,
aurait pu, sans inconvénient, être détourné au profit du
dogme. En prenant franchement pour sienne la thèse de la
véracité des facultés humaines, fondée d'ailleurs de la façon
la plus orthodoxe du monde, sur le principe de la bonté di-
vine, rÉglise, sans renier ses dogmes, eût pu, comme elle a
été contrainte de le faire plus tard, admettre le tout du na-
turalisme et enlever ainsi à ses adversaires leurs armes les
plus fortes. Il y avait assurément dans la pensée profonde
du cartésianisme le panthéisme redouté. Mais n'est-il pas
aussi dans celle du christianisme en général, et n'est-ce pas.
au prix d'efforts invraisemblables que l'auteur de la Somme-
est arrivé à y échapper?
Par cette faute de tactique, l'Église a donc laissé, durant
tout le dix-septième siècle, le cartésianisme se développer
en révolte ouverte contre elle, malgré les tentatives du très
religieux Malebranche. La raison humaine qui, au début, se
proclamait de môme essence que la raison divine, deviendra
de plus en plus infatuée de ses droits et bientôt s'érigera
devant Dieu, pour lui demander des comptes... Pendant ce
temps, le second courant, celui de Montaigne, que TÉglise
a vu naître avec des yeux indulgents, aura pris des allures
inquiétantes et les négations que contenait la pensée d'un
Gassendi, par exemple, sans qu'il voulût l'avouer, éclate-
ront, visibles à tous. Et l'orthodoxie qui, durant tant de
siècles, a favorisé le scepticisme théologique, de Montaigne
à Huet, sera bien forcée de reconnaître son erreur, de con-
damner, mais trop tard, cette doctrine qui constitue la pen-
sée avec du vague et du fuyant, d'apports incessamment re-
nouvelés, et se passe si aisément d'organisation logique, de
catégories soit en nous, soit hors de nous.
Nous assisterons en conséquence, pendant le dix-huitième
siècle, à un étrange bouleversement d'idées qui s'explique
par l'erreur de tactiquede l'Église au dix-septième siècle. Le
cartésianisme et le gassendisme, ces deux contradictions,
vont s'unir pour constituer ce qui se nomme dès lors le
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142 l'un et l'immuable
rationalisme, et cela, par le seul fait que Tun et l'autre éli-
minent Dieu et la révélation du cosmos et laissent unique-
ment devant le mystère Phomme et ses facultés, sens et
ratiocination. D'autre part, TËgliserepoussele gasseodisme
qui est devenu agnosticisme dans le sensualisme le plus
avoué. Par contre, elle adopte le cartésianisme qu'elle a
combattu jusqu'alors, mais elle le pénètre de théologie, tan-
dis que ses adversaires, qui croient suivre la tradition du
vrai Descartes, le laïcisent tant qu'ils peuvent. Tel est le
curieux drame psychique, fait d'inversions et surtout
d'incompréhensions, qui aura son dénouement à l'heure de
la Révolution française, dans la proclamation des droits de
l'homme audacieusement opposés à ceux de Dieu et l'insti-
tution de i'autothéisme moderne.
Malebranche cependant montrait à merveille la possibilité
d interpréter le cartésianisme suivant l'orthodoxie la plus
rigoureuse. Ne suffit-il pas en effet pour ôter à Tindividua-
tion cet orgueil dont l'Église s'ejBfarouche, de Tenvelopper
de divinisme, de lui montrer dans ces profondeurs où Gas-
sendi voyait si trouble, le rayonnement de la lumière di-
vine ? L'Église n'aime guère, il est vrai, le mysticisme qui est
si voisin de rilluminisme. Au lieu de mettre Dieu en nous,
elle s'efiorce de le rendre inaccessible autant que possible et
d'entourer son essence de mystères. Elle redoute les familia-
rités de la créature, consciente de contenir l'Eternel. A voir
Dieu de trop près en l'être pitoyable que nous sommes, on
risque de prendre avec luideslibertés excessives pour l'ortho-
doxie. Ilya des dialoguesde mystiques avecle Très-Haut dont
le catholicisme a condamné sans ambages Tirrévérence. Et
c'est pourquoi la méthode d'immanence si bien mise en
œuvre par Pascal, celle qui se propose d'éblouir, sans éclai-
rer, la créature par le Créateur qui est en lui, a toujoura
excité les défiances de l'Eglise...
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LES FORCES DANS L*HOMME ET l'uOMMB DANS LES FORCES UB
C*est peut-être ce qui explique sinon le désaveu de Maie-
branche, du moins la suspicion dans laquelle il est tenu, les
attaques d*Arnauld en particulier, reprenante son égard la
polémique qu'il avait entamée contre Descartes, au nom des
sens, et le mot cruel de Faydit qui le dispense d'argumen-
ter plus longuement :
Lui qui voit tout en Dieu n*y voit pas qu'il est fou !
Malebranche croit que pour christianiser complètement le
cartésianisme, il suffit de mettre Dieu au principe de toutes
les actions comme de toutes les pensées de Tindividualité.
Un point capital de la doctrine du maître, méconnu par
les rationalistes qui devaient venir à la suite de Descartes,
est en effet Vinadion foncière de la res cogiians aussi bien que
delà res extenso. Nous n'agissons pas par nous-mêmes, ce
qui serait attenter à la toute-puissance de Dieu, nous
sommes agis. Tous les phénomènes tant de Tâme que du
corps sont donc rapportés à la seule action du Créateur,
ce qui exclut toute possibilité de révolte de la part de
rindividuation... De même nos sens, placés devant le
cosmos, ne s'éclairent à certaines heures que par Dieu
présent en nous, par le regard qu'il jette à travers nous et
qui, en s'arrêtant çà et là, constitue les concepts, ces
lumières» In Dec vivimus. Nous voyons, nous agissons
en Dieu, et non en ces Forces, par ces Forces mysté-
rieuses que le gassendisme n'osait encore nommer. G*est
Dieu qui illumine de sa grandeur tous nos actes, toutes nos
pensées les plus humbles... Et Malebranche pourtant n'a
pas assez d'exclamations d'hprreur devant le panthéisme de
Spinoza qui bientôt va venir, et traduire en langage abstrait
ce vivant symbolisme théologique, dire l'Un et le multiple
où lui-même dit Dieu et les hommes...
Le système de Taetion aussi bien que de la vision en Dieu
obtient assez peu de succès en France. L'Église, captant le
second courant, celui qu'a déchaîné Montaigne, condamne
le cartésianisme, même sous la forme que Malebranche lui
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144 L UN ET L IMMUABLE
donne. Maisâl n'en est pas de môme en Angleterre. Bacon
et ses z(/o/a, Hobbes et ses pkantasmata ontpréparéropinion
publique à de plus grandes hardiesses. L'esprit n'est pas, en
ce pays d'énergies indomptables, la passivité pure que
viennent emplir les apports troubles de l'expérience, à la
façon d'un Gassendi. 11 est défini, dès les temps de Guil-
laume d'Ockam, une puissance d'activité. On vient lui dire
que, de l'autre côté de la Manche, un métaphysicien fait de
tous ces apports, visions ou gestes, une œuvre de Dieu, seul
agissant dans le monde. Et l'Angleterre qui dès le premier
jour s'est tendue vers l'effort, persuadée que Dieu enveloppe
et déborde merveilleusement Tindividuation, tire du male-
branchisme ce qu'il contient, Vidéalisme qui est la destruc-
tion de la réalité sous-jacente aux sensations. Comment
cela s'est-il fait ? La chose est bien simple.
La logification monistique du cosmos que jusqu'alors on
tenait de la révélation, est transportée, avec Descartes et
Malebranche qui le continue au sens orthodoxe, dans notre
raison individuelle. Elle en devient le produit nécessaire,
qu'il est possible de tirer par voie de déduction, puisque
Dieu est, par définition, plus intérieur que notre intérieur
même. Une remarque bien simple suffit dès lors à effriter
et faire écrouler d'un seul coup ce cosmos matériel auquel
Malebranche tenait encore par un restant de superstition.
Pourquoi Dieu, ouvrier maladroit, se serait-il donné la
peine de bâtir réalistiquement un univers, de pétrir on ne
sait trop de quelle matière des substrats à toutes nos sensa-
tions, et aussi à toutes nos actions ? Puisque tout se passe
comme s'il n'y avait en présence que deux termes, nous et
Dieu qui est en nous, le troisième terme^ l'encombrante
matière, peut être supprimé' d'un seul mot, sans que rien
soit changé à la logification cartésienne, chrétienne en
somme, ainsi que Malebranche Ta démontré. Le monde
flotte, sans autpe réalité que celle qu'il tient de nous et,
par delà nous-mêmes, de Dieu qui règne, caché à la cons-
cience claire, dans les profondeurs dont parlait Gassendi...
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LES FORCES DANS L HOMME ET L HOMME DANS LES FORCES 145
Pendant ce temps, le cartésianisme continue à bâtir se-
lon le dogmatisme de Tévidence imposé jadis par Ramus :
tout ce qui est lumineusement clair et contient quelque
chose de Téblouissement qui par définition est Dieu, est
vrai. Il en résulte que la construction à peu près panthéis-
tique du christianisme, jadis entrée du dehors, ôupaOev, dans
les âmes, grâce à la révélation, semble s'édifier du dedans,
par déduction, et suivant Tillusion commune à l'école,
s'érige more geomelrico.
Jusqu'ici Descartes et Malebranche, qui redoutent de
rompre ouvertement avec l'Église, ont maintenu le principe
d'individuation. Quelle que soit la toute-puissance de Dieu,
seul agissant et aussi seul pensant au sein de toutes les
créatures, un élément de liberté a été conservé dans le
multiple, à seule fin de ne pas contredire le dogme. Mais ce
minimum de contingence qui déroute le calcul et se joue
impunément au travers des déductions les plus rigou-
reuses, est loin d'être essentiel au cartésianisme, à cette
orgueilleuse tentative de la raison humaine pour détrôner
la raison de Dieu, en se proclamant son égale et bientôt sa
souveraine. Il n'est qu'une superfétation, facile à éliminer
sans que l'ensemble du système en souffre quoi que ce soit.
Et Spinoza qui pénètre plus profondément encore que Male-
branche dans l'intérieur du moi et ne s'arrête que devant
son tréfonds, la substance, se conforme à la logique la plus
élémentaire, lorsque ayant à déduire tout le cosmos, sui-
vant la pure doctrine cartésienne et chrétienne aussi, il sup-
prime d'un trait de plume la liberté. C'est une illusion
qui s'explique par l'ignorance des motifs, le plus souvent
vacillants, de toute action.
Cela fait, Spinoza se contente de reprendre la construction
du monde telle que Malebranche, à la suite de Descartes, la
lui a fournie, celle de la théologie d'ailleurs, mais avec le
CHIDE. 10
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146 l'un et l'immuable
point de départ daas le Dieu qui est en nous. Et l'oratorien
oppose vainement le prédéterminisme de la volonté divine
qu'il déclare intelligente, créatrice et bien d'autres choses
encore, au déterminisme de la Nature naturante et naturée,
tel que Spinoza l'imagine. Rien n'est changé dans la cau^
salité universelle. L'individ nation que Descartes affectait
de placer à Torigine de tout, et qui est débordée, comme
Gassendi l'avait si bien montré, par les vagues du mystère,
est ressaisie par Dieu qui la domine et Tétreint...
Et l'Eglise, une fois de plus inconséquente, . lance ses
malédictions contre le philosophe qui bâtit le monde sui-
vant sa pensée la plus secrète, met tout dans les mains de
Dieu. Pendant ce temps,elle laisse en France le gassendisme
dénouer les lois divines et abandonner la pensée devant les
rythmes hagards, peut-être diaboliques du cosmos, et en
Angleterre le berkeleyisme réduire l'univers à une construc-
tion d'idéalité, dont Hume va bientôt démontrer l'incohé-
rence et, qui plus est, la contingence essentielle...
Cependant, il eût suffi de rendre à Dieu la personnalité
que Spinoza lui dénie avec obstination, pour nous retrou-
ver en pleine orthodoxie ou à peu près... Il y a, dans le sys-
tème élaboré par le petit juif portugais, en sa retraite de la
Haye, quelque chose de l'âme orientale si souvent repous.
sée par l'Église. Dieu recule devant la pensée et devient
l'ineffable, la chaîne d'idéalité entre le Créateur et ses créa-
tures est à jamais rompue. Le christianisme, comme on le
sait, a institué la nouvelle alliance et le culte de Jésus pour
s'arracher à cet agnosticisme, plus dangereux que toutes les
gnoses. Spinoza, en qui a passé le souffle de l'Orient, refuse
donc d'attribuer à Dieu une volonté et des fins^ chose insé-
parable pour nous de la conscience. L'essence de Dieu est
placée, comme il convient à tout bon panthéisme, en dehors
de nos catégories humaines... Mais que de nouveau Dieu
s'abaisse par le Christ ou par tout autre mode de manifes-
tation jusqu'à l'homme et renoue le lien qui l'unit aux créa-
tures^ la causalité, d'immanente qu'elle était, devient tran^
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LES FORCES DANS L HOMME ET L HOMME DANS LES FORCES 147
sitive, aiûsi que Texigent les docteurs de rorthodoxie, et le
cosmos de Spinoza, comme toutes les constructions mo-
nistiques analogues peut être adopté à peu près intégrale-
ment par rÉglise.
On connaît le mot de Malebranche à ce correspondant
qui lui demandait le point précis où commence, dans le
théorème gigantesque de Spinoza, le paralogisme, où le
faux, religieusement et logistiquement parlant, se sépare
du vrai. A Torigine même, répondit Tauteur de la Recherche
de la Vérité, dans la définition de la substance. Et si)
n'avait été aveuglé par la peur du panthéisme qui a retenu
l'Eglise à mi-chemin de toutes les solutions, il eût pu avouer
pour sien un système où, la causalité transitive substituée à
la causalité immanente, la personnalité et par là môme la
finalité réintégrée en Dieu, l'univers se déroule suivant
Tordre immuable qui émerveillait les juifs d'autrefois et
en qui ils voyaient la preuve la plus éclatante de l'exis-
tence d'un Créateur.
Tous deux, le croyant et rathée,s'accordent à reslreindrci,
jusqu'à l'anéantissement, limite extrême, les droits de Tin-
dividuation, à absorber le multiple dans TUn, seule possibi-
lité de pensée, comme d'action. Un détail les sépare sur la
nature de Dieu, sa transcendance ou son immanence. Et
comme l'histoire nous le montre, il a fallu moins encore*
une subtilité sur la troisième personne en Dieu pour
séparer, à jamais sans doute, l'Église d'Occident et celle
d'Orient. Rien d'étonnant en conséquence que le catholi-
cisme ait toléré Malebranche et couvert d'outrages Spinoza,
quoique leur construction intellectualiste fût au même titre
le cosmos de la théologie.
Le grand conciliateur qui sedresse entre Spinoza et l'Église,
Leibniz, est lui aussi imprégné de théologie et se garderait
bien de tirer de la raison humaine, suivant le principe ins-
titué par Descartes, un autre cosmos que celui dont la pen-
sée divine a livré les lois, a créé les essences, dans le lan-
. gage cartésien. A Spinoza, Leibniz concède, par la doctrine
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148 L UN ET L IMMUABLE
de la création éternelle, assez éloignée de la création ex
nihilo qui est le dogme, quelque chose de son éternelle
immanence. Par sa nécessité morale, où la liberté tolérée
. par rÉglise à la suite d'Auguslin est soumise à bien des con-
traintes,' il ne se sépare pas, autant qu'il eût voulu le faire
croire, du Juif haï et de sa nécessité absolue. Si Leibniz
s'en était tenu là,lecosmos,tel qu'ill'imagine, se ramènerait,
à la façon de Spinoza, au déroulement éternel des modes
à double, à mille aspects de la substance. L'individuation
qui, avec Descartes, s'était un instant érigée contre l'autori-
té, s'empâterait de nouveau, comme aux beaux temps du réa-
lisme moyenâgeux, dans l'unité où elle finit parse noyer.Mais
l'Eglise a repoussé à tous les âges les hantises d'absorp-
tions orientales et avec saint Thomas d'Aquin a réussi à
s'évader de cette métaphysique marécageuse, en mainte-
nant contre le débordement de l'Un le principe de l'indivi-
duation. Aussi, Leibniz qui entend rester dans l'orthodoxie,
sans rien toucher à la construction prodigieuse de Spinoza,
insinue, par un subterfuge plus subtil encore que celui du
docteur angélique, la liberté, contradictoire avec la pen-
sée profonde du cartésianisme et aussi du christianisme.
Leibniz pour cela reprend la doctrine de Malebranche,
mais il transpose à l'acte initial de la création les effets
que Toccasionalisme attribuait à l'intervention conti-
nuelle de Dieu. 11 est entendu que dès leur création,
les substances individuelles (Leibniz a inventé pour elles le
mot de monades) ont été instituées de telle sorte que tout
naquît en elle spontanément et de leur propre fonds,
voilà pour la liberté — - mais au moment et de la manière
que Dieu le voyait d'avance — voilà pour la nécessité. Nous
agissons donc par nous-mêmes, déclare Leibniz qui ne pré-
tend nullement sur ce point se séparer du dogme augusti-
nien. Mais en même temps nous sommes agis, comme le
soutenait Pelage, et nos gestes s'auréolent de volonté divine.
Dieu est dans l'homme, l'homme est dans Dieu... Ce n'est
qu'après Leibniz que cette doctrine prendra une forme
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LES FORCES DANS L HOMME ET L HOMME DANS LES FORCES 149
laïque et que Dieu, perdant une foisde plus la personnalité,
deviendra la Nature, comme Je voulait déjà Spinoza. Alors
les Forces seront dans l'horame. L'énormité des énergies
mystérieuses qui mènent Tunivers nous soulèvera d'un
orgueil presque cosmique. Mais par contre Thomme sera
dans les Forces et rien ne sera changé à sa servitude, à Thu-
miliation où TÉglise le tenait jadis...
Chaque individuation ou monade contient donc par
avance etde toute éternité cequ'elle doit devenir. Et comme
Dieu a tout prévu, les plus menus accidents qui lui sur-
viendront sont rigoureusement en rapport avec ce qui se
produira dans toutes les autres. Et Leibniz résume sa pen-
sée dans une formule saisissante de la Monadologie : chaque
substance individuelle exprime Tunivers à sa manière...
Quel mathématicien de génie que ce Dieu du leibnizia-
nisme, sommes-nous obligés de nous écrier en voyant toutes
les variables de ces fonctions qui constituent Tharmonie pré-
établie ! Et quelque chose de ce génie passe en nous qui
sommes, par la raison que nous contenons, des diminutifs
de Dieu. Grâce à la puissance merveilleuse de rationa-
lité qui est en nous, nous pouvons débrouiller quelques
fragments de la mathématique formidable qui enveloppe
le cosmos. Çà et là les variables se révèlent, d'autant plus
aisément à mesure que se poursuivent nos investigations,
qu'elles sont toutes des valeurs de même nature, de la pen-
sée^ à des degrés divers de clarté.
C'est donc dans l'orthodoxie la plus pure que s'achève le
cartésianisme, redouté de TÉglise à tel point qu'elle lui
préféra, pendant tout le dix-septième siècle, le gassendisme
c'est-à-dire un scepticisnae assez mal déguisé. Les disciples
de l'illustre prêtre de Digne, Molière, Cyrano et tant
d'autres, en tirèrent presque aussitôt les conséquences. Nous
allons assister dès lors à l'interversion la plus bizarre.
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lÔO L UN ET L IMMUABLE
Le gassendisme, qui mellait la pensée humaine devant
les énigmes du cosmos et l'y abandonnait en pleine té-
nèbre, — il supposait que la lumière de la révélation ne
s'éteindrait jamais — s'est fatalement transformé en sensua-
lisme. La lumière tremblotanteque le Maître, fidèle serviteur
de rÉglise, maintenait encore tant bien que mal, s'est éteinte.
L'esprit humain est en présence delà nuit et hardiment y
pénètre, au risque de rencontrer le diable dont il n'a plus
peur... Par contre, le cartésianisme qui enfermait la pensée
humaine en elle-même, en faisait jaillir par un prodige de
déduction un univers clarifié merveilieu^ement, si lumineux
à certains points qu'il fallait avoir recours à rexpérience
pour voir si la rationalité s'accordait bien avec la réalité,
n'a plus les audaces de la première heure. L*Église s'aper-
çoit que ces constructions individuelles diffèrent très peu de
celleB du dogme. Après les excès de Spinoza, Leibniz montre
la possibilité de maintenir dans ce système Tindividuation et
même la liberté soigneusement contenues dans les limites
que l'Église a tracées. Les droits de Thomme sont sauve-
gardés, aussi bien que les droits de Dieu.
Et l'Église cesse d'être gassendiste. On ne rencontre plus
dans le dix-huitième siècle, ce scepticisme théolc^ique
qu'elle a favorisé si longtemps. Il faudra arriver à Lamen-
nais, après la crise effroyable de la Révolution, pour en re-
trouver quelquô chose. Elle s'accommode fort bien du car^
tésianisme. Celui-ci ne lui fait plus peur, tellement tout ce
qui sort de la pensée humaine s'adapte, comme par miracle,
avec ce qu'elle a toujours enseigné. La déduction rationa-
liste du cosmos n'est autre que le dogmatisme ontologique
d'autrefois, au temps des tabulœ logicx. Il n'y a de l'un
à l'autre qu'une différence de point de départ, l'homme au
lieu de Dieu, sans importance d'ailleurs puisque dans l'un
comme dans l'autre il y a une essence commune, la Rai-
son.
Et les adversaires de l'Église, les continuateurs de ces
hardis nominalistes qui dès le moyen-âge revendiquaient les
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LES FORCES DANS L'hOMME ET L'hOMME DANS LB6 FORCES 151
droits de rhomme aux dépens de ceux de Dieu, exécutent
de la même manière un changement de front. C'est le sen-
sualisme, leur ennemi d'un instant, pendant la période in-
décise du scepticisme théologique, de Montaigne à Huet,
qu'ils adoptent désormais, ainsi qu'il convient. La pensée
humaine où TÉglisé voyait une étincelle de Dieu et qu'elle
ménageait par cela même, sera faite des apports du dehors
et rindividuation sera constituée de toutes les incohérences
que signalait déjà Tarchaîque nominalisme... Mais la pensée
humaine n'a pas traversé impunément le cartésianisme. On
lui a persuadé qu'elle possède en elle-même, au tréfonds de
son innéité, des trésors merveilleux d'où elle peut tirer, par
voie de déduction, des mondes logiques tous plus beaux que
celui qui existe. Elle ne consent plus, en acceptant le tout
du sensualisme, à abdiquer ce qui fait son orgueil, la puis-
sance divine dont la philosophie cartésienne l'a si long-
temps investie, à la suite des théologiens.
Le dix-huitième siècle qui prétend donc secouer le joug
de l'Église, nous donne le spectacle le plus paradoxal qu'on
puisse imaginer. Il garde ce résidu de théologie, la rationa-
lité, soit en nous soit hors de nous, en substituant, pour sau-
ver les apparences, le mot de Nature à celui de Dieu. Mais
il s'efforce de l'édifier en chacun de nous par les apports des
sens, car rinnéité cartésienne est rejetée à peu près unani-
mement. Ainsi donc, nos révolutionnaires ne veulent, sous
aucun prétexte, renoncer à ce que les théologiens nous ont
si généreusement accordé : une parcelle de divin, une rai-
son qui nous permettrait de passer, sans la plus légère dif-
ficulté, de l'essence à l'existence et par suite de dérouler en
sorites les mondes que nous contenons. Mais cette raison
sera construite en chacun de nous par les sensations, c'est-
à-dire des aberrations, ainsi que Bacon et Hobbes presque
immédiatement après n'ont cessé de le proclamer par
leur théorie des /fi?o/a comme des phanlasmaia. C'est donc
de la fantasmagorie déréglée que nos sens recueillent qu'est
jaillie dans le mystère la rationalité par qui s'ordonne mo-
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162 L UN ET L IMMUABLE
nistiquement le monde. Point n'était besoin à Dieu de nous
révéler, du haut du Sinaï, le mot de Ténigme cosmique.
Les philosophes du siècle des lumières s'en fussent chargés,
puisqu'en repoussant ce que dit TÉglise, continuatrice
de la révélation primitive, ils ont su tirer de Tindéfinie
multiplicité l'Unité de la Raison devant laquelle ils vont se
prosterner. Or, de deux choses l'une :
Ou bien la Raison est en nous une parcelle enténébrée de
celle de Dieu, suivant la tradition platonicienne que TÉglise
s'est appropriée dès l'origine. Dieu est donc, ainsi que l'en-
seigne le dogme, plus intérieur en nous que notre intérieur
méme,et déborde par instants comme danscertaines ferveurs
du mysticisme que l'orthodoxie a cru devoir contenir. Car ce
serait sortir de notre condition de créature de nous égaler
dans un sursaut 'd'orgueil au Créateur. Toujours est-il que
possédant en nous l'étincelle merveilleuse, nous pouvons
tirer par déduction de notre esprit, comme Ta fait le carté-
sianisme, les trésors dissimulés et construire a priori le
cosmos conformément aux Essences, c'est-à-dire aux lois
générales instituées par le Très-Haut.
Ou bien la Raison n'est qu'une chose humaine, édifiée en
nous par les éléments qui nous viennent du dehors et défer-
lent à chaque heure. Ses nécessités, ses universalités ne sont
que relatives. L'incohérence par moment se déchaîne dans ce
qui est fait d'à-coups et d'à-peu-près, de [choses hagardes
dont la logique profonde nous échappera peut-être à jamais.
Et dès lors de quel droit ériger en déesse une rationalité si
piteuse et s'agenouiller devant elle ?
C'est cependant ce que va faire tout le dix-huitième siècle,
tandis que l'Église confisque à son profit le cartésianisme,
son ennemi d'ahlan, de plus en plus imprégné de théolo-
gie. Il sera à la fois sensualiste et aprioriste, admettant que
tout vient des sens et que l'esprit néanmoins possède une
puissance miraculeuse qui l'égale à Dieu. L'unitédes lois de
la pensée est posée en même temps qu'on jette la théologie
à bas, et avec elle le principe de la véracité de nos facultés
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LES FORCES DANS l'hOMME ET l'hOMME DANS LES FORGES 163
humaines fondée sur la bonté de Diou... Et cette Raison
que Ton garde en dépit de la plus élémentaire logique no-
minaliste est une survivance de la fantasmagorie platoni-
cienne, — et chrétieone aussi — de la chute et du retour à
Dieu par la rédemption. Tandis que la construction de l'Un
et de rimmuable,teïle que TÉglise Timpose, s'écroule à grand
fracas, on en maintient avec soin Tarchitecture générale,
l'ossature logique de l'Univers, celle que Dieu a révélée
d'un mot sur le Sinaï. Et tout cela servira le jour où nos ra-
tionalistes voudront édifier à leur tour, opposer au cosmos
de la théologie celui de la raison, qui sera le même — et pour
cause.
Dans Bayle s'unissent déjà les trois courants jaillis de
sources si distinctes au dix-septième siècle, et se fondent
les thèses contradictoires d'où va naître, à l'heure de la Ré-
volution, le culte de la Raison. Sensualiste, c'est-?i-dire
aimant à faire appel à l'expérience, il exalte néanmoins cette
ratiocination que le cartésianisme avait mise en lumière, aux
dépens des sens. Et tout cela amalgamé fait la pensée
humaine dont il revendique hautement les droits en face de
Dieu. 11 n'est pas jusqu'au maigre ruisselet de. rationalisme
issu de la Réforme que Bayle ne dérive pour l'utiliser dans
la bâtisse formidable de son Dictionnaire. Le hardi nova-
teur puise partout afin de délayer et de cimenter les maté-
riaux composites de son œuvre.
C'est par un Commentaire philosophique sur ces paroles de
Jésus-Christ : Contrains-les d'entrer qu'il débute. Et le
principe que la Réforme du dix-septième siècle, imbue d'au-
torité autant et plus que le catholicisme n'osait pas formu-
ler, Bayle le proclame. Les notions claires et naturelles de
l'esprit, ces facultés dontRamus et à sa suite Descartes ont
posé, de façon indestructible, le caractère de véracité abso-
lue, doivent être, dans l'interprétation de l'Écriture, la
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164 L UN ET L IMMUABLE
seule règle à admettre. Point de divinations et moins
encore de ces inspirations mystérieuses apportées par les
souffles de l'au-delà, de ces frénésies qui rappellent les vati-
cinaticns antiques : deus, ecce deus ! mais la raison humaine,
faculté moyenne entre le trop de lumière du mysticisme et le
trop peu du sensualisme,pénétrant les textes sacrés et les ra-
menant à ses conditions comme à ses normes, et dès lors
rejetant là-dedans tout ce qui est irréductible à sa propre
essence.
Ainsi fait, à la môme époque à peu près, Richard Simon,
dans le monde catholique, au grand effroi de Bossuet qui
voit l'Ancien et le Nouveau Testament se dissocier et des
ombres noires passer entre les deux et des contradictions
éclater entre ce qui fut, à deux âges différents, la parole de
Dieu. Bientôt la raison si humble jadis, à qui la théologie
donnait par condescendance quelques preuves, martyres ou
miracles, ne croira plus qu'à elle-même, aux lois qu'elle se
découvre soudain et dont elle fait les lois de tout ce qui
existe, sans plus se soucier désormais de cette logification
dont la révélation lui est venue par une voie surnaturelle.
Mais elle ne s'aperçoit pas dans les sursauts de son orgueil
qu'elle a, sans le vouloir, emprunté pour se construire et
par contre-coup construire le monde ce que Dieu, parlant
par la voix de son Église, avait révélé. Même unité, même
immutabilité dans le gouvernement du cosmos. La raison,
de théologique qu'elle était, s'est simplement laïcisée.
Les principes essentiels du rationalisme ainsi posés,
Bayle déguise son dogmatisme, aussi intransigeant que
celui de Ramus ou de Descartes, sous des apparences pyrrho-
niennes. La tactique est connue, depuis Brutus... Le scepti-
cisme a toujours été vu d*assez bon œil par TÉglise à cause
des conséquences pratiques qui s'imposent. Dans l'impossi-
bilité d'instituer rationnellement une règle de pensée et
surtout d'action, nous sommes contraints d'agir suivant la
coutume établie qui pour le moment est le christianisme.
Aussi Bayle a-til soin de se comparer à Jupiter assem-
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LES FORCES DANS L HOMME ET L HOMME DANS LES FORCES 156
bleur de nuages. Il a garde de se prononcer, quoique écri-
vant en Hollande, pays de la plus grande liberté en ce
temps-là du moins — le meilleur des mondes possibles, eût
dit Leibniz qui se résignait si facilement devant la consta-
tation douloureuse du mal et de Tinjustice... Bayle ne s'in-
cline pas aussi facilement que Fauteur de la Théodicée, de-
vant ce meilleur des mondes possibles, au regard de la rai-
son supérieure à laquelle s'attache le cartésianisme redeve-
nu théologique. La raison humaine désormais ne se con-
tente plus aussi aisément et Toptimisme leibnizien édifié
pour réternité, cette justification de Dieu que l'Église va
faire sienne pour répondre aux cris de détresse, montant
à elle de la nuit des âmes, s'écroule soudain devant l'impi-
toyable argumentation de Bayle, tirée de ïobjection du mal.
Il y a conflit perpétuel entre les deux raisons, en dépit des
affirmations du dogme qui prétend les unifier. L'homme, se
fiant à ses facultés, a l'audace de demander des comptes à
son Créateur et de trouver contraire à la logique le mal,
métaphysique aussi bien que moral. Il ricane de cette
œuvre manquée où le trop optimiste Leibniz ne voyait que
prétexte à s'émerveiller et déjà se mettant à la place du
Créateur, il est prêt à s'écrier :
SA i'étaifi le bon Dieu, je serais un brave homme I... (1)
Bayle ne procède donc pas par affirmations, suivant la
méthode de l'Église, mais il démolit les constructions formi-
dables érigées selon la logique qu'elle prétend imposer, aussi
bien celle de Spinoza que celle de Leibniz. Il lui importe
peu que Dieu soit Personne ou non. L'essentiel est pour
lui de montrer les fautes de logique qui éclatent dans l'uni-
vers et la question de transcendance ou d'immanence lui
paraît oiseuse. Ce meilleur des mondes possibles, si bien
raté par la raison divine, peut-il ôlre réformé par la raison
(1) Le mot est de Hugo, dernière manière, olympien, à l'époque des
Quatre Vents de V esprit.
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156 LUN ET L IMMUABLE
humaine ? Tel est, sous les négations de la surface, le dog-
matisme profond qu'apporte Bayle et qui va être celui de
tout le dix-huitième siècle.
Ce qu'on a nommé depuis la libre pensée, c'est-à-dire la
révolte de rhomme contre Dieu, Texpulsant du cosmos et
sans plus de façon s installant à sa place, en plein cœur des
choses, est donc né en Hollande avec Bayle, c'est-à-dire
daus un milieu protestant. La Réforme, dont on ne saurait
nier à l'origine l'esprit d'intolérance, égal au moins à celui
du catholicisme dentelle se séparait, a donc, avec le temps,
pris conscience de ce qui constituait son essence et sa raison
d'être, la revendicationdesdroits de l'individualité humaine,
et elle a contribué en s'unissant dans Bayle avec la pensée
profonde du cartésianisme à produire le rationalisme... Pen-
dant ce temps, dans la Fraace catholique où la fin du règne
de Louis XIV déchaînait une guerre impitoyable contre les
libertins, le même cartésianisme, accaparé par TËglise,
venait fortifier d'arguments qui allaient droit à la raison,
l'apologétique traditionnelle des martyres et des miracles. La
foi puisait à pleines mains dans la Théodicée de Leibniz par
exemple et justifiait Dieu de tous les mauvais propos que
1 homme tenait sur son compte. Défense à Bayle et à ses
massifs in-folio qui étaient autant de nasardes à Dieu, de
défis à sa pauvre logique, si misérable à côté de la logique
humaine, de s'introduire dans la France chrétienne...
L'Eglise, après avoir tiré des secours du sensualisme
l'abandonna dès lors à ses adversaires. Bayle en fit peu
d'usage, étant plutôt cartésien. Mais ce fut l'Anglais Locke
qui ramassa la chose délaissée par l'orthodoxie et mieux
encore que Bayle unit les trois pensées, celle de la réforme,
du cartésianisme et du sensualisme pour en faire un tout,
le rationalisme du dix-huitième siècle. Je n'ai pas à dire
comment la libre pensée issue de la Hollande, chassée dès
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LES FORCES DANS L HOMME ET L HOMME DANS LES FORGES 157
8on apparition de la catholique France, se réfugia dans la
prolestante Angleterre où elle se formula dans Locke, puis
revint chez nous, comme objet çllmportation anglaise, avec
Voltaire. Assez curieux néanmoins le va et vient du ratio-
nalisme à ses débuts...
Locke est, au degré suprême, représentai if de cette chose
quelque peu monstrueuse faite de trois âmes disparates et
qui sous le nom de rationalisme va désormais battre en brè-
che durant tout le dix-huitième siècle le dogmatisme iné-
branlable de rÉglise.Rien ne montre mieux que les analyses
flottantes de notre Anglais le peu de consistance d'un tel
système qui fait réellement à la raison humaine, bien jeune
encore, trop d'honneur en l'érigeant contre cellede Dieu. A
la suite de Bayleil dit unmot sur la religion, les mystèresdont
elle s'enveloppe et les textes sur qui elle s'étaie : et c'est
le même. Le christianisme sera raisonnable ou ne sera pas.
Entendons par raisonnable qu'il devra soumettre ses dogmes
à la raison humaine et renier tout ce qui en lui est contra-
dictoire avec les lois fondamentales de noire entendement.
Plus de souffle d'au-delà, dans les livres ou dans les hommes
mystérieux qui sont venus deDieu : tout dogme doit être ra-
tionalisé, humanisé en conséquence et ne sera cru qu'en pro-
portion de la rationalité qu'il contient.
Locke, dans son livre capital les Essais sur r Entendement
humain, entendement qu'il lui importe avant tout de définir,
puisqu'il en fait la mesure de toute chose, môme du divin,
nous montre de quoi est faite cette pensée désormais sou-
veraine, qui détrône celle de Dieu. Le philosophe anglais
s'effare devant le nominalisme,car il risque d'emporter dans
ses vagues d'ombre redoutables le pauvre entendement
huinain, si mal assuré encore pour se déifier. Aussi, quoique
combattant le cartésianisme, en qui il voit, avec justesse
d'ailleurs, un résidu de théologie, l'exaltation d'une raison
identique dans son essence à celle de Dieu, il ne veut pas
renoncer entièrement à la capacité d'unification qui nous
permet d'ordonner le cosmos, ainsi que la foi chrétienne
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168 L UN ET L IMMUABLE
l'enseigne. Et voilà oe senaualiite, cet enthousiaste de la
table rase, restituante Tesprit ses puissances d'activité et de
création, mais se croyant eu règle avec la foi nominaliste
parce qu'il construit la raison avec le produit des sen^ que
la réflexion élabore.
Voltaire s*émerveille. Son premier soin, de retour en
France, est de propager Locke, par suite d'imprégner les
esprits de la contradictionquifaitlefond des Essais sur r En-
tendement humain et qui s'est perpétuée jusqu'à nos jours, par
le positivisme. Tout en nous dérive des sens, des apports
troubles du dehors, et la science, avant d'affirmer quoi que
ce soit, doit tâtonner, se contenter d'appr^imations, se rési-
gner à ôtre traversée de ténèbres, comme de frissons noirs.
Et en même temps quelque chose de tremblotant, Issu d'on
ne sait quelles profondeurs, se révèle et peu à peu s^atnplifie
au contact de l'expérience, et soudain c'est l'éblouissement.
Deus, ecce Deus^ orient à la suite de Voltaire tous les philo-
sophes. On s'agenouille. C'est la Raison. D'où a-t-elle jailli ?
De l'au-delà comme le croyaient les platoniciens de jadis?
Est-ce une étincelle de Dieu, détachée au moment de la
chute ?Non pas, c'est un produit des sens, le résultat d'une
élaboration purement humaine. Rien de divin là-dedans et
cependant elle est Dieu.
La France irréligieuse que Voltaire, de ses puissantes
mains, a modelée, ne sortira plus de cette contradiction...
L'Église, qui est parvenue à s'assimiler l'essence du carté-
sianisme» s'obstine dans ses affirmations d'unité et d'îmmu*
tabilité, que d'ailleurs la science, rationnelle aussi biei^
qu'expérimentale, vient confirmer tous les jours. A toute
heure le travail humain découvre une loi, un de ces rap-
ports nécessaires qui dérivent de la nature des choses, selon
le mot célèbre. Et c'est un argument de plus en faveur de
la conception cosmique telle que l'orthodoxie l'impose.
Chaque loi nouvelle est un de ces concepts que le réa^
lisme du moyen âge voyait naïvement sous la forme subs-
tantialiste et qui en s'harmonisant constituent la pensée de
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LES F0RGB8 DANS L*HOMME ET L'HOMME DANS LES FORGES 159
Dieu. Et cependant le siècle des lumières, pas mal troubles^
il faut ravouer, s'imagine qu'à ctiaque trouvaille d'une ré-
gul'irlté quelconque dans Tunivers, la foi chrétienne, faite
toute de miracle et d'arbitraire, est ébranlée. On confond,
peut-être avec sincérité,la doctrinedèr unification qui s'exalte
merveilleusement dans Bossuet, avec les polythéismes bar-
bares où les caprices d'une volonté, contraire à toute loi,
parcourent de courants d'absurdité le déroulement des
phénomènes... Etnulne voit la contradiction qu'il y a à
constituer la Raison avec ce qui est, avant tout, multiplicité
et incohérence, c'est-à-dire les apports des sens. On ne veut
plus qu'elle soit divine et qu'elle provienne de Tinnéité,
comme renseignait le christianisme, à la suite des platoni-
ciens de jadis. On la veut purement humaine, maid alors
elle est constituée d'éléments désemparés, que les sens,
ouverts au chaos du dehors, ont accueillis, sans ordre et
sans motifs, elle est faitede hasards, et peut-être de folie. Sin-
gulière déesse qui, sur les^autels delà Révolutiou, va quel-
ques instants remplacer le dieu bafoué du christianisme,
dentelle est une simple laïcisation.,.
Il y a deux moments dans cette religion de la Raison qu'a
vu fleurir la Révolution et qu'on a criblée de railleries, sans
bien la connaître. À quoi bon se moquer quand on a, du
culte, gardé ce qu'il y a d'essentiel, la foi, et qu'on s'est
afiranchi seulement de quelques manifestations exté-
rieures, des rites I..* (1)
Au premier moment, c'est la raison individuelle qui
s'exalte, contre Dieu. Le prêtre catholique conspire avec
l'ennemi du dehors, fait obstacle à l'ordre de choses que la
Révolution prétend instituer. Ce qu'il enseigne doit être à
tout prix chassé des âmes. Que ce soit mensonge ou vérité,
il le faut, si la France veut être sauvée. De là le transfert
des cendres de Descartes au Panthéon, décrété par la Con-
(1) Cf. AULAflï), le Culte de la RaUùn el le Culte de tÊtre suprême,
179M7U4. (Paris, F. Alcan).
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160 LUN ET L IMMUABLE
venlion, le 2 octobre 1793, sur la proposition de Marie- Jo-
seph Chénier, pour avoir « reculé les bornes de la raison pu-
blique ». Ce n*est pas qu'on mette Descartes au nombre des
saints de la Révolution et son adversaire Locke qui, du ra-
tionalisme, a supprime^ Tinnéité quitte à le rendre inintel-
ligible, est déclaré très supérieur au philosophe des Médita-
tions, car il a dit que la matière pouvait être douée de pen-
sée. Mais le fondateur du cartésianisme néanmoins a son
mérite. 11 a été un ouvrier de la première heure, dans la
lutte contre Dieu : « Descartes n'eût-il fait que substituer
des erreurs nouvelles à d'antiques erreurs, c'était déjà un
grand bienfait public que d'accoutumer insensiblement les
hommes à examiner et non pas à croire. »^
Et les déchristianisateurs dont Hébert, dans son Père
Duchesne, excitera sans lassitude la colère, sont bien per-
suadés qu'ils s'arrachent à ces erreurs nouvelles, ces bribes
de théologie dont le cartésianisme n'était pas parvenu à se
défaire. La Raison qui fut fêtée à Notre-Dame le décadi
20 brumaire an II (10 novembre 1793) s'enorgueillissait de
n'avoir plus rien de cette Logique divine dont le catholi-
cisme avait leurré si longtemps l'humanité. Elle était le
produit immédiat, conformément aux idées de Locke, de
l'expérience, c'est-à-dire des sens... Elle descendit ce jour-
là de je ne sais plus quelle montagne symbolique érigée au
milieu de la vieille basilique et chanta devant le peuple de
Paris assemblé, pour recommencer, quelques heures après,
devant la plupart des membres de la Convention qui, en-
traînés par l'enthousiasme populaire, s'agenouillèrent eux
aussi devant la toute-puissante Déité. A en croire ceux qui
assistèrent à la cérémonie et le Père Duchesneen particulier,
celte fantasmagorie du rationalisme, représentée par les
actrices de l'Opéra, fut réussie de tous points et les jolies
damnées chantèrent mieux que des anges.
Mais la Raison individuelle, même aux yeux les plus pré-
venus, a trop de faiblesses pour rester longtemps déesse. Ses
pieds sont d'argile, quoi qu'en ait dit Locke, puisque ce sont
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LES FORCES DANS L HOMME ET L YIOMME DANS LES FORCES 161
les apports des sens qui l'ont constituée, c'est-à-dire Tinco-
hérence et peut-être Taberration. Aussi, le mystique Robes-
pierre a-t-il froncé le sourcil, lorsque Hébert et Chaumette
ont introduit à Notre-Dame, devant le peuple amusé, le culte
de la Raison symbolisé par les actrices de TOpéra... Des rai-
sons politiques viennent, d'ailleurs, compromettre cette re-
ligion naissante dont s'effarouche l'Europe coalisée et que
la Vendée ne pardonne pas aux bleus. La France est repré-
sentée aux peuples par les rois comme livrée à l'athéisme,
c'est-à-dire à l'anarchie, le flambeau de l'ordre tant moral
que métaphysique étant éteint, et les actes comme les sen-
sations s*en allant au diable, à la dérive, selon les sautes
brusques de la raison individuelle, ce feu-follet. Et très gra-
vement, Robespierre croit sauver la patrie — il réussit à en
convaincre Danton — en faisant couper le cou aux héber-
tistes déchristianisateurs qui fournissent des armes si dan-
gereuses aux ennemis de la Révolution. Puis, Danton sacri-
fié à son tour sous un prétexte quelconque, notre farouche
mystique, maître désormais, impose aux lieu et place du
culte de la Raison trop vacillante, celui de l'Être suprême
qu'il croit absolu, inébranlable, autant que les affirmations
de l'Église catholique, apostolique et romaine.
On connaît le décret du 18 floréal an IL La profession de
foi du vicaire savoyard, cette pauvre laïcisation du christia-
nisme, dépouillé de tout ce qui en fait la logique profonde,
est érigée en religion d'État.
Art. premier. — Le peuple reconnaît l'existence de l'Être
suprême et Timmortalité de l'âme.
Art. IL — Il reconnaît que le culte digne de l'Être suprême
est la pratique des devoirs de l'homme.
Art. IV. — Il sera institué des fêtes pour rappeler l'homme
à la pensée de la divinité et à la dignité de son être, etc.
Je ne veux pas, après tant d'autres, conter ce que fut la
fête du 50 prairial an II, coïncidant, soit par hasard, soit
par une résolution bien arrêtée, avec la Pentecôte des catho-
liques. Le culte de l'Être suprême prit lin avec le 9 thermi-
CHIDE. 11
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162 l'un et l'immuable
dor. Il m'a suffi de montrer, par quelques traits empruntés
à cette histoire mi-trajB;ique, mi-boufioune de la religion ré-
volutionnaire, que le rationalisme du dix-huitième siècle est
une laïcisation, à des degrés divers, pour Hébert comme pour
Robespierre, du dogme chrétien de TUnité et de Tlmmuta-
bilité de Dieu (i)...
Il n'y a, dans tout le dix-huitième siècle, contre ce dogma-
tisme de la Raison qu'une crise révolutionnaire transforme
un instant en religion d'État,qu'unseul éclatderire.Il vient
de l'Angleterre avec David Hume, l'unique nominaliste con-
séquent qui ait paru, après que Roscelin formula les prin-
cipes de la doctrine, ruineuse de toute orthodoxie, tbéolo-
gique ou autre.
Ce singulier philosophe est issu de Timmatérialismeque
révoque Berkeley, à la suite de Malebranche, quoi qu'il en
ait dit, avait mis à la mode. 11 vient à la pensée les yeux
pleins encore du monde berkiéien, en qui toute essence est
idéalité, suivant le dogme de l'école : esse est concipi. Des
esprits, substances énigmatiques, contiennent en eux, dis-
tincts çà et là, dans le temps comme dans l'espace, des tré-
sors de sensations que le Créateur envoie. Et c'est lui-même
qui les combine en un cosmos féerique qui n'a d'existence.
Dieu ôté, que dans les frêles pensées que nous sommes... Et
de même que les sensualistes n'avaient eu qu'à éteindre,
dans le monde merveilleux de Gassendi, la lumière de Dieu
pour se retrouver devant la nuit et ses ténèbres mouvantes,
(1) J'ai appris avec stupeur, dans le Mercure de France du 16 mai 1906,
sous la signature de M. Louis Weber, que cette pensée, déjà expri-
mée dans moxi Idée de rylhme^n n'avait pas précisément,après Nietzsche
et son continuateur français, M. Jules de Gaultier, le mérite de la
nouveauté. » {sic). C'est l'éternelle histoire :
Byron, me dites-vous, m'a servi de modèle,
Vous ne savez donc pas qu'il imitait Pulci ?
M. Louis Weber ignore vraisemblablement qu'elle a été formulée
plus de cent fois par Robespierre dans ses discours aux Jacobins et
qu'elle fut l'objet d'une longue et sérieuse discussion devant la Con-
vention nationale, le 18 floréal an II, bien avant que Nietzsche eût
poussé ses premières dents .
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LES FORGES DANS l'hOMMB ET l'hOMME DANS LES FORCES IM
de même les idéalistes suppriment le Créateur dans Tuni-
vers si bien réglé qu'édifiait Berkeley après Mslebranclie. Et
le support logique de tout s^écroule. 11 ne reste plus que des
choses flottantes, sans nulle loi qui vienne les lier en con-
cepts. Les unifications de l*Église comme celtes du rationa-
lisme qui prétend prendre sa place et user de ses privilèges,
en substituant la raison individuelle à la raison divine, se
dénouent, sans qu'il reste plus rien de solide soit en nous,
soit hors de nous.
Impossible, d'ailleurs, dans ce flux incessant que nulle
pensée désormais ne saurait logifier, de distinguer les deux
termes nécessaires à tout acte de mentalité : l'objectif et le
subjectif. Tout s'écoule et ne s'ordonne que suivant des sé-
ries artificielles, où Phabitude, seule puissance d'unification,
met quelque fixité ou du moins assure certains recommeace-
meots, ce qui est la seule universalité possible en ce monde
de mouvances. L'habitude, autre nom du caprice ou du ha-
sard, est donc le principe des lois et non plus Dieu ou son
substitut laïque, la Raison.
Il est probable que les thuriféraires de la Raison, voire
même ceux de l'Être suprême, eussent arrêté net leurs céré-
monies, s'ils avaient connu les redoutables analyses de
Hume, au lieu de s'en tenir à celles de Locke, grand théori-
cien de l'Entendement humain. Mais ils les ignoraient du
tout au tout, et leur encens a brûlé, sans remords de leur
part, devant l'idole nouvelle qui remplaçait Dieu — faite
d'argile et d'or, d'incohérence et de raison, du multiple et
de l'Un, sans que les deux éléments contradictoires fus-
sent fondus le moins du monde... Un esprit se trouva ce-
pendant en Allemagne — le. plus religieux qui se pût rêver
quoique élevé dans la philosophie des lumières — qui perçut
réclat de rire de Hume et en comprit tout le sérieux, mal*
gré les apparences. Il en fut réveillé de son sommeil dogma*
tique et pour que le rire ne retentit plus à ses oreilles, des-
tructeur de tout ordre et de toute loi, il fit ce que les hom-
mes de la Révolution tentaient alors en même temps mais
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164 L UN ET L IMMUABLE
sans principes, sur les fragiles bases de l'empirisme et du ra-
tionalisme amalgamés à la façon de Locke: une déclaration*
des droits de l'homme qui était en même temps, selon la
pensée cartésienne profonde, une déclaration des droits de
Dieu, Dieu et homme étant, par leur Raison, une seule et
unique essence...
Kant fait donc un effort surhumain pour renouer, de quel-
que façon que cç soit, par Dieu ou sans Dieu — car il n'est pas
impunément du siècle où la théologie est laïcisée définitive-
ment dans le rationalisme — le faisceau que Hume a si bien
délié. Il veut reconstituer en nou3, sinon hors de nous, Tunité
et l'immutabilité, proclamées jadis au Sinaï, et que la criti-
que dissolvante du nominalisme a fait flotter dans l'incohé-
rence.
Or, Hume a porté le plus fort de son argumentation con-
tre la causalité, dont il a fait quelque chose de passif , résul-
tat de l'habitude selon la tradition nominali&te. Tout lien
causal est donc une synthèse perpétuellement mouvante,
susceptible, à chaque instant, d'être abolie et remplacée sur
l'heure par une nouvelle plus ou moins compréhensîve.
Ainsi, des ténèbres déferlent les myriades de phénomènes
comme autant de vagues qui viennent écumer autour de
nous. Nul ordre dans cette tempête. Nulle possibilité d'or-
ganiser ces énergies démuselées. Çà et là seulement des an-
fractuosités dans la falaise, où les efforts, toujours les mô
mes, s'obstinent. Ce sont les habitudes...
Or, c'est là ce que ne veut pas Kant, arraché soudain à son
sommeil dogmatique et sentant, sous l'impitoyable analyse,
s'écrouler de toutes parts, dans l'ordre théologique comme
rationaliste, la logification dont Dieu a prononcé le premier
mot au milieu des éclairs. 11 domptera ces forces déchaî-
nées qui hurlent dans la tempête, il les endiguera, les sou-
mettra à des catégories par qui elles seront étreintes à jamais,
au lieu de laisser leur colère battre la falaise et creuser çà et
là des habitudes. 11 fera du « moi » que les révolutionnaires
s'apprêtent à diviniser, aux lieu et place du Créateur de la
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\ë&i:^A^^^^^-
LES FORCES DANS L HOMME ET L HOMME DANS LES FORGES 165
théologie, une puissance d'activité et de synthèse. Les unifi-
cations que Hume montrait flottantes et sujettes à tous les
sursauts de l'occulte, acquerront par là même ce caractère
de fixité dont le nominalisme prétendait les priver.
Kant, néanmoins, ne garde rien de la fantasmagorie plato-
nicienne puis chrétienne de la chute, du Dieu tombé qui se
souvient des cieux, du Dieu profond plus intérieur en nous
que notre intérieur même, qui déborde à certaines heures,
et voit pour nous, agit pour nous, souffre et s'humilie pour
nous... Il nous baigne d'inconnu, et la construction ontolo-
gique du cosmos telle que la théologie l'impose à notre foi,
est possible, réelle peut-être. Nulle intuition comme dans
le cartésianisme à ses débuts, ne nous permet de pénétrer
dans l'essence de la chose en soi, das-Ding an Sich, qui de-
meure à jamais le Dieu caché de l'agnosticisme. Et c'est dans
cet occulte dont il nous enveloppe queKantinstitue le « moi »,
principe d'unité au sein du multiple, de fixité au sein des
fluctuations et des mouvances...
' Qu'eussent dit Hébert et Chaumette qui, à peu près à cette
heure, laïcisaient Notre-Dame de Paris et, à la place du
ïnaltre-autel, érigeaientla montagne symbolique d'où devait
descendre aux hommes la déesse Raison, s'ils avaient pu dé-
chiffrer les analyses, rendues si i chutantes par le style, du
philosophe de Kœnîgsberg ? Ils auraient, sous l'aridité des
formules, deviné l'angoisse tragique de l'être — il s'agit
après tout de l'homme que l'on divinise — entouré de nuit de
toutes parts, abstraitement constitué par cette Puissance
d'unité et d'immutabilité dont on dépouille le Créateur de-
.puis si longtemps dans l'école rationaliste pour en parer la
créature... Mais d'où lui vient cette Puissance? D'où est
tombé — puisqu'on ne peut s'affranchir de la hantise de la
chute — ce système de catégories que la subtile analyse du
philosophe a découvrir dans le fait du cogito, où Descartes
moins scolastique, ne voyait qu'une intuition ? Quelles mains
ont dans l'ombre fabriqué ces catégories ou capacités de syn-
thèse qui sont la seule i^^rzY^possible,quoique le pessimisme.
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166 L UN ET >L IMMUABLE
d'un soupçoQ aif^u et qui va au cœur dfis choses, y ait vu le
mensonge, l'effet d*uae raillerie métaphysique?... Quelle au-
torité, par suite, leur conférer soit dans Tordre delà science,
soit dans celui de la morale qui, le plus souvent, lui est uni
si intimement?...
Kant ne répond à aucune de ces questions d'origine et
mieux encore les déclare insolubles à jamais. L'esprit hu-
main, que la Révolution française va faire dieu, existe et
c'est là un fait. Le philosophe n'en demande pas davantage.
Il existe, seule force d'unification dans la tourmente des phé-
nomènes qui le battent de toutes parts. Que sa puissance
synthétique soit un mensonge, au regard de l'absolu, comme
l'insinue le pessimisme, ou la vérité, comme l'affirme, par
contre, Toptimisme, Kant ne s'en soucie aucunement. Nul
Gassendi, d'ailleurs, n'est là pour lui montrer, sous le cogito,
sous le système des <îatégories à vide dont il nous gratifie,
les vagues d'occulte qui le soulèvent ou le disloquent. A la
fin de sa vie seulement, il en aura le frisson, et quelques
aventuriers de la pensée à sa suite, pénétrant dans ce monde
merveilleux, en révéleront le secret qui est contingence,
alors que Kant, s'en tenant encore à la surface, disait : né-
cessité (1).
Pour l'heure, notre philosophe n'écouterait pas Gassendi
lui-même revenu à la lumière pour faire flotter les rythmes
indicibles du cosmos, sous la rigidité des lois rationnelles.
Le grand réaliste s'enferme en lui-même, dans l'esprit hu-
main qui est^ sans qu'il se pose, à ce propos, aucune ques-
tion. Il en démêle abstraitement les opérations et sans souci
de l'occulte qui, de toutes parts, frémit autour de lui, il
montre en la pensée, suivant la vieille formule des Éléates,
la puissance de l'Un dans le multiple, ce qui était Tessence
de Dieu et aussi, quoique à un degré inférieur, celle de
l'homme pour la théologie... Le problème philosophique n'a
(1) V. plus loin ridée bergsonienne ou plutôt kantienne dans son
cheminement mystérieux à travers le dix-neuvième siècle.
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-:..-iU.r
LES FORCES DANS l'hOMME ET l'hOMME DANS LES FORCES 167
donc pas changé depuis Zenon d'Elée. Il s'agit toujours pour
rhumanité de concilier, comme disaient les Grecs, Tunité et
la multiplicité.
Chaque fois que le nominalisme redouble ses attaques et
dénoue dans Tincohérence la phénoménalité redoutable, la
théologie resserre le lien qui semble nécessaire à Texercice de
la pensée. Et maintenant, c'est le rationalisme — conscient
avec Kant que Tœuvre de défense contre le démon delà mul-
tiplicité lui appartient et qu'il a partie liée avec la théologie
— qui fait de Tesprit une puissance de synthèses a priori,
entre lesquelles, au* premier rang, brille le jugement de
causalité.
Kant a donc prononcé la parole décisive qui fonde Tauto-
théisme. L*homme est dans les Forces, si Ton veut, elles le
roulent dans leurs vagues mystérieuses. Mais les Forces
sont également dans Thomme, et par là même Tesprit, tenu
pour si peu de chose par la théologie, un instant exalté par
Descartes, puis rendu à son humilité première par ceux qui
sont venus à la suite, Malebranche en particulier, peut se
proclamer divinité à juste titre. Ce qu'accomplissait dans
notre for intérieur le Dieu de Malebranche, qui seul voyait
et agissait par nous et pour nous, les Catégories le feront
désormais. Elles dépassent formidablement notre Moi, nous
enveloppent de leur éternité mystérieuse. Et cependant elles
sont Nous, et c'est Nous qui, par elles, réduisons l'univers à
notre essence logique, ordonnons perpétuellement ses inco-
hérences et par suite le créons.
La philosophie allemande va s'exercer durant tout le
siècle sur la révélation orgueilleuse qu'apporte Kant, et cette
exaltation mystique du Moi qui était dans sa pensée une
simple réaction contre les négations brutales de Hume. La
philosophie française, compromise par les extravagances
du culte de l'Être suprême non moins que de la Raison, a
tôt fait de céder à l'Église et de revenir au dieu de la théo-
logie... Néanmoins contre les affirmations du Vatican, cou-
ronnées par le Syllabus et la revendication hautaine des
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168 L UN ET L IMMUABLE
droits de Dieu qui ne cessera de se faire entendre pendant
tout le dix-neuvième siècle, elle maintient ce qu'elle consi-
dère comme sa conquête, les droits de Thomme, calqués
d'ailleurs par la Convention, sur ceux de Dieu. L'esprit
humain n'est plus divinisé sur les montagnes symboliques
qu'on érige au cœur des basiliques, mais il Test dans les âmes,
quoi que Ton dise. Agenouillés devant l'idole moderne, la
Science, les rationalistes de notre temps ne sont pas aussi
affranchis qu'ils le pensent des mysticismes d'autrefois. Et
certains de leurs livres, V Intelligence de Taine, V Avenir de
la Science de Renan, pourraient passer pour des Syllabus
laïques, la réponse de la pensée humaine à la pensée divine
qui parle une fois de plus, du haut de la montagne sacrée...
Qu'est-il dit là-dedans? Ce que le nominalisme d!un
Guillaume d'Ockam formulait déjà, peut-être de façon plus
audacieuse encore, ce qui est courant depuis le jour où la
pensée individuelle, cette étincelle falote, s'avisa de se croire
indépendante et si bien détachée de Dieu qu'elle peut, au
même titre que lui, éclairer le monde. Le positivisme qui a
recueilli l'héritage du dix-huitième siècle, ne s'est guère
inquiété de la critique kantienne et de la décomposition
du mécanisme rationnel, tel que le subtil scolastique de
Kœnigsberg la lui offrait. Il a continué de bâtir la liaison
selon la tradition d'autrefois, à la faconde Locke, c'est-à-
dire avec beaucoup de sensations, de ces choses incohérentes
qui nous assaillent de tous côtés, vont et viennent en nous
et s'évanouissent bien souvent, sans que nous sachions au
juste pourquoi ni comment, et un peu de réflexion, comme
disait l'Anglais si fort admiré de Voltaire. La multiplicité
débordante s'unifie donc en iois^ principes d'unité et d'im-
mutabilité où les âges superstitieux voyaient jadis les pensées
de Dieu et qui sont tout simplement le produit de l'élabora
tion des matériaux sensibles par nous-mêmes, par cette
Puissance énigmatique de synthèse qui nous constitue et
nous égale à Dieu.
Ainsi se résume la pauvre psychologie dont s'est contenté
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* LES FORCES DANS L HOMME ET L HOMME DANS LES FORGES 169
Auguste Comte et que Taine après lui a condensée dans les
formules souvent puériles de son Intelligence. Un instant, à
la suite de Maine de Biran, la philosophie française s'était
demandée si on ne pourrait pas, en fouillant dans les pro-
fondeurs de ce moi où tant de mystiques précédemment
s'étaient heurtés à Dieu, découvrir un mode de connaissance
supérieur à celui que Locke et Condillac définissaient. Et la
hantise d'une Raison impersonnelle avait envahi le cerveau
de Cousin, de retour d'une excursion en Allemagne. Mais
la verve de Taine se déchaîna contre ces tentatives, assez
faibles d'ailleurs. Les Philosophes ûvent rire aux dépens des
novateurs qui n'insistèrent pas. Le rationalisme français en
demeura à Locke, et à l'heure présente, oppose au monisme
du Vatican son propre monisme qui 'en est, Robespierre
l'avouait déjà, une laïcisation et par moments une parodie.
Quand FËglise, en effet, pose au nom de la pensée divine
le principe de l'Unité et de l'Immutabilité du monde, la
Science, s'autorisant de quelques trouvailles soit physiques,
soit mathématiques, faites çà et là dans l'énigme cosmique,
de certains résultats toujours suspects de l'exercice des sens
ou de la ratiocination, affirme avec non moins d'audace, au
nom de la pensée humaine, l'Unité et l'Immutabilité. Science
et Religion se croient cependant des ennemis irréconci-
liables et se lancent réciproquement l'anathème. La Raison
humaine et la Raison divine sont cejisées se heurter, mieux
encore, se nier l'une l'autre à tout instant. Jouffroy, Renan,
mille autres encore, nous racontent les nuits d'angoisse
éclairées par la lune où, le cœur déchiré à jamais, ils pas-
sèrent de Tune à l'autre. Comment donc firent-ils, puisque
les deux explications sont les mêmes et que les Syllabus
laïque et théologique ne dillèrent que par d'imperceptibles
détails ?
Pendant ce temps la philosophie d'outre-Rhin, plushardie,
s'embarquait sur l'autothéisme comme jadis sur la nef des
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^J^fW.'
170 LUN ET L IMMUABLE
fous de Sébastien Brandi, et cinglait vers Tinconnu... Kant»
dans la Critique de la Raison pure ^ du moins, a baigné de nuit
ce Moi, fait tout entier de catégories mystérieuses s'ouvrant
comme des tentacules au Non-Moi dans lequel il flotte et
l'attirant à son essence de lumière... Ses successeurs s'hal-
lucinent sur ce Moi, d'autant plus éblouissant qu'il fait
contraste avec ces ombres qui Tenveloppent, et dont le
secret échappera toujours à nos prises, s'il faut en croire Kant.
Mais en est-il bien sûr ?... Et tous s'exercent à extraire de
ce Moi, par déduction — transcendantale, suivant le mot
consacré, ce qui y est contenu. En réalité, ils ne fontTun
après l'autre, et Schelllng après Fichte et Hegel après Schel-
ling, que réintégrer dans le Moi Tontologie de jadis, que
le criticisme avait éliminée, au point de vue logique tout
au moins, quitte à la rétablir presque aussitôt au point de
vue pragmatique. La célèbre triade intellectualiste recom-
mence donc, après Kant, le jeu de Malebranche, de Spinoza
et de Leibniz, enrichissant le Cogito de toute l'essence
divine et en tirant déductivement le vieux cosmos delà
théologie qu'ils ont soin d'y mettre par un subterfuge
logique, au fur et à mesure de leur prétendue analyse.
On sait, sansqull soit besoin d'insister sur ce point — les
manuels les plus élémentaires expliquant gravement à leurs
lecteurs tout ce jeu dialectique dont se satisfit si longtemps
la pensée allemande —nue Fichte institue un Moi théorique
qu'il fait sortir du moi pratique par la seule force de l'axiome
A = Â, moi je suis moi, et aussi moi je ne suis pas le non^
moi, qui lui permet de se poser en s'opposant, dans le mys-
tère du fait de la limitation : c'est l'idéalisme subjectif.
Schelllng n'admet pas comme Moi ce principe premier
obtenu par la déduction et qui, en réalité, n'est ni sujet ni
objet, mais l'absolue identité non moins supérieure au Moi
qu'au Non-Moi, identité qui se réalise d'abord comme Na-
ture, puis comme Esprit : c'est l'idéalisme objectif. Hegel
rectifie Le point de départ de Schelllng. L'absolu ne peut
être absolue identité, car il serait immobile et Téléatisme
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LES FORCES DANS L HOMME ET L HOMME DANS LES FORCES 171
seula pu s'absorber ainsi dans TUn etson isolement farouche,
exclusif de toute multiplicité. L'absolu est donc Esprit, et
le mouvement par qui le devenir apparaît au sein de TUn,
résulte de son eSort méthodique pour lever les contradic-
tions sans cesse renaissantes que la réflexion développe au
sein de la nature: c*est Fidéalisme absolu (i)... Quelque
chose de nouveau s'introduit ici dont je dirai par la suite les
conséquences.
Max Stirner(2) retourne pour ainsi dire Thégélianisme
qui tirait tant de choses du Moi. Le théoricien de l'anarchie
les y remet et s'en tient là. Le moi absolu n'admet, prétend-
il, aucune limitation à sa propriété, c'est lui-même, en effet,
qui se pose à lui-même des bornes.
Mais le panthéisme a vite repris ses droits avec Scho-
penhauer et d'une vague lourde envahit une fois de plus la
pensée allemande. L'Unique, que Stirner essayait de mettre
en valeur, est, une fois encore, recouvert. 11 faudra attendre
nos modernes, et Nietzsche, et Ibsen, et Multatuli, pour
qu'il étincelle. C'est un peu la faute du style détestable dans
lequel il a exprimé pour lors ses revendications. Les unifi-
cations panthéistiques de Schopenhauer, avec leurs larges
frissons de pilié et les chants de la religion de la souffrance
humaine, ont une bien autre valeur littéraire qui leur valut
le succès — aprèa un long temps, comme il convient.
Schopenhauer dit après Kant le nom de cette essence
qui est dans les profondeurs du Moi et dont les successeurs
immédiats n'avaient vu que la surface d'intellection, pour
s*y jouer, — c'est la volonté. Mais un soupçon lui vient des
Oupanishads que Anquetil-Duperron est allé dérober à
l'Inde mystérieuse. C'est que la puissance démesurée qui
(1) Cf. BouTROux, article sur Kant dans Études d histoire de la philo-
sophie. (Paris, F. Alcan).
(2) Le succès du nietzschéisme Ta fait sortir récemment de Toubli.
Son ouvrage : der Einzige and sein Eigenthum, paru en 18i5, a été tra-
duit par M. Henri Lasvignes, sous le titre : PUnique et sa propriété et
publié dans les éditions de la Revue Blanche. Paris, 1900.
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172 X L UN ET L IMMUABLE
nous régit et agit sur nous comme le Dieu intérieur du maie
branchisme, est mauvaise. Schopenhauer a touché aux fleurs
empoisonnées de TOrient, et la merveilleuse confiance des
chrétiens qui se sentaient avec délices agis par leur Dieu
s'écroule. Une consolation nous reste. Le monde perçu
comme représentation par le jeu des catégories dont Kant
nous a livré le secret, peut offrir quelques instants, par
l'harmonie que nous projetons en lui, un peu de joie esthé-
tique Mais cette illusion même s*efiondre bientôt. Le mal
radical de Tétre l'etentit douloureusement dans notre cons-
cience, que l'instinct de connaissance éclaire, pour notre
malheur. Et c'en est fait. La joie de vivre par la pensée, de
ramener l'univers à nos lois s'éteint peu à peu. 11 ne reste
plus que la nuit, et Edouard de Hartmann,en disciple fidèle
exagérant comme d'habitude ce que dit le maître, nous per-
suade que la volonté, jugée aveugle par Schopenhauer, voit
en réalité, mieux que nous, les consciences. Et des railleries-
métaphysiques dont il est bien malaisé de percer Ténigme,
montent à nous, du fond de Tétre, nous enveloppent d'un
éclat de rire lugubre qui rappelle celui du dieu Loge, dans
la mêlée.
Nietzsche est parti de ces idées. Il a cru lui aussi tout
d'abord à la douleur d'être que tempère seulement la joie
apollinienne, celle d'ordonner l'univers selon nos catégories
et d'en faire un jeu fantomatique d'illusions qui nous sédui-
sent et deviennent pour nous des motifs de vivre. Mais il en
est une autre plus intense, la dionysiaque qui n'est plus uni-
quement intellectuelle, nous soulève sur l'on ne sait quelles
vagues d'enthousiasme où toutes les créatures communient
soudain dans la fréuésie aveugle de la vie. Et c'est à péné-
trer les cœurs de cette joie éblouissante qui exîj tait les Grecs
auxDionysies antiques et faisait rentrer aux ténèbres la dou-
leur de vivre, mille fois plus et mieux que la fantasmagorie
apollinienne, que l'art, consolation suprême, doit s'appli-
quer. Chacun sait que Nietzsche voyait alors dans le drame
lyrique, tel que le génie de Wagner le créait, le moyen
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LES FORCES DANS L HOMME ET L HOMME DANS LES FORCES 173
de répandre dans les âmes d'aujourd'hui la joie diony-
siaque.
Une crise qui se réperculera dans la sensibilité et par
suite dans rintelligence de Nietzsche — ces deux choses
semblent n'avoir fait qu'une dans l'auteur de Zarathusira —
refroidit ces laves d'admiration qui coulaient comme d'un
cratère. El le volcan, un instant enfumé dans les négations,
os mit à bouillonner de nouveau et à se déverser au dehors,
mais les torrents de flamme n'avaient plus les mêmes
teintes.
Tout ce monde panthéistique, uni dans la souffrance de
l'Un, que Schopenhauer construisait et que Wagner mettait
en musique dans le drame rédempteur deParsifal, s'écrou-
lait, et Nietzsche, comme Descartes au moment du Cogiio et
Kant après la lecture de Hume, se trouvait face à face avec le
Moi, porté sur les ténèbres. Seul Max Stirner avant lui avait
un instant essayé de le dégager des étreintes du panthéisme.
Nietzsche, en recouvrant la santé, avait rejeté les germes per-
nicieux du pessimisme, il était tout à la joie, devant le Moi,
enfin récupéré, le Moi, l'Unique de Stirner et non plus ce
moi innombrable qui battait confusément aux fêtes de Dio-
nysos, au spectacle tragique de la souffrance. Et Nietzsche,
en présence de ce Moi lumineux, seule chose lumineuse
d'ailleurs dans les ténèbres ambiantes qu'il réduit, dit dans
Zarathusira le mot auquel Kant eût abouti fatalement s'il
avait été logique, et si déjà au temps de la Critique de la
Raison pureW n avait eu le dessein de réédifier la construc-
tion théologique du cosmos : Le Moi est créateur des va-
leurs.
Il suffit d'éliminer par la pensée les paathéismes poussés
follement sur le kantisme à seule fin de réintégrer le tout
de la théologie vainement chassée par la critique, et nous
trouvons aux deux extrémités, dans Kant comme dans
Nietzsche, la môme affirmation que l'orgueil autothéiste de
Descartes avait déjà formulé dans les mêmes termes à peu
près : l'univers est réductible aux seules lois de ma pensée
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174 l'un et l'immuable
individuelle. Mais KaDt ne peut s'arracher à cette théologie
dont il a été nourri. Dieu, par delà le Moi, quel qu'il soit
d'ailleurs, car il est nécessairement F Inconnaissable, a ins-
titué des catégories éternelles dans tous les ordres, celui de
rintellectualité comme celui de la moralité. Et ce n^est pas
moi qui crée le vrai ou le faux non plus que le bien ou le
mal. Je les détermine dans le donné amorphe du cosmos,
mais'je ne suis qu'intermédiaire entre Dieu, seul mattra des
valeurs et les choses qu'il s'agit d'ordonner. Nietzsche, dans
]a seconde période de sa vie a plus d'andace. Il s'arrache
non seulement à la théologie mais encore au panthéisme pes-
simiste dont il était si profondément imprégné. Et le moi,
érigé seul au sommet de la montagne symbolique, descend
sous le nom de Zarathustra et va aux hommes leur porter
rÉvangile nouveau, celui qui substitue h Dieu ou au Pape,
son vicaire éternel sur la terre, jusqu'ici seul créateur des
valeurs, chacune des individuations humaines. Â aucune
époque la raison qui si longtemps fut esclave, n'a osé pousser
un pareil cri d'orgueil. Descartes et Kant, bien audacieux
cependant, ont admis par delà leur pensée le système de
catégories par qui l'univers s'informe. Ils ont cru à une
raison divine supérieure, déterminant de toute éternité par
ses décrets — sujets à révocation, telle est la plus grande
hardiesse que se soit permise au cours de l'histoire, le sco-
tisme — - le vrai comme le faux, le mal comme le bien.
L'autothéisme exaspéré de Zarathustra semble d'ailleurs
avoir rencontré peu de faveur parmi les fidèles de la raison
individuelle, les héritiers de Ramus, de Descartes et de
Kant. Ils se défient d'une puissance aussi démesurée, ac-
cordée libéralement à la créature aux dépens du Créateur,
et sans plus de souci de cet enfant terrible qui a fini par
sombrer d'ailleurs dans la folie — les anciens y eussent vu
le châtiment de Tâ^pr qui s'égale aux dieux ~* ils ont gardé
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k.
LES FORGES DANS L HOMME ET L HOMME DANS LES FORCES 176
le tout OU à peu près de la construction théologique, en niant
les révélations successives que Dieu aurait faites aux
hommes dans le temps et en le reléguant dans Tlnconnais-
sable...
Taine, admirablement représentatif dans cet ordre de
pensées, nous montre de quels éléments est fait le rationa-
lisme moderne, qui s'oppose, assure-t-on, k la théologie
révélée et doit Téliminer tôt ou tard des pensées hu-
maines (i). Il est tout entier suspendu, suivant la tradition
kantienne qui veut se ressaisir après la débâcle de Hume,
à ridée de cause mais « pensée à la manière des métaphysi-
ciens allemands et en môme temps réduite à Fétat de fait ».
Et le critique à qui j'emprunte cette pénétrante analyse,
ajoute que le système de Taine apparaît comme un compro-
mis entre les principes de Técole positive et ceux de son plus
grand adversaire, l'idéalisme métaphysique.
C'est dire que le rationalisme ainsi compris admet pleine-
ment le positivisme, pour qui tout vient de la sensation
transformée. Mais pour échapper aux conséquences que
Hume avait déduites d'irréfutable façon, il a soin de res-
serrer par quelque chose d'à priori — la causalité, catégorie
essentielle comme Kant Ta montré — toutes les fluidités et
les incohérences apportées par les sens... Et qui plus est, on
pourrait au lieu de suivre la marche ascendante, si pénible,
adopter une méthode contraire et partant de l'idée de cause
entendue à la façon d'un Schelling ou d'un Hegel, le philo-
sophe de ridéalisme absolu,retrouver, par voie descendante,
le tout de l'expérience. Le rationalisme présent est un amal-
game de deux choses ennemies depuis l'origine de l'histoire
et qu'il convient d'appeler par leur nom : d'une part un
résidu de platonisme par qui est posée l'intelligibilité du
cosmos, sans parler de la faculté mystique, étincelle de Dieu,
qui nous permet,par débrouillement de nos sens, de remonter
au ciel des Idées ou d'extraire de nous l'ordre de l'existence
(1) Cf. Barzelotti, /a Philosophie de Taine. Paris, F. Alcan, 1900.
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17rt LUN ET L IMMUABLE
identique à Tordre de la pensée, et d'autre part le nomina-
lisine tout entier,avec les sursauts farouches de la sensation,
l'illogisme du réel qu'aucun ordre d'intelligibilité ne peut
asservir (1).
Il n*est donc pas étonnant que reposant sur des bases
aussi fragiles, le rationalisme, à cause surtout des excès qu'il
s'est permis dans le dix-neuvième siècle, ait été l'objet d'uu
mouvement de réaction assez marqué. Nous avons vu pré-
cédemment Newman instituer la méthode d'immanence en
théologie et ses successeurs déclarer que, le dogme ne pou-
vant pas être défini de façon absolue au point de vue intel-
lectualiste, il fallait se contenter de le vivre, ce qui était
l'essentiel. La même protestation s'est fait entendre en
cette théologie déguisée qui s'appelle le rationalisme. Il a
bien fallu convenir — les analyses de Kant étaient trop
rigoureuses sur ce point pour qu'on pût s'y refuser — que
rintelligibilité, dasDing an Sic/i, étaitinaccessible dans son
essence même à nos facultés humaines, et qu'il est à peu
près impossible de la formuler de façon intellectualiste,
comme ont tenté de le faire le& multiples platonismes énu-
(1) L'intellectualisme de nos jours, éclairé par la critique des
sciences qu'a inaugurée M. Poincaré, a bien soin cependant de repous-
ser cette compromettante dichotomie qui s'étale avec tant de complai-
sance dans l' Intelligence de Taine, le Syllabus des scientistes. Il s'at-
tache à l'élément d'activité que Leibniz et Kant à sa suite ont mis une
fois pour toutes en lumière dans les opérations intellectuelles, tandis
que les deux dogmatismes, celui de l'idéalisme absolu et celui du
positivisme simpliste faisaient plutôt de l'esprit un principe de pure
passivité. Cf. par exemple, L. Brunschwicg, la Philosophie nouvelle et
r Intellectualisme dans Revue de métaph. et de morale, juillet 190L On
verra comment le rationalisme essaie de se défendre contre l'assaut
pragmatique en se transformant en idéalisme critique. Mais ici encore
ainsi que dans le kantisme, la puissance active de synthèse qui nous
constitue baigne dans l'occulte, comme la puissance de transmutation
des valeurs que nous attribue Nietzsche. Sans le platonisme qui est le
fond nécessaire du rationalisme, et par suite sans la construction
ontologique qui en dépend et auquel le dogme nous impose de croire,
le rationalisme ne peut justifier son attitude sous peine d'être le der-
nier mot de Tautothéisme.
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LES FORCES DANS L HOMME ET L HOMME DANS LES FORCES 17/
mérésdaDS Thistoire de la philosophie. De là le pragmatisme
qui consiste à vivre cette intelligibilité, sans renoncer à y
croire d'ailleurs, pas plus que le chrétien, adoptant la mé-
thode d'immanence, ne repousse un seul des dogmes de
rÉglise. Mais transposée dans Tordre de l'action, Tintelligi-
bilité devient moralité. Les gestes s'ordonnent suivant les
Idées que le platonisme voyait briller dans un ciel mysté.
rieux, et que nos pragmatiques reportent en nous, — non pas
même dans un entendement qui serait un reflet aflaibli de
rau-delà, un diminutif du ciel, mais dans une conscience
profonde qui régit toute notre activité et qui d'ailleurs est
disposée en divers plans (1).
M. Edouard Le Roy, qui a sollicité les philosophies de
M. Bergson et de M. Poincaré jusqu'à en tirer le pragma-
tisme (2), devrait poser aux rationalistes la même question
qu'il adressa l'année dernière aux théologiens et fit couler
tant de flots d'encre. Y aurait-il hérésie à vivre l'intelligibi-
lité, puisqu'il est reconnu à peu près unanimement qu'on ne
saurait la formuler de façon intellectualiste? Je crois que les
réponses seraient à peu près les mêmes... La plupart, indul-
gents, répondraient comme ont fait tant de théologiens à
M. Le Roy : « Puisque vous ne changez rien au dogme et
que vous maintenez le tout de l'intelligibilité en transpor-
tant seulement le soleil au dedans de nous, dans l'imma-
nence, dans les profondeurs de l'Inconscient explorées par
tant de mystiques, il n'y a pas de mal. Soyez pragmatiques
sans scrupules, attendu que Tordre rationnel, surnaturel, est
sauvegardé, que TUn et le multiple continuent à se concilier
suivant lés mêmes lois harmonieuses, les concepts du plato-
nisme, et que les idéalités, quoique non formulées, se tra-
(1) Il y a, selon M. Edouard Le Roy, par exemple, raction profonde,
puis l'action discursive, puis l'action pratique.
(2) J'essaierai de démontrer plus loin que le pragmatisme n'est nul-
lement une conséquence nécessaire de la métaphysique du devenir
instituée par M. Bergson, non plus que de la critique des sciences,
œuvre de M. Poincaré.
GHIDE. 12
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178 L UN ET L IMMUABLE
duisent au dehors parles mêmes actes. Vivez rintelligibilité
que vous nommez dorénavant la moralité : cela ne peut
donner lieu à la censure avec note d'hérésie rationaliste. »
Mais quelques-uns plus clairvoyants, — il s'en est trouvé
parmi les théologiens pour voir où 'aboutit la méthode d'im-
manence, à révanouissement progressif du dogme ni plus ni
moins — s'élèveraient avec violence contre ce pragmatisme
tentateur et crieraient casse-cou (1). Il fautà tout prix main-
tenir à Tordre cosmique comme à l'ordre moral son caractère
transcendant, pour ne pas dire révélé. Car, dès que la
lumière qui règle nos pensées et guide nos actes est en nous,
elle s'épand dans la pénombre et lentement se dilue, jusqu'au
néant. Que valent ces concepts qui n'ont de valeur que pour
la pratique, ces gestes qui s'ordonnent, suivant une intelli-
gibilité de plus en plus insaisissable, à mesure qu'elle
rayonne de plus en plus bas dans les profondeurs du Moi ?
Peu ou rien. C'est le dogme laïcisé qui a flué, et M. Marcel
Hébert écrira bientôt, dans Tordre rationaliste après Tordre
théolugique : la Dernière Idole, la Personnalité humaine.,.
Ce qui fait en effet la valeur de Tordre théologique et de
Tordre rationaliste qui lui a succédé dans beaucoup de pen-
sées, c'est leur immutabilité absolue et aussi la transcen-
dance qui les élève au-dessus de nos facultés humaines, si mi-
sérables dans le catalogue de Kant -—tant d'autres nous eus-
sent été nécessaires ! Ils éclairent d'en haut, et le principe
de la moralité comme aussi de l'intelligibilité, TôîjloiWiç tw
ôéw, ne souffre aucune exception. Pas un doute ne nous ef-
fleura sur- la légitimité de cet impératif, s'abaissant d'ailleurs
avec l'apologétique, qui est de tous les siècles, à donner ses
raisons à notre raison humiliée.
Mais transportez Timmuable en nous qui sommes le mou-
(1) La consultation s'est faite d'ailteurs, quoiqu'elle n'ait pas été
provoquée de la même manière que pour le dogme. Un de ces clair-
voyants est M. Léon Brunschwicg, op. cit.^ qui a très bien fait ressor-
tir le par4i q«e le scepticisme peut tirer du pragmatisme actuel de
M. Le Roy.
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LES FORGES DANS L HOMME ET L HOMME DANS LES FORCES 17J
vant par excelleuce.— Par une singulière ironie, M. Edouard
Le Roy, voulant justifier son pragmatisme, s'aulorise de
la métaphysique du devenir que nous devons à M. Bergson,
où rUn et le multiple s'entrelacent en notre vie profonde de
si étrange façon en dehors de tout concept et par suite de
toute intelligibilité — Grâce à cette transposition, Tordre
rationaliste, voire même théologique est en noue, au plus
profond de notre conscience. Il dirige de là tout le méca-
nisme de mon intellect et en conséquence de mon acti-
vite. Mais parce que j'affirme être Dieu, c'est-à-dire Tira-
rauable et l'absolu, le suîs-je nécessairement? Le chrétien
est plus modeste en général. Christ est en lui, mais non le
Père. Le pragmatiste s'illumine de toute la splendeur du
Dieu-Un, tel qu'il fulmina sur le Sinaï.. Nietzsche, ce mo-
dèle d'autothéisme, est donc le seul pragmatiste conséquent.
L'intelligibilité est en lui, rayonne dans son activité prodi-
gieuse. Mieux encore, il la crée et la renie à chaque instant
comme Seot, cet atïolé de la puissance divine, le lui ac-
corde...
M. Edouard Le Roy se défend de tant de mysticisme. Il
n'est pas Dieu. L'ordre de ses pensées comme de ses ge&tes
n'est pas absolu. C'est au contraire tout ce qu'il y a de plus
relatif, une adaptation perpétuelle du Donné amorphe, de
l'indéfini qui flotte de toutes parts autour de nous, à des
vues d'utilité. Mais alors le mécanisme de nos actes — qui
sont aussi des pensées suivant le sens profond donné par
M. Le Roy au mot esprit — n'est plus l'absolu dont on nous
parlait. Il n'y a plus un Dieu au ciel de l'immanence, il y
en a autant que d'individualités éparses. Il n'y a plus un seul
dogme, une seule logitication qui ait le droit d'organiser nos
pensées, et de s'affirmer au dehors par des gestes. Il y en a
mille et une, autant que de liaisons possibles entre l'Un et
le multiple. Jamais le scepticisme qu'on accusait de toute
éternité d'être incapable d'agir, n'a eu la partie si belle.
Il en résulte que le pragmatisme est pris dans ce di-
lemme:
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180 L UN ET L IMMUABLE
f
Ou bien la pensée qui luit ténébreusement dans Timma-
nence est celle qui nous éblouissait au haut du ciel de la
transcendance. Et alors vous n'avez rien changé au rationa-
lisme que vous prétendez combattre, sinon d'en obscurcir les
principes. L'intelligibilité qui vous régit est celle de tous et
la première révélation en fut iaite au Sinaï.
Ou bien cette pensée rayonnant de la vie profonde n'est
plus rintelligibilité courante, par qui se sont ordonnés jus-
qu'ici tous nos actes et toutesnos pensées. Elleestu/îe/Z/us/o/i,
comme le pessimiste Scbopenhauer el l'optimiste Nietzsche
Font soutenu, permettant la vie qui repose nécessairement
sur un mensonge I Et alors toutes les logifications étant au
môme titre des illusions sont valables. Les principes de tou-
tes les sciences sont artificiels et arbitraires, le mécanisme
de toutes lesactioos est entaché de fausseté radicale. Il n*y a
plus d'intelligibilité que celle qui est décrétée par moi. Je
gravis mon propre Sinaï et du haut de la montagne symbo-
lique érigée au sanctuaire de ma conscience, comme au temps
des fêtes de la Raison, je fais entendre moi-môme la parole
de Dieu qui est moi-même — ou les Forces mystérieuses au
sommet desquelles je flotte, conscience diffuse!...
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LIVRE II
LE MOUVEMENT
INTRODUCTION
J'ai dît tout d'abord le développement qu'éclaire une lu-
mière suroaturelle — et qui devient étrangement ténébreux
et cahotant, si on souffle dessus — de l'Un et de l'Immuable,
tels qu'ils se sont définis peu à peu dans le dogme. Puis
l'histoire hagarde du rationalisme, qui de l'Un et de l'Im-
muable retient le tout, mais le transpose — avec défiance à
l'origine, ensuite parmi des sursauts d'orgueil qui effarent —
dans le Moi... A l'heure présente, le pragmatisme a envahi
les deux domaines de la théologie comme du rationalisme.
Les âmes, de plus en plus, se refusent à croire à cette Intel-
ligibilité transcendante qui, depuis l'analyse de Kant, est
destinée à échapper à tout jamais aux prises de notre intel-
ligence. Et la révélation, à laquelle elles s'attachaient autre-
fois leur semble une lueur bien trouble. Aussi, ne pouvant
s'arracher complètement à cet ordre que nulle formule in-
tellectualiste ne réussit à rendre, se contentent-elles de le
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182 LE MOUVEMENT
vivre, suivant la doctrine courante. L'Intelligibilité est de-
venue immanente. Elle nous ordonne par le dedans et non
plus par le dehors comme jadis, sans que nous puissions la
définir. Mais on sent aux attaques passionnées que dirigent
contre le pragmatisme les derniers intellectualistes (1) que
cet ordre d'intellection, si tôt devenu un ordre d'action, se
dérobe, dès qu'on le transpose ainsi de Dieu en rhorame...
C/estque l'Un et l'Immuable, qui si longtemps s'imposèrent,
sont débordés présentement parla multiplicité et le mouve-
ment. Et le pragmatisme qui a essayé de les sauver en in-
ventant la méthode d'immanence est gagné lui-même par la
contingence. Les adversaires que Zenon d'Elée croyait
avoir vaincus à jamais par sa dialectique subtile entrepris
de nos jours une vigueur inattendue.
Ce n'est pas en un seul jour que le Mouvement a pu se
soustraire ainsi à l'Un et à l'Immuable, et je voudrais tracer
maintenant les principales étapes de cet affranchissement...
11 se présente d'abord encore imprégné de Raison, et l'indé-
fini qu'il porte en lui se déguise sous les apparences de la
finalité, si bien que la Science qui est toujours la réduction
du multiple à l'Un, l'arrêt du mouvement dans ses formules,
huit par s'accommoder de lui. L'idée hégélienne, Ventwi-
ckelung, a triomphé et la Religion seule, obstinée dans les
dogmes immuables, s'en est effarouchée...
Mais le mouvement a pris bientôt plus d'ôudace et s'est
abstrait de là Raison, s'abandonnant à son essence qui est
avant tout le caprice. Pour se faire admettre toutefois, il a
gardé avec lui certaines rigidités matérielles qui jouent le
rôle de la finalité dans Hegel, et c'est ainsi que l'idée darwi-
nienne a pu entrer dans la science de plus en plus accueil-
lante, tandis que la Religion, et non à tort, s'encolérait de
plus en plus. Ce qu'il y avait de rassurant dans l'idée darwi-
nienne, c'était donc la loi qui retenait le mouvement, l'em-
pêchait de se livrer aux soubresauts les plus extravagants,
(1) Le pragmatisme ne veut pas demeurer en reste. Voyei le récent
Crepuscolo dei fllosofî, de Papini (Gian Falco, Milan).
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INTRODUCTION 183
comme jadis Tatome d'Epicure, pourvu du mystérieux
clinamen.,.
Enfin le mouvement, voyant la partie gagnée ou à peu
près, n'a plus cherché à dissimuler son essence, et une idée
qu'on pourrait appeler bergsonienne ou plutôt kantienne, —
le mot importe peu d'ailleurs — • après avoir cheminé lente-
ment tout un siècle, a flambé soudain. Les flammes ont en-
vahi Tunivers et bousculé la rigidité des lois sous lesquelles
elles étaient contenues jusqu'alors. M. Boutroux écrit : La
Contingence des lois de la nùlure. M. Poihcaré établit le carac-
tère artificiel et arbitraire de toutes les lois, voire môme de
tous les laits scientifiques. M. Bergson, supprimant l'idole
de la représentation qui obstruait notre raison depuis si
longtemps, s'établit par intuition en plein cœur dès choses
qui est mobilité essentielle, devenir. ..L'Église, bien entendu,
condamnera, si ce n'est déjà fait, car elle a redonnu là-de-
dans son ennemi éternel, celui que les arguties de Zenon
d'Elée ont si mal lié, mais la Science hésite. Faut-il, en fai-
sant un pas de plus, admettre la troisième idée puisque les
deux précédentes, Tidée darwinienne et l'idée hégélienne,
ont réussi à se concilier, par le principe d'unité et de fixité
qu'elles laissaient subsister encore, avec les nécessités abso-
lues de la science et ses rigidités ? M. Bergson emploie tous
ses efforts pour la faire agréer, et ses disciples, MM. Edouard
Le Roy et Wilbois, ont introduit dans l'ordre rationnel le
pragmatisme pour mieux y réussir et amalgamer ainsi avec
rUn et rimmuable le devenir en quiM. Bergson voit la seule
réalité...
Mais beaucoup hésitent à laisser pénétrer ainsi dans la
Science et ses lois rigides Tartificiel et l'arbitraire que l'on
avoue et ridée nouvelle semble avoir plus de peine à s'ouvrir
un chemin que les autres. La science est déconcertée par
cette intrusion soudaine et semble se repentir d'avoir com-
mis une faute dont la Religion est exempte eii dépit des
tentatives multipliées qui ont été faites^ celle d'avoir été
bienveillante au mouvement, à ce moderne Protée...
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1
CHAPITRE PREMIER
L IDÉE HÉGÉLIENNE
E pur si muove,,. Le cri qui, suivant la légende, avait
échappé à Galilée, quand le dogme de tout son poids Teut
contraint à affirmer Timmobilité, retentit,, comme nous
l'avons vu, dès le moyen-âge avec Scot. Un soupçon jaillit
dans les âmes. Il se peut que les décrets de Dieu, par les-
quels les valeurs présentes ont été instituées, soient soudain
révoqués et par suite lesdites valeurs transmuées du tout au
tout, tellement est puissante, ajoutait le Docteur Subtil, la
Volonté de Dieu. Telle fut la première conception du mouve-
ment qui vînt battre en brèche le dogme et ses immobilités
forcenées.
Elle n'avait d'ailleurs guère de chance de conquérir les
âmes. Le moyen-âge a été, à un degré incroyable, le règne
de l'anachronisme. Rome que les Barbares, ces Idées en
marche, avaient si bien bousculée, prétend se survivre et
Sion qu'on a ruinée dans TOrient s'y surajoute sans qu'on
sache trop pourquoi, de sorte que Tautorité papale s'enrichit
de toute l'autorité césarienne. Et les Idées sont immobili-
sées. Jamais l'Un n'exerça tant de fascination dans les intel-
ligences, ne réduisit et n'absorba avec une telle puissance
d'absurdité le multiple et le mobile qui vainement se déchaî-
naient en lui, autour de lui.
Et les systèmes que les rêveurs élaborent en ce moyen-âge
où le Verbe d'unification s'enveloppe de tout son prestige»
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l/lDÉE HÉGÉLIENNE 185
sont des théismes d'immobilité ou des panthéismes analy-
tiques, pourrait-on dire, où tout se déduit immédiatement
par une nécessité immanente du principe posé à Torigine,
où tout en conséquence est réalisé dès Tabord, de sorte que
le monde du possible coïncide avec celui de l'être. On sait le
succès de ces gnoses sans nombre où les esprits se jetèrent
éperdument, dans cette étrange époque, ces fantasmagories
de lueurs toujours plus faibles issues du soleil initial expli-
quant le monde, figé dans Féternité des reflets. Pas une
ébauche de panthéisme synthétique où le possible déborde le
réely où à chaque manifestation de Timmuable Substance,
réservoir des existences, quelque chose se révèle qui aurait
pu ne pas être ou du moins être tel : chaque création nou-
velle étant une invention et non plus seulement une analyse,
une déduction.
L'idée de Scot a donc, non sans raison, causé le scandale
de bien des âmes engourdies avec le thomisme, dans l'im-
mutabilité de Dieu et de ses décrets. Elle a cheminé néan-
moins et dès que les yeux ont pu s'affranchir de la vision
anachronique et que l'obsession de la pérennité des êtres et
des choses a été chassée, le sens du mouvement s'est répandu
comme par miracle. Mais à l'origine, ilestconçu comme une
régression. Exhumer les âmes d'autrefois qui, avant Tintro-
duction des catégories nécessairement viciées, out été en
communication directe avec le réel, tel est le mot d'ordre de
ce qui fut la Renaissance aussi bien que la Réforme. Et
taudis que les cœurs d'un Luther ou d'un Calvia, effarou-
chés de la corruption sans nom de la Rome papale, revien-
nent à la pureté — ou ce que Ton croit tel — du christia-
nisme primitif, les esprits d'un Rabelais et surtout d'un
Paracelse peuplent le cosmos d'une fantasmagorie qu'ils
prennent pour les rythmes de la Nature enfin perçus. Et
Ronsard ressuscite Pindare et pervertit à jamais sans doute,
par le germe de mort qu'il y puise, la sensibilité moderne.
Il faudra plus d'un siècle pour se ressaisir et concevoir le
mouvement sous forme de progression, de marche en avant
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186 LE MOUVEMENT
et non plus de retour en arrière. Je ne dis rien du protestan-
tisme qui, à régal de ses pareils, tant du Nord que du Sud,
se débat dans l'inextricable difficulté de déterminer le point
lixe où finit en révolution du dogme le pur et commence
l'impur. Mais ceux-là mômes qui se sont rués avec tant de
frénésie dans les in-folio du passé mort, répandus à profusion
par rimprimerie, s'aperçoivent que ces savants si vantés
nont su le tout de rien, et même rien du tout^ si Ton osait
dire. Et Pascal, un des premiers, comprend que Fhumanité
est comme un seul homme qui vivrait toujours et appren-
drait continuellement, si bien que c'est nous qui sommes
les anciens. Les prétendus antiques, si respectés jusque-là,
sont des enfants ânonnant devant le mystère des choses et
leurs yeux étaient imprégnés de toute Tinconsdence et de
toute l'absurdité de la Nature, alors que les nôtres, mieux
instruits, s'épurent de jour en jour. Et les écrivains- eux-
mêmes se lassent de Phébus et de son cortège dansant de
Muses, vu qu'aucun d'eux n'a, selon la phraséologie de Ron-
sard, ~ si bien reproduite par Malherbe et par Boileau ses
ennemis, en réalité ses humbles disciples ~ senti le souffle
de Dieu dans ses cheveux, et pour cause. Il en résulte que
la source d'ilippocrène est délaissée. Y boira qui voudra,
celui que le poncif attire de façon irrésistible. Les novateurs,
Desmarets de Saint-Sorlin d'abord, qui passe par la suite
la mission à Perrault, pose en principe le premier qu'il faut
éliminer de Tart et de la littérature ces âmes mortes qui les
obstruent.
Desmarets et Ch. Perrault après lui croient donc trouver
dans le christianisoie dont leurs pensées étaient pleines^ des
sujets d'inspiration plus modernes, plus « dans le mouve-
ment » que les thèmes du paganisme apprivoisés en littéra-
ture depuis Ronsard. Que le christianisme, immobilité for-
midable, répugne au principe du mouvement, tel qu'ils le
concevaient et par suite a médiocrement animé tant leur
Clovis que leur Saint-Paulin, la chose ne doit faire aucun
doute, mais importe peu d'ailleurs. Ces écrivains indigents
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l'idée hégélienne 187
ont accoutumé les esprits à considérer le mouvement dans
le sens de l'avenir et non plus seulement du passé. Ils ont
préparé le dix-huitième siècle à entendre à ses débuts la
voix de Fontenelle, primitivement le bel esprit Cydias,
devenu bientôt le champion du modernisme contre les ar-
chaïsants attardés, et plus haute encore, celle de Leibniz qui
va prononcer les paroles graves dont tout le siècle reten-
tira (1).
Fontenelle commence par se dégager de la superstition
des antiques et développe agréablement le siini eadem semper
du poète. Choses d'aujourd'hui et choses d'autrefois se
valent, quoi qu'on dise. « La nature a entre les mains une
certaine pâte qui est toujours la même, qu'elle tourne et
retourne sans cesse en mille façons, et dont elle forme les
animaux, les plantes et les hommes. » Voilà qui eût bien
étonné les hommes de la Renaissance qui se croyaient si
petits et si faibles devant la généralité des antiques. « Vous
êtes de la même pâte », dit irrévérencieusement notre Cydias,
plus audacieux et surtout plus profond que La Bruyère
n'affectait de le croire (2). Et les philosophes qui dogmatise-
ront à sa suite ne formuleront pas avec plus de netteté le
principe de la stabilité des lois de la nature, si favorable à la
thèse du progrès. Si tout, en suivant le dogme catholique de
la chute va dégénérant et sans la venue du Christ qui a res-
saisi l'être au bord de l'abîme, aurait chu de plus en plus
bas, il n'en est pas de même pour Fontenelle, dont la fine
analyse a si bien mis en lumière, dans V Histoire des Oracles,
le peu de sérieux de ces croyances surannées. Tout va pro-
(1) Cf. Brunetikre, la Formation de l'idée de progrès, dans Études
critiques, 5° série.
(2) L'exemple est donné. D'AceilIy écrira sans respect pour les
maîtres d'autrefois :
Dis'-je (Quelque chose assez belle,
L'antiquité, toute en cervelle,
Me dit : je l'ai dite avant toi î
Cest une plaisante donzelle.
Qtie ne venait-elle après moi?
J'aurais dit la chose avant ejle,
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188 LE MOUVEMENT
gressant. Les connaissances scientifiques s'amoncellent et
débordent dans les crânes, les lumières jaillissent de
l'énigme du cosmos si embrouillée jusqu'alors et éblouissent
le siècle entier qui en prendra le nom. Au lieu du dogme
de la chute, un autre dogme s'ébauche que Leibniz va se
charger d'exprimer philosophiquement et qui sera bientôt
la foi de toutes les âmes, en dépit des sombres prédications
du christianisme à qui on arrache son arme principale,
celle qui lui rapporta les plus forts revenus — l'immutabi-
lité dans le mal suivie comme espoir de la seule rédemp-
tion possible, celle du Christ dont elle prétend perpétuer
l'œuvre.
Un jour tout sera bien, et la rédemption de toussera faite
non plus par le Christ et l'Église qui le continue, mais par
le principe de progrès — on dira bientôt de perfectibilité
que chacun contient en lui. Telle est la révélation que Leib-
niz formule dès le début du dix-huitième siècle et qui va
être la foi nouvelle... Cependant Leibniz, profondément
imbu de théologie, construit le cosmos selon les règles onto-
logiques de rUnité et de l'Immutabilité la plus orthodoxe.
Dieu à l'origine est le grand ordonnateur des êtres, le chef
d'orchestre, suivant la métaphore connue, qui bat la mesure
et permet à tous les exécutants de faire leur partie isolé-
ment et de se fondre suivant un rythme universel dïins Thar-
monie de l'ensemble. Malebranche lui-même qui mettait
Dieu derrière tous nos gestes, mieux encore au fond de
toutes nos pensées — même les plus basses, il faut l'avouer:
il n'y a rien de petit pour un Dieu et sa présence amplifie
tout, même l'ignoble — nest pas plus orthodoxe sur ce
point. Ces deux systèmes sont bien selon le Verbe de l'Église
qui commente et illumine sans cesse celui de Dieu. La toute-
Puissance de l'Un ne souffre ni dans l'un ni dans l'autre la
moindre rébellion du multiple. Peut-être même le déter-
minisme est-il, dans Leibniz, plus rigoureux que ne le
voudrait l'Église, et Dieu même, dans le choix des possibles
qui s'offrent à lui, selon la tradition scotienne et qu'il peut
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l'idée hégélienne 189
rejeter ou admettre à son gré, est-il nécessité un peu plus
qu'il ne convient.
Mais cette métaphysique de la Monadologie^ si orthodoxe
à la surface, que l'Eglise adopte et lait sienne — de môme
qu'elle puisera à pleines mains dans la Théodicée pour jus-
tifier Dieu de toutes les attaques des incroyants, habiles
exploiteurs de l'argument du mal — contient dans ses pro-
fondeurs un principe d'une fécondité merveilleuse, inaperçu
d'abord etdont les conséquences, désastreuses pour le dogme,
ne se révéleront que peu à peu. C'est celui de la continuité,
qui, avec les successeurs de Leibniz, deviendra la perfectibi-
lité indéfinie de l'homme et entraînera l'inutilité d'un ré-'
dempteur à qui TEglise était si naturellement attachée.
« Rien ne se fait d'un coup, et c'est une de mes plus
grandes maximes et des pîus vérifiées que la nature ne fait
jamais de sauts. J'appelais cela la loi de continuité, lorsque
j'en parlais autrefois dans les Nouvelles de la République des
lettres^ et l'usage de cette loi est très considérable en phy-
sique. » Ainsi s'exprime Leibniz dans l'avant-propos de ses
Nouveaux Essais sur Ventendemenl humain^ parus en 1765 seu-
lement, mais composés dès 1704, et qui, peut-on dire, ou-
vrent le siècle qui s'appellera celui des lumières et du
progrès.
Dans ce cogito que Descartes voyait immuable à la façon
d'un Dieu et contenant de toute éternité les principes
rationnels d'où il est possible de faire sortir analytiquement
l'univers, Leibniz, s'inspirant de sa loi de continuité, per-
suadé que la nature procède « par degrés insensibles »,
pedetentim non saltatim, note toutes sortes de dégradations
qu'on appellera plus tard l'inconscient. L'individuation
n'est plus uiie parcelle de lumière, tombée par miracle dans
la nuit de la matière, le Moi de la religion et de la psycho-
logie courante. Elle est un « Nous » complexe, fait de reten-
tissements confus et surtout diffus, sans élément d'unifica-
tion bien net, et la matière où elle a chu n'est nullement
cette nuit à laquelle la théologie prête un caractère diabo-
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190 LE MOUVEMENT
lique. La matière est faite de pensée moindre et recèle en
conséquence quelque chose de divin, jusqu'en ses profou-
deuFs ultimes.
Sous la croûte lumineuse, comme s'exprimerait un berg-
sonien de l'heure présente, l'individuation se révèle donc,
en dehors des concepts qui l'immobilisent, dans son essence
pure qui est mouvement, devenir. Sous l'aperception claire,
unification d'un ins^tant que Je Moi réalise à des degrés
divers dans le temps, un monde merveilleux frémit... En
nombre infini dans la nuit de nos consciences s'étoîlent, à
mesure qu'on y descend, des perceptions de plus en plus
indistinctes, si bien que l'Unité totale est faite d'une multi-
plicité mouvante. L'arrêter fût-ce une seconcje, la fixer, la
définir est une opération impossible non moins qu'une illu-
sion vaine, et que l'expérience de tous les instants fait
évanouir...
Il semble donc que le mot fatidique : E pur si muove et
surtout la chose aient enfin pénétré en métaphysique sinon
en théologie, que désormais le cosmos, afïranchi des ija-
mobilités où il s'engourdissait, s'éveillera comme d'un songe
pour développer toutes ses puissances. La conception du
progrès, encore flottante, va se préciser et éclairer les âmes.
Tout se rencontre en effet dans le leibnizianisme pour satis-
faire le dynamiste actuel le plus exigeant. D'un bout à l'au-
tre règne cette loi de continuité qui ménage des gradations
infinies entre les créatures multiples, les monades, disposées
sur une échelle miraculeuse selon les degrés d'illumination
et dont le Créateur, monçide suprême, occupe le haut. Etle
mot qui éclate dans le christianisme aux oreilles de l'ange
déchu :
Tu ne remonteras au ciel qui t'a vu nattre
Que par les cent degrés de l'échelle de TEtrt ,
peut s'appliquer à toute monade, fût-elle la pi is basse, la
plus enténébrée d'inconscience, en substituant t3utefois au
nombre indéfini cent, réellement trop misérable, rinâni
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l'idée hégélienne 191
lui-môme dont Leibniz tente alors la réduction. Rien
n'est omis de ce qui sera le mobilisme moderne — sauf le
mouvement.
Les scrupules théologîques ont arrêté Leibniz sur le
seuil. Un pas de plus eût été la révolte contre l'immutabilité
de Dieu, ce qu'il ne veut pas. Au moment d'accorder à
chaque monade, reflet plus ou moins conscient deTunivers
et contenant en son sein, par conséquent, toutes les virtua-
lités, le pouvoir d'évoluer de son plein gré et d'atteindre
par elle-même à la perfection qui est son but, Leibniz se
ressaisit. D'un geste il immobilise l'univers dont les parti-
cules, à l'infini, aspirent au mieux-; par un éclaircissement
progressif de leur essence. 11 refuse même à l'individuation
cette part de liberté que l'Église, depuis Taugustinianisrae,
convient de lui attribuer, sans danger pour la puissance
divine. Une fois de plus l'Unétreint le multiple et l'absorbe
si bien que ce panthéisme, cru au premier abord synthé-
tique, où chaque monade va au progrès par une invention
de tous les instants, redevient analytique au même titre que
celui de Spinoza. Il n'y a plus dans ce dynamisme, subite-
ment transformé en un mécanisme impitoyable, en une
harmonie préétablie de toute éternité, nulle place pour le
clinamen rêvé jadis par Epicure, la possibilité de dévier,
aussi peu que possible, des lignes générales de l'ensemble.
L'illusion est la même que dans Taristotélisme. En voyant
ces êtres sans nombre s'épanouir, du fond de l'abîme,
aspirer au soleil de la pensée pure, toujours plus haut et
remonter» semble-t-il, les degrés infiniment multipliés de
l'échelle du ciel, on pourrait croire au mouvement tel que
nous le concevons de nos jours. Il n*en est rien. De toute
éternité pèse sur les individuations le décret de Dieu qui en
a déterminé pour toujours le rang, dans cette hiérarchie
de pensées plus ou moins troubles dont le cosmos est cons-
titué.
Ce monde de virtualités frémissantes mal contenues dans
les ténèbres par la main de Dieu, bouillonne, et dès que
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192 LE MOUVEMENT
Jes esprits sauront se délivrer de la théologie et de ses han-
tises d'immutabilité, les possibilités, jusqu'alors captives,
éclateront et évolueront vers la clarté. L*œuvre de Leibniz,
comme il arrive toujours d'ailleiirs, dépasse ses intentions,
et les individuations quil a cru enchaîner à jamais dans la
conception panthéistique de l'harmonie préétablie, revendi-
quent leur liberté et diront bientôt leur droit à plus de lu-
mière. Ce monde immuable de la théologie que le rationa-
lisme a soin de maintenir tel et d'envelopper de ses formules
a priori, frissonne de toutes les semences qu'il enferme, de
tous les principes d'invention qui sommeillent en lui et
n'attendent qu'un signal pour étinceler.
Les continuateurs de la pensée de Leibniz ne savent pas
plus que lui se détacher de la théologie, et le cosmos qu'ils
imaginent suivantla loi de continuité, frémissant d'évolutions
possibles, est figé à la surface sinon dans les profondeurs.
L'Un a posé au principe l'équation gigantesque qu'est le
cosmos et les variables de ces fonctions innombrables qui
s'entre-croisent mystérieusement sont, de toute éternité,
prévues et déterminées a priori, dans sa pensée de mathé-
maticien démesuré. La substance de Spinoza, si elle pou-
vait revêtir un instant la personnalité que le panthéisme
intransigeant lui refuse, verrait dans une intuition moins
formidable l'infini des modes qui de tous temps réalisent,
dans tous les sens à la fois, l'infini de ses attributs.
Cependant la loi de continuité instituée par Leibniz est si
féconde par elle-même qu'elle va au-delà de ce que voulait le
Maître et jette d'étranges lueurs sur des points que la théo-
logie avait tout intérêt à maintenir obscurs. Tel est par
exemple le problème de l'animalité, où se déchaîneront
bientôt les haines métaphysiques des tenants de ta création
théologique et rationaliste, et ceux de l'évolution, enfin
formulée.
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l'idée hégélienne 193
Hâtons-nous de le dire, les bêtes ont été le plus grand
embarras des cartésiens comme des théologiens en général.
Ces frères inférieurs pour qui nul Jésus, quoi qu'on en ait
dit, n'a paru, obstruent et déparent le plan de la création
tel qu'on Ta construit suivant les indications de Dieu,
tombées à intervalles irréguliers de la montagne sainte...
Les cartésiens qui un instant se détachent des théologiens —
assez timidement d'ailleurs puisqu'ils fondent la véracité
de nos facultés et de la raison humaine en .particulier sur
le dogme de la bonté divine — ne comprennent que la pensée
claire, produit de Dieu, étincelle, suivant la métaphore ar-
chaïque, jaillie du foyer de la pensée suprême. Devant la
pensée est la matière en qui Ton imagine quelque chose de
distinct de notre intellect, l'étendue réductible, en dernière
analyse à des lois — peut-être parce qu'elle est de la pensée
éteinte, dira plus tard un audacieux. Or tout ce qui n'es
point pensée est étendue, et vice versa... Que viennent donc
faire les animaux, ces gêneurs, ces êtres à cervelle trouble
dont la pensée,qui n'a probablement rien de commun avec la
nôtre, s'irradie cependant par le mystère de leurs yeux, nous
interroge et nous enveloppe sans réponse possible ? Pour-
quoi viennent-ils indiscrètement mêler leur vie à la nôtre?
A quel titre figurent-ils, eux, les déchus plus que nous
encore et que nul Christ n'a rachetés, dans la création?
Quelle est la destinée de ces êtres qui ne peuvent pas
remonter au ciel ?
Les anciens, que rien n'arrêtait, avaient du problème de
l'animalité une solution toute prête. Les bêtes étaient les
messagers des intentions célestes si bien dissimulées le plus
souvent qu'elles échappent à l'humanité. Pénétrées de divi-
nisme, elles constituaient l'intermédiaire entre l'Etre qui
siège au haut du ciel et nous-mêmes qui avons les yeux sans
cesse fixés sur ce point et n y pouvons rien discerner, malgré
nos efforts. Les oiseaux, en particulier, colombes ou autres,
viennent de l'au-delà pour nous porter les nouvelles, qui
sont quelquefois la bonne nouvelle, l'Evangile. Mais la théo-
CBIDE. 1.3
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194 LE MOUVEMENT
logie depuis longtemps a montré la spiritualité des anges,
les messagers les plus ordinaires du Très-Haut qui siègent
autour de son trône et par moments s'en détachent pour
nous apporter ses ordres. Les bétes sont dépossédées de ces
fonctions et par suite de la dignité dont le paganisme les
avait investies. Que sont-elles? Qu'est au juste l'énigme de
cette pensée qu'ils contiennent et qui se décèle, quoi qu'on
fasse, à certaines heures, par la flamme de leurs prunelles ?
Et des esprits mal faits — il en est toujours même parmi
les théologiens — laissent entendre que ces créatures, ayant
une pensée, attendent peut-être elles aussi une révélation.
Et d'autres plus aventureux encore, reprenant des hantises
errantes depuis la gnose, annoncent que Christ va s'incarner
en toute espèce de formes animales, descendre jusqu'aux
plus basses, celles qui confinent à la ténèbre absolue de
l'inorganique, pour racheter toute la création et non plus
seulement, ce qui en est l'élite, l'humanité faite à l'image
de Dieu... Aussi les cartésiens qui ne connaissent que la
pensée claire, parce qu'ils attendent d'elle seule la révéla-
tion, intérieure désormais, ont tôt fait de supprimer Tan-
goissant problème et de dire que l'animalité est matière, res
exiensa et non plus res cogitans.
On sait de quelle façon le doux Malebranche traitait une
petite chienne pleine qui venait se rouler à ses pieds, et sans
broncher, disait à un visiteur que le cri de la pauvre bête
blessée avait remué jusqu'aux entrailles : « Ne savez-vous
pas que cela ne sent pas? » Berkeley qui maintient le monde
tel qu'il est sorti de la main de Malebranche, en supprimant
toutefois la matière que Dieu, ouvrier par trop maladroit, se
serait donné la peine de créer à seule fin d'être le substrat
de nos idéalions, est singulièrement embarrassé par le mys-
tère de la bestialité. 11 n'y a plus, dans son système, que
Dieu et les esprits face à face. Tout lexesle, la matière que
Malebranche croyait nécessaire encore sous le fallacieux
prétexte que Christ s'est incarné et n'a pu être illusion, s'est
diluée comme chacun sait entre les mains de l'évoque de
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L*IDÉE IlÉGÉLTENNE 190
Cloyne. Que faire des frères inférieurs, des pensées trou-
bles? Souffler dessus, puisque tout cela n'est que matiè%re.
Et Berkeley est azoîste non moins qu'immatérialiste, ne fai-
sant exception que pour la haute animalité, dont il nlain-
ient les esprits à côté de ceux de la basse humanité. Le bon
évêque a trop connu ses semblables pour croire un seul ins-
tant qu'il y ait un abîme entre les deux... Mais qui tracera
dans Tanimalité en question la ligne de démarcation au delà
de laquelle sera la haute qui subsiste et en deçà, la basse
qui s'évanouit dans la critique idéaliste ? Bien habile qui
saura le dire et Berkeley lui-même ne s'en charge pas.
Avec Leibniz, au contraire, le mystère s'éclairait, beaucoup
plus que ne le voudraient peut-être les théologiens. L'In-
conscient, soudain révélé, nous permet d'admettre des pen-
sées de plus en plus troubles jusqu'à Tiafini et d'essence
identique cependant à l'intellection, claire jusqu'à l'éblpuis-
sement, dont l'humanité croit avoir le privilège après Dieu.
Sous la surface brillante où Descartes mettait le tout de la
pensée, Leibniz, plus profond, discerne une multitude de
consciences inférieures, il montre les petites perceptions
qui s'unifient de façon plus ou moins complète et consti-
tuent dans ce cas l'aperception. Rien n'empêche donc,
puisque des multitudes de pensées inférieures, une bestia-
lité fantastique d'inconscience, grouillent en nous, d'ad-
mettre au dehors, sans les élever jusqu'à l'intuition abso-
lument claire, sans les abaisser jusqu'à la matière absolu-
ment ténébreuse, une foule d'êtres dont la loi de continuité
règle la hiérarchie. Linné et aussi Charles Bonnet appa-
raissent, pour introduire quelque ordre dans ce fouillis de
l'animalité si dédaignée jusque-là et qui par la découverte
de l'Inconscient, sort de la res extensa où la tenait le carté-
sianisme et s'exalte, par échelons minimes, jusqu'à la res
cogitans, autrefois apanage de l'humanité.
Linné, il est vrai, commence par indiquer quelques pro-
cédés plus ou moins arbitraires afin de dresser un inven-
taire des êtres vivants et son nom semble attaché au sou-
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196 LE MOUVEMENT
venir de classifications artificielles entre toutes. Mais en bon
leibnizien qu'il est, il n'en est pas moins persuadé que tout,
dans la nature, est rigoureusement ordonné suivant un plan
divin et de même qu'une chaîne de pensées s'organise en
sorite formidable, de même les êtres se relient les uns aux
autres sans que la nature, suivant l'axiome fondamental de
récole, puisse faire un saut. De là, ce principe qui domine
Tœuvre de Linné : dans la longue série des formes vivantes,
chaque espèce est nécessairement intermédiaire entre deux
autres. De là les tentatives de classer la végétalité comme
l'animalité suivant une méthode naturelle, qui seraitl'image
de la logique mondiale. C'est le disciple de Leibniz qui intro-
duit, dans les classifications, la notion de structure, au lieu
des caractères apparents de Klein, dont on se contentait
jusqu'alors. Mais pas plus que son maître, Linné ne se sé-
pare de la théologie. La vie, que la loi de continuité devrait
révéler si vivante, garde l'immutabilité exigée par l'ortho-
doxie.
En effet, Linné ne doute pas un instant que les animaux
soient sortis par couples des mains divines, ainsi qu'il est
conté dans la Genèse. Et suivant lui, nulle de ces familles
ne s'est éteinte et n*a subi la moindre modification à travers
les âges. L'animalité que nous voyons grouiller sous nos
yeux, de même d'ailleurs que la végétalité, cette vie plus
étrange encore qui s'enchaîne au sol, est, du tout au tout,
celle que Dieu institua au principe et dont Noé porta les
essences dans l'arche fameuse. Ni dégradations, ni perfec-
tionnements, en dépit des idées contradictoires qui commen-
cent à se heurter, la chute théologique et le progrès philo-
sophique. Linné croit à l'absolue immutabilité des espèces,
distinctes Tune de l'autre, sans enchevêtrement possible et
éternelles, comme il convient à des pensées de Dieu. Et seul
le sentiment profond de la continuité, qu'il tient de Leibniz,
vient tempérer par instants la rigidité de ses définitions,
fondées sur la discontinuité et le dogme des créations Ré-
cessives.
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l'idée hégélienne 197
Linné n'est qu'un simple naturaliste et s'en tient à ce qu'il
a manié, la végétalité et TaniinaMté. Ch. Bonnet, dans sa
Palingénésie a des ambitions plus élevées. II s'attaque à la
série totale des êtres et lui applique sans sourciller la loi de
continuité qu'il tient de Leibniz. II ne se borne pas au
monde matériel que ses bras à la rigueur pourraient em-
brasser, avec bien des efforts cependant. Mais il s'élève à
rimmatériel, jusqu'ici demeuré inaccessible. Tout dépend
de Dieu qui est au sommet de réchelle,etdes degrés les plus
bas de l'inorganique aux plus hauts de la spiritualité, de la
pierre à l'ange, les êtres sont reliés entre eux par une foule
de transitions insensibles. Lancé là-dessus, Ch. Bonnet qui
spécule, sans se donner la peine, comme Linné, de réunir
des caractères définis pour chaque espèce, ne s'arrête plus.
Il admet une pluralité de mondes habités qui naturellement
sont organisés selon la loi fatidique. Il y en a d'inférieurs
aux nôtres et d'autres de supérieurs comme il convient. En
ceux-là, les rochers, s'élevant d'un cran dans la hiérarchie,
ont la vie, les plantes ont le sentiment, les bêtes le raison-
nement et les hommes et les femmes, tout ce que Von vou-
dra^ comme dit le bohème de Musset. Ils seront des anges
par exemple, à moins qu'ils ne soient des bêtes...
Et le Fraoçais Robinet qui ne veut pas demeurer en reste
avec ce Genevois de Ch. Bonnet, écrit à son tour des Consi-
dérations philosophiques sur la gradation des formes de l'être^
sur lesquelles il est parfaitement inutile d'insister. Toutes
ces élucubrations des leibniziens — il faut se garder d'y enve-
lopper Leibniz — ont le même défaut : elles laissent trop de
part à l'apriorisme dans l'application de la loi de continuité.
C'est peut-être par raison d'esthétisme qu'on affirme ainsi,
sans daigner se pencher sur le cosmos et voir si c'est vrai,
la merveilleuse hiérarchie des êtres suivant les règles d'une
pensée qui procède par degrés insensibles et ne fait jamais
de sauts. L'expérience viendra bientôt, brisant çà et là la
chaîne miraculeuse et des hiatus, des discordances, se révé-
leront dans cette harmonie dont les leibniziens se délectent...
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198 LE MOUVEMENT
Un préjugé théologiquë retient ainsi, dans les immobi-
lités d'un prétendu plan divin, le mouvement qui éclate à
tous les yeux et dont le secret vient d'être découvert sous le
nom de continuité. Mais quoi qu'on fasse, le mouvement
est, par sa nature même, destiné à être libre et non à se lais-
ser enchaîner. Protée, dont Leibniz a dit le secret, se libère
peu à peu. Le cosmos échappe aux mains d'immuable, qui
l'avaient pétri pour l'éternité.
De Leibniz où le mouvement, perçu dans son essence qui
est la continuité, s'immobilise par superstition théologique,
h Hegel où, plus profondément défini encore par l'identité
de Têtre et du non-étre, c'est-à-dire le devenir des Gt^ecs,
il s'arrache aux étreintes de l'Un et délibérément se met en
marche, tout le dix-huitième siècle, français autaot qu'alle-
mand, a vécu ou plutôt piétiné, sans foi bien précise, s*at-=^
tardant à l'immuable que le rationalisme, succédané de la
théologie lui impose ; frémissant tout à coup à des espé-
rances messianiques, à des concepts de perfectibilité qui
déconcertent.
11 faut remonter aux écrits qui ont précédé chez les Juifs
la venue du Christ, pour trouver pareil espoir dans l'avenir
temporel, bii^n plus encore que rationnel, de la race. Des
prophètes surgissent cà et là, ^'inspirant du subtil Fonte-
nelle, promu dieu du dix huitième siècle — on â les dieux
qu'on peut — parce qu'il crut le premier aii progrès^ à là
supériorité, matérielle tout au moins, des modernes sur les
anciens.;. Un peu de leibnizianisme filtre même, çà et là,
dans ces éluCubrations de valeur assez médiocre, il faut
l'avouer : on a également les prophètes qu'on peut. L'idée
de continuité s'insinue dans cette philosophie de la progres-
sion ou du progrès qui essayé de se définir, avant que l'hégé-
lianisme Tait i*éduite à des formules abstraites où tout le
dix-neuvième siècle s'hallucinera. On s'extasie devant les
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L IDEE HEGELIENNE 199
lumières qui s'épandent à flots de toutes parts, particulière-
ment à la suite des travaux de Locke. Par eux ont été fixées
de façon absolue, dit-on, les lois et la portée de Tesprit
humain. Désormais la raison connaît ce qui lui est accessible
et aura la sagesse de s'y borner. Et des lianlis<îs de révolte,
des plans de réorganisation a priori, flottent dans les cer-
veaux, s'apprêtent, au nom du progrès, à se substituer aux
institutions périmées, fondées sur le mensonge théologique.
Cependant devant ce rôve de perfectibilité indéfinie, ces
merveilles que le siècle des lumières se promet du triomphe
de la raison, des esprits doutent. Une convulsion qui, en
quelques heures, engloutit, sans qu'on sache pourquoi, plus
de soixante millecréatures humaines, déchaîne, sur la ques-
tion du bien et du mal, les génies opposés de Voltaire et de
Rousseau. Le premier ricane sur la construction théolo-
gique du monde par les leibniziens, sur ce cosmos si bien
ordonné où tout,'jusqu'aux minuties, est commenté, systé-
matisé, justifié,et qui s'écroule dans un sursaut de l'absurde.
II écrit les aventures de Candide, héros hagard, ballotté à la
cime des vagues cosmiques, sans suite ni raison. Le second
riposte en maintenant au cœur des choses, pour coordonner
dans son Unité la multiplicité des catégories qui s'entre-bâil-
lent, le dieu du vicaire savoyard, destiné à devenir l'Etre su-
prême de Robespierre. Mais tous deux sont d'accord pourvoir
le siècle en noir^ les lumières qui les entourent bien falotes...
Rousseau croit qu'un retour à Tétat de nature, bon par
définition parce que, hélas,il ne fut réalisé nulle part, serait
le salut. Voltaire secoue la tête. Il adhère cependant à la
thèse du progrès que près de lui des enthousiastes, Turgot
en tête, formulent et dont Condorcet s'apprête à tracer les
grandes lignes dans son Esquisse. Il écrit, pour contenter
tout le monde, ces vers dans lesquels le meliorisme d'une
George Eliot, par exemple, l'optimisme des pessimistes,
pourrait trouver son origine:
Un jour tout sera bisD, voilà notre espérance.
Tout est bien ici-bas, voilà l'illusion...
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200 LE MOUVEMENT
Mais cette convulsion qui produisit dans les âmes un long
frémissement et leur arracha un cri d'angoisse devant
labsurdité du cosmos aussi brutalement révélée s'apaisa et
bientôt fut oubliée comme toutes les choses humaines. Seul
le Divin immuable perpétue ses affirmations et ne sort pas
des esprits, même quand ils prétendent s'y soustraire. Aussi
la pensée de Tabsurde a-t-elle disparu et celle de la raison
a-t-elle pénétré la notion du progrès qui s'élaborait dans les
soubresauts de ce siècle.
Et sans souci des vagues d'aberration qui l'ont poussé
dans la prison où il agonise, Condorcet écrit sans une fai-
blesse ni une atténuation son Esquisse des progrès de V esprit
humain. Le monde leibnizien, celui dont le disciple Ch.
Bonnet avait décrit les innombrables échelons, de Tinorga-
nlque matérialité à la spiritualité des anges et de Dieu
même, immobilisé jusqu'alors comme dans un conte de fée,
se met en mouvement. Et l'on voit tous les êtres figés dans
leur essence d'immuable, grimper un à un les degrés de
l'échelle et se transformer — on dira bientôt se métamor-
phoser — toujours pour le mieux. La continuité est en mou-
vement, et Hegel n'a plus qu'à paraître désormais pour
formuler la logique du devenir dont Condorcet a eu le pres-
sentiment... Le cosmo&du leiboizianisme, ensommeillé par
la Volonté de Dieu qui seul veillait pour lui, se réveille, et
les monades, conscientes de la perfectibilité qu'elles con-
tiennent, font effort pour s'élever à des perfections de plus
en plus claires, pour être des reflets de plus en plus com-
plets de l'univers. Nulle limite ne leur est fixée dans cette
ascension, et chaque pas constitue quelque chose de nou-
veaUj par qui le panthéisme de Leibniz, analytique autant
que celui de Spinoza, se transforme en un panthéisme syn-
thétique dont Hegel va donner l'expression abstraite...
La main de Dieu qui tenait l'universelle multiplicité
dans son étreinte s'est donc desserrée, et les individualités,
livrées à elles-mêmes, peuvent s'enorgueillir de leur pro-
gression dont elles sont les propres ouvrières. Mais la
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l'idée hégélienne 201
Raison, si ce n'est plus la main de Dieu, continue à diriger
Thumanité dans la voie tracée par les décrets de TEteroel,
et ne souffre nulle régression, nul assaut de Tabsurde dis-
loquant soudain les catégories et faisant voler en éclats la
construction logique de l'univers. Tout s'ordonne pour nos
enthousiastes comme au beau temps de la théologie. Les
phénomènes dont est fait le cosmos sont enchaînés Tun à
l'autre par des lois, qui, réunies, constituent une Raison, la
seule possible d'ailleurs, identique par là même à celle dont
rÉglise a le dépôt...
Jadis le dieu des juifs châtiait ou exaltait les familles pour
l'acte mauvais ou bon de î'ancétre, jusqu'à la troisième gé-
nération et au delà. Une solidarité merveilleuse lie de
même toutes les individuations, et chacune — miracle
d'altruisme qu'Helvétius se charge de théoriser en France
après les moralistes anglais — doit au besoin se sacrifier
. pour le bien commun. Car le progrès de tous est fait quel-
quefois par la régression et même l'anéantissement de quel-
ques-uns... Ainsi pensait Condorcet près de la mort, quand
il écrivait au terme de son Esquisse l'hymne à celte Raison,
dieu nouveau, qui mène le monde et l'humanité, et dont
l'absurde lui-même n'est qu'une forme inférieure, néces-
saire d'ailleurs à l'évolution universelle. Hegel va donner
bientôt, sous une forme saisissante, la formule de ce jeu
dialectique delà Raison qui du mal tire le bien, par le fait
de l'opposition des contraires, toujours résoluble dans le-
mieux.
De la perfectibilité à Ventwickelung du philosophe alle-
mand, ce déroulement des choses selon les lois d'une dialec-
tique impitoyable dans son unique formule, il n'y a qu'un
pas, semble-t-il. Condorcet a dit le tout de ce qui va être
bientôt l'hégélianisme. Il a mis en branle le mouvement que
Leibniz contenait encore, au nom des droits de Dieu et de
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202 LE MOUVEMENT
riramuable. Il Ta toutefois enveloppé d'une raison supérieure
par qui le progrès ne va pas au hasard, mais au contraire se
dirige suivant des fias mystérieuses peut-être pour notre
ratiocination huraaine,mais définies à l'avance et voulues par
sa toute-puissante sagesse.
La hardiesse de Hegel, qui déchaînera contre lui les
haines lhéologiques,sera d ajouter un petit détail à cette phi-
losophie du progrès si près de devenir à tout instant une
religion. La Raison immanente ne s'est pas réalisée dans le
passé, elle ne fut pas actualisée au commencement des
choses, de façon que tous les possibles comme le croyait
Leibniz, lui fussent présentés à la fois et qu'elle pût faire un
choix là-dedans, en tirer le meilleur. Elle est aussi dans
le devenir, infieri. Le mouvement, par contagion, a gagné
nonseulementle cosmos qui se déroule selon une dialectique
formidable, mais la Raison elle-même qui le règle et même
le constitue. Cette Raison ne se réalisera qu'au terme de
révolution. Elle prendra conscience d'elle-même non dans
un Etre suprême, comme le croyait encore Robespierre, mais
en quelque créature qui peut être vous ou moi, si bien que
le juste, hégélien sans le savoir, se demande avec anxiété :
Qui de nous, qui de nous va devenir un dieu ?
Et cet être-dieu n'aura rien de suprême, dût Robespierre
en frémir dans sa tombe, parce que la Raison actualisée en
lui ne sera jamais définitive et qu'un dieu nouveau à chaque
instant succédera aux dieux périmés, comme dans les
théogonies primitives, pour apporter une formule plus haute
mais toujours incomplète de la rationalité, destinée à se
mouvoir à jamais !...
Qui dit cela? Le plus intrépide aprioriste qui ait jamais
paru sur la terre, Hegel s'inspirant d'ailleurs d'un autre
virtuose de la dialectique, moindre toutefois, Schelling...
Ou sait comment un extraordinaire dogmatisme est sorti du
principe criticiste de Kant, condamnant le moi à s'enfermer
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l'idée hégélienne 203
dans lui-raôme, sans possibilité d'atteindre la construction
ontologique qu'affirme l'Église, et qui devient ainsi article
de foi mais non plus de raison. Les successeurs de Kant
ont fouillé le moi et en ont tiré naturellement ce qu'il con-
tient, de parle plus élémentaire enseignement tfaéologique,
la raison non pas seulement individuelle mais encore uni-
verselle. Le dix-huitième siècle tout entier parle de pro-
gression, malgré les résistances de la théologie. La raison
s'est donc mise en branle comme toutes choses ici-bas et
le principe de la perfectibilité est venu bien à point pour
orienter le sens de la dialectique. Il lui fallait bien en effet
se mouvoir à tout prix, sous peine de s'halluciner, à la fa-
çon hindoue, dans la contemplation de soi-même et en rester,
avec Fichte^ à Taffirmation : Je suis moi et aussi : Je ne
suis pas le non-moi.
Tandis que Lamarcket Geoffroy Snint-Hilaire en France,
Gœthe et Kielmeyer en Allemagne, rassemblent pénible-
ment des faits et ne s'élèvent qu'avec une lenteur infinie à
des rapports toujours sujets à revision, Schelling ferme les
yeux et spécule, ce qui est plus vite fait comme chacun sait.
Toutefois, avant de clore à jamais ses prunelles au réel, il a
pu constater l'existence de certains êtres, de certaines éner-
gies qui, par leur union, semblent se neutraliser : ainsi
l'électricité négative et l'électricité positive, agissantes toutes
deux, produisent en s'unissant l'électricité pure et simple
dont l'existence ne se manifeste d'aucune façon. Gela suffit
pour notre méditatif qUi désormais, sûr de son principe, ne
sortira plus du Moi où Kant puis Fichte ont claquemuré
leurs disciples. Il pose aussitôt cette opposition, réelle quel-
quefois, apparente souvent, et plus souvent encore inexis-
tante comme loi générale de l'être. Le moi s'oppose au non-
moi, Tunité à la pluralité, l'esprit au monde matériel. Et
ces contradictions, telles les deux électricités, sont les ma-
nifestations du principe universel que Schelling, creusant
plus profondément dans le moi après Fichte, découvre et
appelle TAbsolu. Inertes s'ils étaient unis, le moi et le non-
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204 LE MOUVEMENT
moi, par cela seul qu'ils sont opposés Tun à l'autre, devien-
nent actifs comme les deux électricités et tendent sans cesse
à se joindre, mais cette union n'est jamais parfaite et pour
cause ; de là des arrêts qui constituent tous les êtres Et nul
doute sur l'objectivité de ces déductions puisque le moi et
le non-moi, l'unité et la multiplicité, l'esprit et le monde
matériel étant deux parties adéquates d'un même tout, on
peut dire que l'esprit crée le monde et qu'il n'a qu'à regarder
en lui-même pour en trouver toutes les parties. Philosopher
sur la nature, c'est créer la nature, affirme superbement
Schelling, et son disciple Hegel confirmera bientôt cette
mémorable parole.
Oken est tout heureux de la formule que son maître lui
transmet. Au lieu du A == A, assez maigre, de Fichte, Schel-
ling écrit -\- O — = 0, ce qui est très riche de consé-
quences, il faut en convenir, de la polarisation au premier
chef. Représentons l'univers matériel par + A et l'esprit
par — A, l'absolu d'où tout est sorti est indubitablement O.
En s'opposant à lui-môme et par suite devenant à la fois
actif et passif, l'absolu crée et l'univers s'en déduit. Je suis
contraint de m'arrêter sur ces sommets et de renvoyer à
Oken lui-même, pour la descente vers les plaines...
Hegel vient corriger ce que Schelling abandonne de l'a
priori. Avant de fermer les yeux à l'illogisme du réel, le
maître avait du moins gardé sur sa rétine le frisson de cer-
taines contradictions cosmiques par qui l'absurde se traduit
— ce qui lui avait fourni d'ailleurs le point de départ de sa
logique vacillante. Hegel est plus rigoureux, entend ne pas
tenir de l'objectif le moindre caractère de l'absolu. Tout
doit sortir du subjectif. C'est de Tidée logique seule que dé-
rive le principe générateur de l'univers.
Comme la pensée de Hegel aussi bien que celle de Schel-
ling, sur laquelle on s'échauiTa si fort aux environs de 1830,
est singulièrement refroidie à l'heure présente, je glisserai
sur les détails de cette dialectique hégélienne contenue en
deux volumes compacts ni plus ni moins. J'en retiens l'idée
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L^IDÉE HÉGÉLIENNE 205
d'entwickelung contre laquelle TÉglise va rugir par la voix
de Veuillot (1).
Il ne faudrait pas que le dogme catholique, mal compris
par cet énergumëne, souffre de ses imprudences. Voyez entre
autres échappées Timprécatiou contre les chemins de 1er
dans le Parfum de Rome :
« On nous accroche à la locomotive. Non, je ne saurais
louer cette machine violente I Jamais je n'aimerai sa fumée,
ses hurlements, son brutal et servile trajet à travers la terre
déchirée. Jamais je ne verrai d*un œil content les automates
uniformes qui servent le monstre.
« Je hais sa rapidité... Le chemin de fer est l'expression
insolente du m'épris de la personnalité et de Tanéantisse-
ment de la liberté. Je ne suis plus un homme, je suis un
colis ; je ne voyage pas. Je suis expédié, etc. »
L'Église a bien assez à se défendre du mouvement dans
Tordre de la pensée. Elle peut laisser aller ]es chemins de
fer de plus en plus vite sans que le dogmB soit atteint. Dieu
n'impose pas l'engourdissement physique, mais seulement
l'immobilité intellectuelle. Veuillot a bien essayé dans les
Odeurs de Paris d'arrêter la logique hégélienne, cette autre
« machine violente » sans fumée et sans hurlements, et
mieux encore que le chemin de fer anéantissant la liberté,
nous transformant en colis. Mais ses violences ont plutôt
gâté les affaires de llmmuable — et de la liberté à la façon de
l'augustinianisme, dont il s'institue le champion et à laquelle
le rationalisme plus souple va s'accommoder très aisément,
puisque Hegel conserve et exalte même ce qui est l'essen-
tiel de sa foi, la Raison, fût-elle en mouvement,
La Science, dit Taine, interprétant à la manière hégé-
lienne le nihil est fluxorum scientia^ consiste à comprendre,
begreifen. Son objet est d'arriver en toutes choses à une vue
(1) Il est regrettable que l'Immuable ait eu en France ce défenseur
compromettant. C'est par lui que la négation de la science et de ses
résultats, au nom du Très-Haut, puissance de miracle et de désorga-
nisation, est devenue parole d'Évangile.
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206 l'B MOUVEMENT
d'ensemble, begriffe, c'est-à-dire réunir sous une idée maî-
tresse des choses éparses, concilier des oppositions et fondre
dans l'unité des contrastes apparents... « C'est beau comme
un syllogisme ! » s'écriait l'auteur de V Intelligence^ émer-
▼etllé devant la finale d'une symphonie de Beethoven. Le
mouvement logique que les Analytiques d'Aristote jadi3
avaient essayé de traduire assez maladroitement d'ailleurs,
devient avec Hegel — pour les enthousiastes qui le suivent,
le mouvement cosmique. Et la dialectique du penseur qui a
tout à fait fermé les yeux et créé la nature sans la regarder
— en philosophant, s'élargit jusqu'à devenir çellede l'univers,
celle de Dieu...
En attendant qu'elle s'achève en des formules démesurées
qui ne sont pas encore, dans le domaine du subjectif ni de
Tobjectif, la science se contente des déchets. Elle établit en
des groupes qu'elle limite un lien de solidarité qui s'exprime
par une propriété abstraite située à Tintérieur, une essence,
comme on disait autrefois. Et l'univers entier est considéré
comme une succession de ces vues d'ensemble ou concepts,
begriffe^ qui se perfectionne tour à tour suivant le principe
posé par Condorcet. Pas de régression dans l'hégélianisme.
La science, entwickeliing à sa façon, étant le reflet du cosmos,
va de perfection moindre en perfection plus grande, chaque
stade se proclamant néanmoins ce qu'il y a de plus achevé
— pour le moment. . . Le singe a pu se croire un instant la
créature après laquelle l'univers entier halète, mais l'homme
est venu, plus parfait, et après l'homme une série d'êtres,
ceux qu'imaginait Ch. Bonnet — avec la seule différence
qu'ils ne sont pas encore, mais seront fatalement tôt ou tard,
— réaliseront de mieux en mieux l'idéal cosmique, actualise-
ront la Raison in fîeri jusqu'à ce que Dieu soit. Jamais d'ail-
leurs, par définition, car le mouvement, une fois échappé à
1 Immuable, ne peut y retourner, quoi qu'en pensent les
théologiens et leurs successeurs laïques.
Tandis que la religion refusait de s'adapter à l'inévitaj^le
cependant, lu science accueillait ces nouveautés jugées si
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l/lDÉE HÉGÉLIENNE 207
dangereuses par J 'orthodoxie, et trouvait moyen de conci-
lier sa foi rationaliste à Timmuable et les nécessités du de-
venir dans le concept de Ventwickelung. Alors que dans la
tradition platonicienne la finalité était à l'origine des
choses, rhégéJianisme la met au terme, in fieri, si Ton veut,
mais révolution est néanmoins dirigée dans son ensemble
par une pensée qui se forme en vertu d'une nécessité imma-
nente et surtout absolue. Et cela suffit à satisfaire les par-
tisans les plus acharnés de Tlmmuable.
Aussi beaucoup d'âmes, conquises dès l'enfance à la reli-
gion, ont senti, à pénétrer Kant et Hegel, la construction
ontologique de l'orthodoxie s'ébranler, mais non pas s'écrou-
ler, comme le disait, peu de temps avant, l'eafantin Joulïroy.
Rien n'est perdu de cette logification merveilleuse, telle
que le christianisme et le rationalisme à sa suite l'ont érigée
au cœur des choses. Mais par un miracle qui rappelle celui
d'Amphion, aux sons d'une lyre cosmique dont l'exécutant
se dérobe dans les ténèbres, les matériaux mus mystérieu-
sement s'ordonnent d'eux-mêmes toujours pour le mieux...
Ces âmes ont cru passer de Vabsolu au relatif, mais ce rela-
tif n'est en réalité qu'un déguisement de l'absolu, c'est l'ab-
solu en marche dont Schelling et Hegel ont inventé la dia-
lectique.
Je ne citerai qu'un exemple de ces prétendues crises, si
nombreuses dans le dix-neuvième siècle, celui de Scherer,
l'un des plus caractéristiques (1). Le critique du Journal des
Débats fut jusqu'à la fin de sa vie persuadé qu'il avait rompu
en une heure de déchirement effroyable, avec tout son passé
d'orthodoxie, et qu'il ne gardait plus rien de son enfance,
toute de foi au surnaturel. Or,.cette crise se ramène simple-
ment à substituer dans sa conscience l'absolu en mouve-
ment à l'absolu immuable, ce qui ne change rien à la con-
ception du cosmos, il faut en convenir. La science hégélienne
ne vient nullement à rencontre de la science orthodoxe :
(1) Voir sur tous les détails de cette crise, Gréard, Edmond Scherer.
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208 LE MOUVEMENT
les essences, si Ton veut, ne sont pas définies encore, mais
elles le seront tôt ou tard. Dieu n'est pas à Torigine des
choses, mais il sera à leur terme et détermine, par les mêmes
moyens surnaturels, révolution des choses vers la fin qu'il
a conçue avant d'être, que la Raison, supérieure à sa volonté,
comme rétablit le plus rigoureux thomisme, lui a imposée...
Pourquoi ce changement de point de vue, assez insignifiant
en somme, étant données les hardiesses que le mouvement
s'est permises dans la suite, a-t-il soulevé les colères de
Torthodoxie, parlant par la voix du fameux Veuîllot, pour
n'en citer qu'un? C'est ce qu'on a bien de la peine à com-
prendre quand on suit de près la crise du protestant Sche-
rer, qui a été à peu près celle de Renan dans le catholicisme
et de bien d'autres d'ailleurs (1).
Qu'écrit Scherer en effet, cette conscience souffrante qui
veut se libérer? Ceci, qui est suivant M. Gréard un des pro-
dromes de la crise : « La vérité n'est pas sur la terre, la vé-
rité se fait. En d'autres termes la vérité pour les hommes
et dans les hommes n'est jamais que relative, provisoire,
fragmentaire. La vérité absolue que tant de gens cherchent
et que tant d'autres croient posséder, n'existe pas. Il n'y a,
en fait de vérité, qu'une genèse éternellement inachevée de
la vérité. »
Et cette conception qui se fait jour d'heure en heure dans
sa pensée lui semble le dernier mot de l'audace et suffi-
sante pour faire écrouler l'édifice du monde ancien qui re-
posait sur la foi à l'absolu. Scherer ne semble pas se douter
(1) On a voulu voir la crise jusque dans Taine ! Il aurait été, s'il
fallait en croire Albert Sorel par exemple, déchiré lui aussi à la façon
de Pascal jusqu'à ce qu'il ait trouvé « le repos absolu de l'âme qui
exclut tout doute et qui enchaîne l'esprit comme avec des nœuds
d'airain » dans une sorte de « piété sombre » pour l'immuable dieu
de Spinoza. On sait en effet que Taine a réussi à concilier, dans un
stupéfiant éclectisme, l'Immuable de Spinoza et le Devenir hégélien
grâce à la conception des essences qu'il nomme caractères domina-
teurs. L'exaltation religieuse de Taine à ses débuts reste d'ailleurs
très douteuse.
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L^IDÉE HÉGÉLIENNE 209
de ce qu'OQ nommera bientôt contingence. En tout cas, la
rupture est violente dans les termes du moins sinon dans
les pensées. « L'absolu s*est dévoré lui-même ! » s'écrie
notre protestant affranchi. C'en est fait de l'Immuable, et,
saisi dès lors d'une belle ardeur pour le relatif qui i'est si
peUj il démêle dans l'humanité sinon dans le cosmos en
marche ces essences qui tardent tant à se former et dont
rhégélianisme fait le seul objet de la science...
L'hégélianisme en se développant redevient un réalisme,
ne différant de l'ancien, si aimé de l'orthodoxie aux temps
primitifs, que par l'idée nouvelle de ïentwickelung. Les es-
sences sont dans le devenir, au lieu d'être les types d'ac-
tion immuables au ciel platonicien. Jamais la métaphysique
substantialiste de la gnose n'a engendré fantasmagorie pa-
reille à celle des Héros, jaillie des entrailles profondes de
rhégélianisme.
« Le Héros est un messager envoyé du fond du mystérieux
Infini avec des nouvelles pour nous... Il vient de la subs-
tance intérieure des choses. Il y vit et li doit y vivre en com-
munion quotidienne... Il vient du cœur du monde, de la
réalité primordiale des choses. L'inspiration du Tout-Puis-
sant lui donne l'intelligence et véritablement ce qu'il pro
nonce est une sorte de révélation... (1) »>
Chaque moment a son héros qui s'illumine ainsi, homme-
synthèse^ unifiant dans sa mystérieuse essence toutes les
aspirations d'une foule. Et soudain dénoué, il rentre dans
la nuit pour laisser place à un autre, plus synthétique encore,
apportant, suivant le mot de Carlyle, une révélation plus
haute, iogifiant une multiplicité plus complexe.
Si la religion s'effare de cette conception qui au fond admet
l'absolu, la Raison immanente, la logique monistique du
(1) Carlxle, On heroes,
CHIDE. 14
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210 LE MOUVEMENT
cosmos quoique en mouvemenl, elle n'a pas tout à fait tort.
L'idée hégélienne a été appliquée dès la première heure à
Jésus, type par excellence du Héros comme Carlyle va le
défiDir bientôt (1). Des créatures plus synthétiques encore
que Jésus s'apprêtent à reprendre son œuvre et à l'amplifier,
ce que de toute évidence TEglise ne peut tolérer.
De là rindignation contre cette reviviscence de la gnose
qu'est rhégélianisme moderne. Jadis les OEons descendaient,
immuables, en reflets de moins en moins spirituels, jusqu'à
se charger de matière et communier avec nous. Aujourd'hui
les OEons, toujours en mouvement, partent de la matière et
montent au ciel en synthèses de plus en plus spirîtualisées-
Le cosmos est dans Veniwîckelung, au lieu d'être figé par les
décrets éternels de son Créateur, et Dieu n'est pas encore.
Mais de l'homme à iye Dieu in fteri, les mêmes substances,
qualifiées de dégoûtantes quand on les applique à la gnose,
s'interposent avec aussi peu de vraisemblance que jadis...
La science^ celle que Taine et Renan ont vers 1860 for-
mulée dans leurs pages célèbres, trop peut-être (2), me semble
donc du gnosticisme à rebours. Une série de substances qui
ne sont pas encore tout à fait, s'épaississent lentement, de la
spiritualité à la matière, s'entrelacent et s'emboîtent, comme
autrefois les germes pour les leibniziens. Mais le rapport est
inverse. Jadis Adam contenait par anticipation tous les êtres
destinés à sortir de la semence, de sa substance synthétique
Pour rhégélianisme, Adam n'est pas encore. 11 est informulé
à l'état d'aspiration rague, mais des êtres déjà formulés
(1) Strauss, Vie de Jésus.
(2) L* Avenir de la science, quoique ayant paru dans la vieillesse de
Renan est en réalité une œuvre de jeunesse et date d'un peu avant la
crise. Le livre esb donc contemporain de inintelligence de Taine.
Celui-ci vraisei^blablement n'eut pas de crise et s'installa dès les
vingt ans, en toute sécurité d'âme, dans la conception mi-spinoziste,
mi-hégélienne, du cosmos qui est également celle de Renan. J'appel-
lerais volontiers cela du scientisme, et non de la science, pour distin,
guer le vrai et légitime relativisme, celui d'un Poincaré ou d'un
Duhem, d'avec cet avatar bizarre de l'absolutisme théologique qui fut
la foi de Renan et de Taine, sans oublier Scherer et tant d'autres.
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l'idée hégélienne 211
synthétisent à chaque instant en des sous-Adains, aussitôt
dissous, plus complets, jusqu'à TAdam véritable.,. Et la
science, le scientisme plutôt, s'imprègne de ce subtantialisme
où se combine l'immuable et le devenir. Au grand scandale
des âmes religieuses, restées attachées à l'immuable, elle
procède par groupes comme les réalistes de jadis par con-
cepts, et ses spéculations téméraires vont à Tessence, à la
fois immuable comme l'affirment Spinoza et les théologiens,
eten mouvementcomme le démontre Hegel. Ecoutons Taine,
nous disant ce qu'il entend par la science :
« Tout objet de la pensée est un groupe, un ensemble de
détails liés entre eux et séparés de leurs alentours. Ce groupe
en comprend d'autres et se trouve compris en d'autres...
tout l'emploi de la pensée humaine est de reproduire des
groupes... Mais les choses ne sont point mortes, elles sont
vivantes, il y a une force qui produit et organise le groupe,
qui rattache les détails à l'ensemble, qui répète le type dans
toutes ses parties. C'est cette force que l'esprit doit repro-
duire en lui-nïême, pour que la série d'idées intérieures
imite la série des choses extérieures, que l'émotion s'ajoute
à la conception, que l'esprit devienne créateur comme la
nature, etc. »
La théologie ne doit pas s'efirayer. L'Un et l'Immuable, ce
qui lui tient le plus à cœur, se retrouvent dans cette science
ainsi pénétrée d'hégélianisme, où le poison du mouvement
s'est bien dilué dans les eaux immobiles de la substance
spinoziste. Le léalisme platonicien est transposé mot pour
mot dans la phraséologie de nos recherches modernes... Au
lieu de concepts, Taine et ceux qui le suivent disent : âmes.
Il y a des âmes de choses, des âmes de races, des âmes de
foules. Et soudain ces substances flottantes se coagulent,
deviennent le Héros, genus generalissimum des scolastiques.
Il est en mouvement, ce qui le distingue des genres et des
espèces des tabulœ logicœ du moyen-âge... La succession
ascendante des Héros s'échelonne dans l'histoire un peu
comme la procession descendante des Œons de la Gnose,
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312 LE MOUVEMENT
mais la chose importe peu. L'Un est au terme, s'il n'est pas
à rorigiae^ et cela suf&t pour iogiûer le cosmos de la façon
la plus orthodoxe. Le rationalisme Ta si bien compris qu'il
s*est accommodé du devenir hégélien et Ta, sans trop de
peine, immobilisé dans ses concepts de nécessité et d'éter-
nité... Mais Protée veille et a su se dérober à cette mainmise
deTImmuable sur lui.
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CHAPITRE II
LIDÉE DARWINIENNE
Le mouvement a mis en branle les concepts et désormais
il ne s'arrêtera plus. Le réalisme figé du moyen âge est im-
possible et nous l'avons vu se plier au devenir, elles concepts
devenus, par une étrange persistance de l'esprit substantia-
liste, synthèses vivantes, lois ou essences concrètes, héros, se
dérouler suivant une progression que l'hégélianisme a cru
définir. Mais le nominalisme a survécu, particulièrement
dans l'Angleterre, si attachée de tout temps à Tillogisme
du réel ténébreux et défiante des logifications rationalistes,
trop claires, dont nous avons le monopole. Il retrouve des
forces merveilleuses, dès que l'idée de continuité a révélé le
fourmillement de l'infini dans la nature, et celle du mouve-
ment brisé les cadres étroits, les unifications prétendues
immuables où cet infini s'emprisonnait.
Les concepts, pensées de Dieu, sont déliés, soit hors de
nous dans le cosmos, soit en nous, dans notre cerveau qui
se flattait d'être un reflet de l'intellect divin. Et dès lors
il semble que Tindividuation libérée va dire, dans un
poème, la joie d'échapper à la servitude de Tlmmuable, de
bondir dans la vie, de déployer ses énergies prodigieuses en
dehors des catégories. Mais ici encore l'Immuable est si soli-
dement ancré dans les âmes par une tradition millénaire
qu'il réussit à refréner ce mouvement, à l'asservir une fois de
plus dans ses lois rigides^ à Tenvelopper dans la fan-
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214 LE MOUVEMENT
tasmogorie d'une nature qui garde du passé théologique
la nécessité implacable comme r'AvàYxr)... L'esprit réa-
liste du moyen âge, à qui la révélation du mouvement a
été faite, a produit Tidée hégélienne, où le devenir et l'im-
muable se concilient dans la succession des héros panthéis-
tiques, tous indéfinis. Et la Raison, comme aux meil-
leurs temps de la théologie, guide révolution et en détermine
a priori les fins. L'esprit nominaliste du moyen âge va
créer l'idée darwinienne qui avec Haeckel et nos monistes
actuels englobera dans une logique profonde, effarante d'abs-
traction, d'où la rationalité même est évidée, mais qui n'en
demeure pas moins l'Immuable, l'illogisme mis en lumière
par la perpétuelle transmutation des espèces.
Comme précédemment la Religion élèvera contre son
ennemi, le mouvement, des protestations indignées et la
science rationaliste, d'abord surprise par le triomphe de
l'incohérence, de la progression et de la régression qui s'en-
tremêlent au jeu du mécanisme universel, se ressaisira et
unifiera, dans le concept d'une nature, sans raison mais une
— et cela lui suffit — la multiplicité un instant déchaînée...
«
Un hommeeûtpu dès le dix-huitième siècle, au moment où
ridée de la progression entrait dans les âmesen attendant que
celle de la régression vînt s'y mêler, écrire le poème de la
contingence et de l'incohérence, contre celui de l'absolu et de
l'ordre, le Discours sur V histoire universelle de Bossuet, sans
parier de la Théodicée de Leibniz. Au cosmos qui déborde de
lumière immanente, tressaille tout le long de son dévelop-
pement de volontés merveilleuses et s'achève dans la gloire
et la raison, il eût opposé le vrai, celui qui est parcouru, en
longs frissons, de ténèbres, traduit dans son lévolution la
lutte de volontés complexes, peut-être inconciliables, contra-
dictoires, et couronne son histoire par l'éclat de rire delà
déraison. Il avait pour cela la verve qui convient et le mon-
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l'idée darwinienne 21ft
tra daos Candide^ ce cri d'une conscience angoissée en qui
la raison de vivre, jusque-là si ferme, s'écroule (1) pour laisser
place à la nuit, aux tluctuations de l'inconnu formidable qui
nous enveloppe, aux railleries de Tombre. Mais le frisson
dissipé, Voltaire s'est retrouvé, comme ces bons rationalistes
dont j'ai raconté tout au long l'histoire depuis qu'ils se sont
érigés contre la foi au nom de leur individualité vacillante,
le plus parfait théologien qui se puisse rêver. Il a écrit V Essai
sur les mœurs au lieu du chef-d'œuvre qu'eût été Candide^
étendu de l'humanité au cosmos tout entier — presque aux
étoiles.
Or on sait ce qui constitue la philosophie de Voltaire,
dans ce livre où est exposée sa conception de l'histoire —
de l'univers comme des hommes qui s'y agitent. Les faits
vont et viennent, incohérents, sujets à tous les à-coups, aux
milliers de rencontre des atomes crochus d'Épicure. Et ici
nous retrouvons par étincelles la flamme de Candide^ mais
il faut de l'ordre néanmoins, ne serait-ce que pour contenir
la canaille, dont les instincts débridés pourraient devenir
dangereux et se déchaîner dans l'absurde, comme ces trem-
blements de terre où tout s'engloutit à la fois^ la vie et la
Raison. De là, présidant aux destinées universelles, un être,
rémunérateur et vengeur, si rigoureusement nécessaire que
Voltaire n'hésite pas à écrire :
Si Dieu n'existait pas, il faudrait Tinventer 1
(1) La voilà, la crise, déchaînée dans cette âme frémissante de poète
— Voltaire le fut au moins une fois dans Candide -— par la terreur
affolée de TAbsurde qui s'est fait jour soudain, à Lisbonne, a
emporté tant de chair geignante dans une convulsion d'enfer... Qu'on
ne vienne pas nous parler après cela de la crise de Jouffroy, élève à
l'École normale, apprenant pai' des journaux qu'on polémique contre
Dieu et ignorant probablement qu'on polémique aussi pour Dieu, de
façon plus violente encore. De Maistre dès ce temps déroulait avec
une subtilité de diplomate rompu aux affaires les secrets desseins de
Dieu dans l'univers et la foi chancelante de JoufFroy eût pu se con-
tenter de ces raisons, sans faire place au rationalisme, théologie
honteuse d'elle-même et qui n'avoue pas.
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216 LE MOUVEMENT
Mais il existe, Voltaire n'en a aucun doute. Notre philo-
sophe repousse formellement Taccusation d'athéisme. Il
existe mais n'intervient jamais, — car il faut à tout prix éli-
miner de rbistoire, naturelle et humaine, le surnaturel,
Tapparition du miracle. Telles sont les divinités d'Epicure
qui vivent aussi dans les espaces interplanétaires et se dés-
intéressent si parfaitement des affaires humaines. Nous
voilà donc en présence de deux termes : des faits qui s'en-
chevêtrent pour le bien et surtout pour le mal et un Dieu
qui...
se croise les bras dans un calme profond,
et guette les créatures pour l'au delà de la mort, où il les
punira et les récompensera comme il convient.
D'où vient dans le cosmos Tordre, indéniable au milieu
du désordre et que dès ce temps-là les naturalistes, penchés
sur le cosmos, commencent à attribuer à un mécanisme
sans rationalité, aux lois mystérieuses d'une nature ne gar-
dant plus du Dieu de la théologie que l'unité et l'immuta-
bilité? Voltaire hésite, invente sa théorie des grands hommes
qui lui semblent diriger les événements, les ordonner autour
d'idées générales. Il a le pressentiment des Héros de Car-
lyie. Mais tout cela est bien piteux, sort d'une bien pauvre
raison humaine devant les mirifiques déroulements de Bos-
suet et de Leibniz, fondés sur la Révélation — et surtout
devant l'œuvre qu'il eût pu écrire, si, après Candide, sdi sen-
sibilité d'artiste en fût restée au frémissement de l'incohé-
rence et de l'absurde.
Longtemps encore les naturalistes, s'arrachant à Va priori,
aux hantises de l'esthétisme non moins que du rationalisme,
pénétreront dans les concepts, dans les espèces, y verront,
comme les nominalistes l'avaient pressenti dès le moyen-
âge, le résultat de sensations toujours -dissociables unifiées
le plus souvent au hasard soit en notre pensée, soit, ce qui
est plus grave, dans le cosmos. Ils toucheront du doigt le
désordre d'où Voltaire ne pouvait se tirer lui-même, faute
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l'idée darwinienne • 217
d'un Dieu logificateur, qu'en faisant intervenir on ne sait
quels grands hommes, organisateurs des périodes histo-
riques. Et malgré l'incohérence qui éclate, à chaque pas
qu'on fait dans le déchiffrement de la Nature, malgré les
ténèbres qui assaillent comme aux cavernes des contes
orientaux, c'est l'ordre et la lumière de Dieu dont on cher-
chera les vestiges, c'est l'un et l'immuable qu'à tout prix
on retrouvera dans le mouvement, fût-il plus que la varia-
tion, la transmutation la plus flagrante, fût-il la métamor-
phose.
Telliamed (1) que les railleries de Voltaire ont rendu
illustre,est un de ces observateurs minutieux du réel dont la
vision a été gâtée malheureusement comme tant d'autres à
sa suite parle concept de rationalité. On sait qu'il se fâcha
à propos de coquilles avec le terrible Voltaire qui était in-
traitable là-dessus (2). Nulle puissance au monde n'eût
réussi à faire entrer dans le cerveau de celui qui fut le
maître des voltairiens que les coquillages ou poissons fos-
siles, trouvés au sommet des montagnes, étaient des débris
marins, les vestiges d'une vie archaïque déposés en des
couches sédimentaireâ, après le retrait des eaux d'on ne sait
quel déluge. Tout ce qu'on voudra, disait Voltaire, mais pas
cela. Admettez que des pèlerins allant à Rome aient laissé
tombera terre quelques-unes de leurs coquilles; que des
voyageurs, trouvant le poisson de leur déjeuner pourri,
l'aient jeté sans le manger et qu'il se soit ; pétrifié par la
suite. Peu importe. Mais les eaux n'ont jamais baigné le
sommet des montagnes. Si vous reconnaissez la réalité du
déluge, toute la suite du récit de la Genèse en découle, et
c'est ce qu'il ne faut pas .
Et Telliamed, en dépit de Voltaire, tint bon et dussent
(1) Benoit de Maillet. Il a retourné son nom afin de se donner
comme philosophe indien. Nul n'était entendu alors de ses contem-
porains s'il ne se disait Persan, Chinois, Hindou, c'est-à-dire sauvage,
ingénuy sortant à peine des mains de la Nature.
(2) V. Dictionnaire encyclopédique^ article Coquilles.
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218 LE MOUVtMENT
les théologiens — afin de démontrer la valeur scientifique
de la Genèse — s'autoriser de ses théories qui rendaient
vraisemblable la réalité historique du déluge, le damné ua*
turaliste prétendit que toutes les espèces, à Torigine, ont
été marines et que la vie, grouillante d'abord au fond des
mers, s'est évadée à Tair libre sous les formes les plus dis-
parates. Un instant est venu où quelques-uns de ces êtres
aquatiques ont rampé ou d un boud se sont élancés hors
des eaux pour n'y plus revenir. S ils avaient été dans le sec
absolu, c'eût été pour eux la mort immédiate. Mais tout
autour de ces mers qui recouvraient alors la plus grande
partie de la terre, Tambiance était chargée de vapeurs par
qui la vie était maintenue, dans des conditions différentes.
Et c'étaient alors,affirmeTelliamedqui a au plus haut degré
le sens du mouvement, des transmutations merveilleuses,
des métamorphoses résultant, dirions-nous dans notre jar-
gon naturaliste contemporain, d'adaptations à des milieux
divers. Le philosophe indien, au milieu d'aberrations sans
nombre, bien excusables à cette époque, a donc vu nette-
ment la possibilité pour la vie de revêtir suivant les milieux,
des formes diverses et de se soustraire par là aux immuta-
bilités dont parle la Religion — et la science à sa suite. Si
Voltaire eût réfléchi, il eût vu tout ce que Telliamed, par
ses transmutations animales et végétales dûment constatées,
introduisait dans la science de principes dangereux contre
Torthodoxie. Mais il était intraitable sur la question des
coquilles et cribla de traits le pauvre philosophe indien
qui se tut. D'ailleurs, Telliamed n'avait eu que l'intuition du
transformisme et son cosmos, à peine libéré de l'immuable,
s'imprégnait de nouveau de rationalité.
Un autre écrivain faillit se fâcher avec Voltaire pour les
coquilles, mais il était d'autre envergure que Telliamed. Ce
fut Buffou. Et cette fois Voltaire recula, pensant qu'il avait
à faire à trop forte partie. Convaincu, à l'origine, de l'immu-
tabilité des espèces comme presque tout son siècle d'ailleurs,
aprioristeet leibnizien sur ce point, Buffon, à force d'obser-
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l'idée darwinienne 219
ver de près les êtres vivants que le Jardia du Roi lui offrait
et non plus les tabulœ (ogicœ — transmises depuis les
temps de la scolastique et reproduisant chacune à Tenvi
le plan divin, le seul et l'unique — se convainquit de l'inexis-
tence de l'espèce, immuable selon la théologie et par suite de
la possibilité de ces métamorphoses dont Telliamed avait
parlé au grand scandale des deux camps, religieux et ratio-
naliste. De là ses attaques contre les classifications qui
constituaient pour Linné l'essentiel de la science naturelle,
contre l'idée de méthode, permettant de reconstruire, co«ime
au temps jadis, le plan suivi par le Créateur, et d'une façon
générale, contre toute téléologie... Il se ressaisit d'ailleurs
presque aussitôt, et ne crut plus qu'à des variations mi-
nimes, susceptibles d'introduire quelques modifications
dans l'espèce, mais sans aboutira la transmutation, si in-
quiétante pour le dogme catholique et pour la rationalité
qui en dérive...
Une fois encore le disciple dépasse le maître et lire de
ridée tout ce qu'elle contenait, en dépit des puissances
d'occulte qui en avaient retenu le développement dans la
pensée initiale. Lamarck débrouille cette notion de trans-
formisme si confuse encore pour Buffon et que Telliamed
avait travestie de si puérile façon... Ce que la science ne
pouvait admettre, sous peine de se heurter à chaque ins-
tant aux démentis de l'expérience, c'était la transmutation
individuelle telle que l'imaginait le bon philosophe indien.
Un être, mollusque ou poisson, sort de l'eau, rampe et de-
vient personnellement, dans un temps plus ou moins long,
après des séries de changements qui rappellent les méta-
morphoses des insectes, ophidien ou oiseau. Le poisson
volant joue un très grand rôle dans l'imagination de Tellia-
med. Il est l'intermédiaire type de l'être qui change de
milieu et par suite transforme ses nageoires en ailes — eu
quelques heures.
Ce que Lamarck introduit dans le transformisme, c'est le
temps, d'où la possibilité pour une espèce de se mélamor-
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220 LE MOUVEMENT
phoser et non plus seulement de varier, comme le croyait
Buf!on,et cela, par une série de transformations insensibles
selon le principe de la continuité si bien établi dès lors
dans les esprits. L'auteur de la Philosophie zoologique a
trop bien observé Tanimalité inférieure, celle où Torganisa-
tion est la moins complexe pour douter de la réalité du
transformisme. Il n'a pas la naïveté de s'en prendre comme
Telliamed, aux espèces supérieures empêtrées d'organes et
de fonctions qui en font des touts énigmatiques... Nous avons
vu précédemment ce qu'en pensait le cartésianisme : il les
supprimait pour ne pas avoir à les expliquer. Ce n'était là
que de la matière, et Fidéalisme les faisait disparaître en
même temps que l'inorganique... Lamarck étudie, dans ces
organisations rudimentaires, aux limites de l'animalité et
de la végétalité, le fait de la variation que lui a signalé son
maître Buffon, et les résultats TeHarent. Il voit comme au
temps des métamorphoses ressuscitées par Ovide, avant que
les catégories aient saisi toutes lesindividuations dans leurs
mailles et leur aient imposé des formes rigides, des espèces
se muer, dans les profondeurs, les unes dans les autres.
Mais il faut du temps, beaucoup de temps, mille fois plus
de temps que Telliamed le supposait — même pour les
essences inférieures. Que sera-ce donc pour les essences
supérieures, mille fois plus compliquées encore? Ce n'est
pas une individualité qui peut arriver à produire cette
merveilleuse transmutation d'une espèce en une autre,
mais des milliers peut-être qui se transmettent, en même
temps que le flambeau delà vie dont parle le poète, vitaï
lampada tradunt^les modifications insensibles qu'elles ontsu
acquérir au cours de chaque existence. Il y a donc une puis-
sance mystérieuse qui s'ajoute à la génération, c'est-à-dire à
la transmission pure et simple du type spécifique, et à force
de transformations infinitésimales — nous sommes ici en
plein leibnizianisme, dans le domaine de la continuité,
mouvant seulement — aboutit à la transformation totale.
C'est l'hérédité dont nul jusqu'ici n'a parlé et qui va devenir
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LIDEE DARWINIENNE 221
la loi du monde, ou du moins une des plus redoutables de
celles qui le régissent, nous ne savons trop comment ni
pourquoi, car la nature, qu'on substitue en ce moment à
Dieu, ne révèle à personne ses secrets.
Lamarck en effet n'a garde d'abandonner au hasard les
transmutations qu'il a le premier mises en lumière de façon
sérieuse. Sa hardiesse ébranle tout l'édifice théologique.
Car si les espèces de l'animalité varient dans le temps, celles
de la végétante suivront le mouvement et celles de l'inor-
ganique, ces lois tant physiques que mathématiques, d'ap-
parence plus rigide encore, se laisseront gagner avant qu'il
soit peu, et le pur si muove retentira dans tous les ordres.
Mais elle a des limites. C'est du dedans et non du dehors
que procède la métamorphose, ce qui tend à lui rendre
quelque chose de la logique immanente dont la théologie
nous a imprégnés. Les conditions d'existence qui, pour le naïf
Telliamed, suffisaient à expliquer, par leur changement, les
variations des formes, ne sont plus pour Lamarck qu'un
élément secondaire du transformisme. Elles fontsimplement
naître des besoins nouveaux qui déterminent, dans l'indi-
vidu appelé à évoluer, le désir d'y satisfaire. Des habitudes
sft contractent ainsi, par le fait de la répétition de ce désir
qui résulte du besoin, et l'activité, entraînée dans un sens
donné, crée peu à peu l'organe, en vertu du principe que
Flourens formulera bien plus tard.
Mais ce n'est là qu'une façon de rétablir la téléologie, que
le principe du transformisme semblait exclure à jamais,
comme l'avait pressenti Buffon. Tout l'occulte du rationa-
lisme comme celui de la théologie d'ailleurs, peut être réin-
tégré par cette voie dans le transformisme. Et c'est pour-
quoi de nos jours encore, tous les cause-finaliers, y compris
les pessimistes qui à la suite de Schopenhauer ont interprété
dans le sens du mal au lieu du bien les intentions de la Na-
ture — sans rien changera la marche générale des choses —
exaltent Lamarck aux dépens de Darwin et le défendent à
qui mieux mieux contre laccusation, jetée par l'illustre na-
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222 LE MOUVEMENT
turaliste anglais d avoir emprunté l'essentiel de >a Philoso-
phie zoologique^ aux livres de sou grand-père Erasme
Darwin (1).
Mais Lamarck n'admet que l'occulte des volontés indivi-
duelles. Le transformisme s'explique selon lui par des
besoins qui naissent, distincts dans les milieux divers où
ranimai peut être placé, et des habitudes, c'est-à-dire des
adaptations, en langage moderne, nécessairement variées-
A-t-il besoin de tentacules, elles poussent. N'a-t-il plus
besoin d'yeux dans Tambiance ténébreuse ou il se résout à
passer sa vie, ils s'atrophient. La téléologîe de Lamarck est
donc fragmentaire, sans but final, et les nominalîstes, en
dépit de tout ce qu'il a gardé de la rationalité leibnizienne,
peuvent le reconnaître pour un des leurs.
La chose est plus discutable pour Geoffroy Saint-Hilaire
qui établit la transition entre Lamarck et Darwin. Le réa-
lisme le réclame, quoi qu'il fasse et comme son adversaire
Cuvier le lui a fort justement reproché... Il s'elïare de la
descente hai*die de Lamarck parmi les animalités infé-
rieures où des hiatus sans nombre séparent les individua-
lités, où les concepts semblent s'instituer au hasard des mi-
lieux et des besoins variables qu'ils nécessitent. Il part des
animalités supérieures où les formes paraissent immuables,
sauf les variabilités au sein de l'espèce qu'aucun naturaliste
n'a pu nier. Et l'Unité théologique qu'il garde au fond du
cœur se traduit pour lui par la doctrine de l'unité du plan
de composition. A l'occulte des volontés individuelles de
Lamarck par qui la téléologie s'éparpille et risque de se
perdre, Geoffroy Saint-Hilaire substitue l'occulte de la vo
lonté unique, celle de la pensée créatrice. Et par là même
est niée la puissance que Lamarck accorde à l'individuation
de se créer par une volonté toute-puissante digne de Dieu
(1) V. en particulier le curieux petit livre d'Edouard de Hartmann,
le Darwinisme, ce qu'il y a de vrai el de faux dans cette doctrine^ trad.
Guéroult. F. Alcan, Pari».
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l'idée darwinienne 223
un organe, fût-il infinitésimal, que Thérédité conserve et
développe. Le multiple rentre dans Fimmuable d'où le nomi-
nalisme naturaliste, si timide encore, essayait de le faire
sortir... L'organisme est passif, entre deux éléments actifs
qui se combattent et produisent ainsi le lait du transfor-
misme, bien difficile à nier depuis Lamarck. D'une part la
volonté de Dieu, qui a fixé pour l'animalité entière, comme
pour la végétalité d'ailleurs, un plan merveilleux et les suc-
cesseurs de Geofiroy Saint-Hilaire, l'école de Richard Owen
en particulier, diront un type organique absolu. D'autre
part les milieux qui modifient de mille et mille façons,comme
autant de mains mystérieuses, l'Un tel qu'il est sorti de la
création et le transforment en multiple indéfini tel que nous
le voyons tous les jours.
Retrouver dans le polymorphisme actuel le type primor-
'dial de Tanimalité, telle est l'œuvre à laquelle s'attache dès
lors Geoffroy Saint-Hilaire. Et l'on sait par quels prodiges de
contorsions et de conversions il en vient à retrouver dans
les formes les plus disparates — car du supérieur sa pensée
de plus en plus unifiante est descendue à l'inférieur — l'Un
et rimmuable. Sa dispute avec Cuvier éclata à propos de
deux disciples aventureux, Laurencel et Meyranx qui, en
supposant un vertébré ployé en deux à la hauteur de Tom*
bilic,de manière que la face ventrale demeurât extérieure et
que les deux moitiés du dos, arrivées au contact, se sou-
dassent entre elles, y voyaient... un céphalopode. Cuvier
éclata de colère. Il ne croyait pas à cette unité de plan dont
Geoffroy Saint-Hilaire était illuminé. Il répartissait l'anima-
lité en quatre ordres au moins, irréductibles l'un à l'autre
en vertu des dispositions — que tous les retournements du
monde ne peuvent faire coïncider — du sybtème nerveux,
essentiel dans TUnivers, tous les autres, suivant sa formule,
n'étant là que pour l'entretenir et le servir.
A ce transformisme, à la continuité leibnizienne de Geof-
froy Saint-Hilaire, Cuvier opposait l'immutabilisme qu'il
tenait de sa foi de croyant, de voyant, la discontinuité que sa
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224 LE MOUVEMENT
scieuce incontestable lui révélait comme le mot de Ténigme
universelle. Et son imagination s'exaltait devant les débris
d'un passé millénaire que les profondeurs de la terre com-
mençaient à rendre. Il affirmait V identité de ce qui est et de
ce qui fut, k travers le temps de plus en plus démesuré
qu'exige la géologie moderne et auprès duquel les six mille
ans de la Genèse ne sont qu'un instant imperceptible. D'un 03
insignifiant pour tant d'autres, il reconstituait par déduc-
tion ces créatures monstrueuses, alourdies d'organes, qui
ne correspondent plus aux nôtres plus déliées, semble-t-il,
simplifiées par l'usage. Et plutôt que d'admettre les progres-
sions et les régressions du transformisme, il rêvait de cata-
clysmes cosmiques où les espèces se sont englouties^ d'où
quelques-unes se sont miraculeusement évadées et multi-
pliées, se mélaut à d'autres que les mains du Créateur, tou-
joursactives, ont fait naître soudain pour repeupler le monde.
Geoffroy Saint-Hilaire survécut à Cuvier, mais un doute
semble lui être venu sur son œuvre à la dernière heure. En
appuyant sur la fixité des espèces, en faisant de ce principe
un dogme intangible sans lequel tout le réalisme aussi bien
celui de la discontinuité que celui de la continuité leibni-
zienne s'écroule, Cuvier avait montré à son adversaire le
danger que sa doctrine faisait courir à l'orthodoxie et le triom-
phe . prochain du nominalisme. Geoffroy Saint-Hilaire en
efiet croit à l'unité du plan de composition, et tous ses disci-
ples après lui, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, son fils,
comme Richard Owen et tant d'autres, chercheront derrière
l'apparente multiplicité l'unité du type organique —jusqu'à
ce qu'ils reviennent ayec Agassiz à la multiplicité pure et
simple et proclament l'impossibilité pour la pensée humaine
de s'élever jusqu'au plan divin. Mais en même temps il fait
de l'apparition du multiple au sein de l'Un, où Lamarck plus
hardi que lui sur certains points et beaucoup moins sur
d'autres, voyait encore le résultat d'une volonté intérieure —
le produit de quelque chose d'extérieur qui échappe à la
rationalité .
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l'idée darwinienne 226
Geoffroy Saint-Hilaire va plus loin encore dans Taudace,
et Lamarck là-dessus est plus pondéré. Il se passe du temps
indéfini qu'exigeait son prédécesseur pour les transforma-
tions les plus insensibles. L'hérédité qui transmettait mysté-
rieusement sans en rien perdre, en y ajoutant, plutôt, des
modifications individuelles, le fait sourire. Il accepte la pos-
sibilité, sous rinfluence des milieux, d'une métamorphose
brusque de la forme dans la période embryonnaire sinon
adulte, ce qui est presque du Telliamed. Tout compte fait,
Geoffroy Saint-Hilaire maintient dans l'animalité et par
suite dans le cosmos — car les deux problèmes se confon-
dent, se ramènent en réalité à celui des concepts, et les solu-
tions de Tun sont immédiatement applicables à l'autre — la
fantasmagorie de l'Un, telle que la théologie la plus rigou-
reuse s'en contenterait. Mais en face sont les Forces, imper-
sonnelles, anonymes, indifférentes au bien comme au mal,
à la rationalité, peut-être même en leur essence profonde
irrationnelles, absurdes, démoniaques, comme Ta cru tout
le moyen-âge. C'est d'elles que sortent pour les nominalistes
les concepts de notre pensée et peut-être aussi ceux du cos-
mos, faits d'illogisme, mo/s,soa/y7esrfe la voix que le réel dis-
sipe sans cesse. Et c'est à ces Forces que Geoffroy Saint-Hi-
laire abandonne l'organisme tel qu'il est sorti de la pensée
et des mains démiurgiques de Dieu. C'est à leur puissance
de transformisme qu'il livre le chef-d'œuvre de la création,
l'idée merveilleuse d'Unité dont elles vont faire le multiple
— l'incohérent à leur image.
Darwin peut apparaître désormais. Le prototype que
Richard Owen à peu près en même temps cherche dans l'on
ne sait quel squelette supérieur, la chose solide entre toutes,
lui le met dans un globule de sarcode ou de cambium, tout
ce qu'il y a de plus mou et de plus malléable. Voilà ce qui
lui suffit pour la part du surnaturel qu'il croit nécessaire
dans l'explication de la vie, car il recule devant les géné-
rations spontanées de Lamarck, renouvelées sans cesse sous
nos yeux d'après ce dernier. Et Darwin n'accepte des mains
. CHIDE. 15
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336 LE MOUVEMENT
du démiurge que la oellule primitive. Tout le reste va être le
produit des Forces mécaniques, déchaînées par Geoftroy Saint-
Hilaire, le triomphe de Fabsurde que soupçonnaient déjà les
nominalistes du moyen-âge.
En cela seul réside ce que j'ai nommé l'idée darwinienne,
par opposition à l'idée hégélienne. Le mouvement ici n'est
plus dirigé par la finalité, c'est-à-dire une rationalité
aveugle. Il est abandonné à lui-même, à l'irrationnel
des forces cosmiques et celles-ci en font tour à tour selon
leurs volontés profondes qui sont pour nous et pour elles
aussi probablement illogisme, de la progression, ou de la ré-
gression au hasard. Tous ont reculé jusqu'à présent devant
ridée qui hantait les esprits depuis que le devenir a été révélé
comme le fait essentiel du cosmos, devant la tentation de le
dépouiller de toute spiritualité, d'épurer l'histoire naturelle
d'abord et celle de l'humanité ensuite, de toute conception
téiéologique. Mais le réel trop criant Ta emporté contre les
logifications, déchet de la théologie, qu'on prétendait lui
imposer. Il se joue de toutes les lois, va et vient, étincelle et
s'évanouit pour renaître de nouveau, au-dessusd'onnesait
quelles fluctuations qui ne peuvent être définies, raison
ou folie. Nature, dit-on, ce qui est exclusif de toute qualifi-
cation...
Je n'insisterai guère sur le darwinisme. Le moyen méca-
nique que l'illustre naturaliste imagine pour expliquer le
transformisme — en même temps que Russel Wallace à qui
il a rendu pleinement justice (1), est la sélection dite natu-
relle, pour la distinguer de la sélection artificielle, procédé
(1) Wallace .se trouvait dans l'archipel Indien quand il adressa à
Darwin lui-môme un mémoire où se trouvait nettement exposée la
doctrine de la sélection naturelle, expliquant la variation des êtres
organisés. Darwin, pour ne pas perdre le bénéfice de la simultanéité
«inon de la priorité d'idées, fit paraître en même temps le mémoire de
Wallace et des extraits de son propre travail qui allait devenir Tan-
née suivante V Origine des espèces, dans le 3* vol. des Mém, de la Soc,
Itnnéenne de Londres , 1868. L'accord des deux savants fut parfait jus-
qu'à ce que la question de l'homme les eut brouillée.
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l'idée darwinienne 227
bien connu des éleveurs. On sait comment l'homme appelle,
du fond de la vie, les formes quHl lui plaît, et combien son
imagination se donne libre jeu à manier cette matière plas-
tique entre toutes, l'animalité^ aussi bien que la végétalité.
Il y a dans le plus placide jardinier, par exemple, quelque
chose de Tâme des comprachicos dont Hugo nous a révélé
l'existence au seizième siècle (i) et qui achetaient des enfants
pour en torturer les formes et faire éclater^ le rire. Triomphe
du grotesque obtenu avec de la vie geignante. Impossible
n'est pas du langage de Véleveur en général. Il a fait la rose
bleue. Il peut faire plua, dès qu'il le voudra.
La nature dont les intentions, par contre, se dérobent com-
plètement à nous — peut-être comme les comprachicos a-
t-elle dans sa pensée obscure le dessein de faire rire on ne
sait quel être, placé hors de nous de toutes les façons — s'em-
pare donc de ce que lui donne Dieu (2) et qui se multiplie,
ainsi qu'on sait, par épigénèse, de façon inquiétante. Si elle
n'y prenait garde, la vie, étant donnée sa mystérieuse puis-
sance d'assimilation qui se traduit presque aussitôt par l'ac-
croissement et la génération, à l'origine bipartition pure et
simple, aurait tôt fait d'obstruer le cosmos. Les eaux non
inoins que les airs regorgeraient d'êtres aspirant tous à l'oxy-
gène, la première des nourritures, sans parler des autres, et
ce serait en peu de temps la mort de la planète. Malthus, dans
l'ordre économique, avait établi longtemps avant Darwin le
même fait, indiscutable d'ailleurs, d'où la nécessité recon-
nue par tous de pratiquer là-dedans des coupes sombres.
Qui les fera? qui discernera dans ce pullulement de la
vie uniforme ce qui doit être satisfait et vivre, ce qui ne doit
pas l'être, et succomber ? Dieu, qui suivant la théologie dis-
tingue les élus et les réprouvés. Mais, Malthus et Darwin
après lui secouent la tête. Le surnaturel est peut-être à l'ori-
gine de la vie, la question dépasse les procédés de la science
() ) U homme qui rit,
(2) Mme Clémence Royer supprima Dieu, mais Darwin l'accepte
encore. La chose lui paraît si indifférente d'ailleurs I
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LE MOUVJEMENT
actuelle. Mais il n'est pas dans sou développement que This-
toire naturelle nous permet de suivre. C'est la nature elle-
même qui fera le triage, en instituant dans l'Unité qui est
devenue multiplicité incohérente sans bornes, une spécifi-
cation, mouvante d'ailleurs, car il n'y a rien d'absolu dans
le jeu des Forces que les Grecs unifièrent les premiers sous
ce nom si vague : 4Hi<ric.
La spécification est née, grâce à qui le pullulement va
subir un temps d'arrêt. Le besoin de manger qui presse tous
les êtres, de s'assimiler le plus de substance possible, les
fait se tuer les uns les autres. Il y a dans les ensembles tant
de la végétante que de l'animalité, entre croisées le plus
souvent, des luttes d'inouï acharnement, des déchirements
intimes que nous devinons à peine sous les apaisements de
la surface. Une prairie est le plus épouvantable champ de
bataille qui se puisse rêver, et ne le cède guère qu'à la forêt
où les combats deviennent énormes, où les fauves de toute
taille vont et viennent et dépècent les faiblesses et finissent
par s'entre-dévorer eux-mêmes. Ainsi l'oxygène est réservé
à ceux qui survivent. S'il y en avait davantage, si l'inorga-
nique offrait plus de ressources à ces organismes qui sans
répit s'assimilent toutes les nourritures terrestres, la lutte
serait moins âpre peut-être. Mais le fait est là, brutal. Malthus
et Darwin, irréfutablement, nous le montrent du doigt. Il
n'y a pas de quoi manger pour tous.
Et mécaniquement la Nature distingue dans le fouillis de
la végétante comme de l'animalité, ce qui mangera et ce
qui sera mangé. Toute spécification faite sous l'action de ce
milieu physique dont Lamarck et surtout Geoffroy Saint-Hi-
laire ont montré l'importance énorme, peut être avantageuse
à l'être qui en est Tobjet. Telles par exemple la grandeur ou la
petitesse. En règle générale, le plus grand mange le plus
petit et le mouvement devrait aller toujours dans le sens de
la progression, de la grandeur en ce cas particulier. Mais il
n'en est pas ainsi. Il est des êtresjque leur petitesse a sau-
vés et qui ont survécu, où déplus grands, plus visibles par
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l'idée darwinienne 229
contre, ont succombé. On connaît le drame qui s*est passé
dans le monde des rongeurs et qui nous a valu le maintien
jusqu'à nos jours de la souris, la seule espèce de son genre
qu'aient counue les anciens. Les croisés apportent de l'Orient
le rat noir qui fait des ravages effroyables, mais ne peut
atteindre la souris dont la prestesse s'évanouit dans les trous
minuscules. Vers le milieu du dix-huitième siècle vient le
surmulot, qui attaque l'envahisseur précédent, de même
taille que lui à peu près, le dévore et l'extermine, mais ne
peut rien contre la souris qui a le bon esprit de demeurer
petite et se dissimule comme jadis dans ses retraites où la
dent de ses ennemis ne saurait l'atteindre...
Et c'est ainsi que de l'excès de désordre est sorti suivant
Darwin l'ordre présent, si fort admiré des poètes, et aussi
des théologiens comme des rationalistes. Une cause exclu-
sivement mécanique, le besoia de s'assimiler de la nourri-
ture et de proliférera produit ces spécifications si variables
dans le cours des âges, la nature plastique de la vie prenant
indifféremment toutes les formes, au gré des milieux où elle
se développe. Et c'est ainsi que le meilleur a été sélectionné,
sans qu'il soit besoin de faire appel à la téléologie, par une
application rigoureuse des lois, absurdes tant qu'on voudra,
mais fatales, de la Nature. Le meilleur n'implique pas
nécessairement progression. La régression, l'atrophie ont
été, non moins que l'hypertrophie d'un organe, utiles plus
d'une fois dans la concurrence vitale, sans parler de la lutte
incessante contre l'inorganique. Le hasard qui résulte de la
coïncidence ou rencontre des séries a d'ailleurs joué le plus
grand rôle dans le processus d'où sont sortis les concepts
vitaux actuels, les types qui ont survécu et luttent encore
en attendant de disparaître à leur tour — à moins qu'ils
n'éliminent les autres par une adaptation de plus en plus
parfaite au milieu.
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230 LR MOUVEMENT
Plus encore que pour Tidée hégélienne, la Religion s'est
montrée rebelle à l'idée darwinienne (1) et la chose est com
préhensib]e,le mouvement auquel tout phénomène cosmique
se réduit, ne contient plus d'élément rationnel où Ton puisse
reconnaître quelque chose de Dieu et de ses finalités merveil-
leuses. 11 est le résultat d'à-coups ^t de rencontres, et les
concepts, les unifications quela pensée, sous peine de ne plus
s'exercer, est contrainte d'instituer dans cet univers mou-
vant, se dénouent dès qu'on approche du réel. Plus rien
de ce réalisme de jadis, de cette logification rigide qui était
la Raison de Dieu avant d'être l'ossature du cosmos et que
la raison humaine s'efforçait de discerner çà et là, comme
autant de réminiscences du ciel, à propos de sensations
troubles...
La science cependant s'est accommodée du darwinisme,
comme elle avait su le faire de l'hégélianisme. Peu lui im-
porte après tout que le mouvement soit dirigé par une fina-
lité immanente vers des buts que nous ignorons, vraisem-
blablement à jamais, d'autant plus que, par définition, ils ne
peuvent se matérialiser. Elle a donc sacrifié volontiers la
rationalité que le scientisme de Taine et de Renan, inspiré
(1) J'ai déjà cité plus haut l'ouvrage du docteur Constantin James
édité par la Société de Saint-Auguslin et répandu à profusion chez
les curés de campagne et autres âmes pieuses, sans doute pour les
arracher à la tentation d'autres lectures : Moïse et Darwin^ Vhomme de
la Genèse comparé à V Homme-Singe. Notre docteur ne doute pas un
seul instant de la fixité des espèces non plus que de l'immutabilité
de l'ensemble cosmique du moment qu'elles sont affirmées dans une
ligne de l'archaïque Pentateuque. Le bestiaire que le génie de Cuvier
commence à ressusciter, a beau surgir des nuits cosmogoniques et
dire la pauvreté des six mille ans requis par Moïse pour contenir
l'évolution de la vie sur cette terre. Constanlin James n'en démord
pas et affronte les monstres grouillants qui, au nom de Darwin,
viennent, innombrables, témoigner contre le pseudo-Moïse. Tout est
un, immuable et les cieux racontent la gloire de Dieu et aussi les
entrailles de la terre comme la fantastique animalité qui en sort.
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l'idée darwinienne 231
de Hegel, maintenait au cours des choses, dans le déroule-
ment qui constitue lentement l'univers. Le mouvement sera
donc inexplicable, enchevêtré de progressions et de ré-
gressions qui lui ôtent toute direction générale, toute fina-
lité.
Mais la logique, ainsi éliminée, semble<t-il, revient pres-
que aussitôt quoi qu'on en dise. La science, non plus que la
théologie ne peut s*empôcher d'unifier le multiple qui lui est
soumis et de le soustraire à ce qui est son ennemi aussi bien
que celui de Torthodoxie — la liberté, la contingence. Il en
résulte que ces transformations d'une cellule initiale où
Darwin voyait le triomphe des énergies mécaniques et de
Tabsurde, sont ramenées à une logiflcation impitoyable qui
est la loi suprême du cosmos, TUn et Tlmmuable... De-
mande-t-on la raison de TOrdre mystérieux, né comme les
darwiniens Tont si bien démontré, du fouillis le plus com-
plet, du désordre lui-même — la Science refuse de répondre.
C'est rinconnaissable, nous dit-on, c'est le secret de Dieu
sinon de la Nature...
La multiplicité et Tillogisme, une heure triomphante avec
Darwin, se réduisent chez son successeur Haeckel, par
exemple (1), à une logique d'autant plus formidable qu'elle
ne donne pas^ ses raisons comme celle de Hegel, sort des
entrailles de Tabsurde et gouverne uniquement — parce
qu'elle est, Darwin se défendait de toute métaphysique. Il se
contentait de montrer dans la réalité les concepts vitaux
qui se nouent par une série de hasards heureux, sans pou-
voir d'ailleurs, comme disait, parait-il, Secrétan en ses
jours de gaieté, boucler entièrement, c'est-à-dire s'imprégner
de cet infini qu'admettait le réalisme de jadis et qui en fait
des absolus. Haeckel se saisit de l'idée darwinienne et des
faits indéniables dont elle s'accompagne à profusion. Il
l'applique à tous les concepts possibles, de l'inorganique le
plus rudimentaire à la spiritualité la plus élevée, celle où
(1) Histoire de la création des êtres organisés.
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282 LE MOUVEMENT
Charles Bonnet se perdait, aux approches de Dieu. Et le fait
de la formation du concept vague qui se noue et se dénoue
presque aussitôt, sans jamais boucler, est érigé en loi, mille
fois plus rigoureuse que le Dieu des Juifs à qui du moins la
prière peut monter, afin d'assouplir les concepts rigides, ins-
titués par ses décrets.
La mollesse de Tétre est métamorphosée en loi dure. Le
transformisme perpétuel de la matière vivante est étendu à
tous les ordres possibles, même à la dead maiier, la matière
morte, comme disent les Anglais, plus bas encore à la ma-
thématique, simples possibilités. Où peut s'arrêter un prin-
cipe une fois posé? L'histoire du monde se ramène à Tappa-
rition d'une série d'espèces, appelées à se substituer les unes
aux autres suivant la loi unique de l'intégration, presque
immédiatement suivie de la désintégration,' aucune espèce
ne parvenant à boucler, c'est-à-dire à persister, ne fût-ce
qu'un instant imperceptible, dans l'un et Timmuable de la
vieille théologie. L'Unité, l'Immutabilité ne sont plus dans
la forme, expression toujours transitoire de l'évolution mé-
canique de la matière. Elles sont dans le fond, dans la Force
en qui consiste le mouvement, en qui se résolvent toutes
les autres forces — et dont la somme est constante.
Ainsi le nominalîsme, par l'excès même de la victoire,
abdique entre les mains du monisme, forme présente du
réalisme, le plus rigoureux qu'on ait vu jamais. Les concepts
dont l'histoire du monde est faite demeurent bien mous,
c'est indéniable, et Haeckel lui-même, si hanté de loi dure
qu'il soit, ne saurait le méconnaître. Mais la Force qui se
transforme tour à tour en chacun de ces concepts est im-
muable, et le mécanisme de ses métamorphoses est réglé à
perpétuité de la même manière. Le déroulement analytique
de la Substance de Spinoza n'est pas plus rigide que le
déroulement synthétique de la matière de Haeckel. Les
formes les plus absurdes selon la raison que nous nous
sommes formée peu à peu, sont nécessitées par une logique
profonde etuntelligibles au regard de cette Raison — qui
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l'idée darwinienne 238
peut aussi bien s'appeler Déraison, étant conçue en dehors
de toute finalité consciente.
Il en est que le matérialisme par trop brutal de Haeckel
pourrait eflaroucher. On sait que Haeckel lui-même ne veut
pas du mot, à cause du matérialisme des mœurs qui semble
en découler, et préfère avec ses disciples actuels le nom de
monisme (1)...
De quelque nom qu'on appelle la doctrine présente, étant
donnée la profondeur à laquelle est entrée dans tous les es-
prits la thèse idéaliste depuis Kant, des difficultés se dres-
sent, très grandes. Comment concevoir avant la pensée des
formes qui ne seraient pas réductibles à de Tintelligibilité?
Comment, à un moment donné de révolution, admettre que
par un de ces miracles dont Locke lui-môme hésitait à affir-
mer la possibilité, la matière se soit mise à penser, qu'une
llamme inconnue jusqu'alors, ait couru sur l'Océan mysté-
rieux où le mouvement s'intégrait et se désintégrait sans fin
— et que dès lors les concepts enfin unifiés tant bien que
mal par un intellect aient pu s'ordonner dans le temps et
dans l'espace, et selon les catégories du nombre, de la causa-
lité, voire même de la finalité, etc. ?
Qu'à cela ne tienne. Spencer va résoudre la difficultéidéa-
liste que le monisme brutal des successeurs de Darwin ne
prévoyait pas. Le monisme mieux averti de nosjours s'auto-
rise surtout de l'œuvre formidable issue des Premiers Prin-
cipes, et par qui le fatalisme d'intégration et de désintégra-
tion a été élargi du monde vivant à tout le possible — on ne
saurait décemment aller plus loin sur ce point que Spencer.
(1) V. par exemple dans la Revue philosophique, juillet 1906 : « les
Arguments contre le monisme » de M. Félix Le Dantec. Il n'est pas de
bon ton d'être matérialiste, moniste ou unitéiste est bien mieux dit.
De même au lieu de spiritualiste, il est mieux porté de se dire dua-
liste.
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234 LE MOUVEMENT
L*auteur des Premiers Principes fait bien de l'intelligence
comme toute Técole monistique ou matérialiste, une chose
postérieure à l'être. 11 explique son apparition par Tadapta-
tion d'organes percepteurs, résultat d'une certaine combi-
naison de la matière à ce qui est extérieurement donné, à
rindélini du cosmos. Mais si cette intelligence qui est la
nôtre et dont Tassociationisme d'un Mill ou d'un Bain pré^
tend déterminer la genèse, ne se^ révèle qu'à un moment
donné de l'évolution, il n'en est pas de même de l'Intelli-
gence qu'on pourrait appeler cosmique et pour les concepts,
inorganiques ou vitaux, les lois, qui se sont noués — sans
jamais boucler bien entendu, c'est le principe de l'école —
avant qu'il y eût des organes pour les percevoir.
Au-dessus de l'évolution et de son mécanisme rigoureux
qui enveloppe l'infinité des mondes possibles, plane le Grand
Inconnu dont tout Anglais a gardé le frisson — mieux encore
qu'il n'a gardé la croyance idéaliste. Et Spencer qui n'entend
nullement réduire l'essence de l'esprit à celle de la matière,
comme le fait si délibérément Haeckel, admet donc rin«-
telligence avant qu'elle s'illumine dans les intellects, formés
de toute évidence si tard. En regard de la matière il y a
quelque chose qui est la puissance de représentation, en qui
et par qui se nouent les concepts, s'opèrent des intégrations
toujours imparfaites sitôt suivies de désintégration, de sorte
que toute la vie du monde est pensée en même temps qu'elle
se fait, mais les catégories de notre intelligence ne se sont
pas encore instituées dans le temps. Et Spencer qui en-
tend n'être pas plus spiritualiste que matérialiste — c'est
lui le seul moniste, il faut en convenir — nous dit claire-
ment que là matière non plus que l'esprit n'est pas le vrai
nom de la nature ultime des choses qui demeure l'Incon-
naissable. Il y a donc là quelque chose de ce déroulement
parallèle de deux ordres de phénomènes, ceux de l'étendue
et ceux de la pensée, s'unifiant dans l'Unité de la Substance,
dont parlait Spinoza.
Toutefois, Spencer échappe au panthéisme qui implique
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l'idée darwinienne 286
toujoursquelquerationalité—une téléologie, fût-elle aveugle.
L'Unité qu1l maintient au fond du monde est abstraite de
tauto conscience. C'estlaloimécaniquequi ne dit pas sa raison
et qui probablement n'en a pas. Ce serait donc mal inter-
préter la doctrine de Spencer que de croire qu'il a rétabli
les droits de Tintelligence, méconnus par le matérialisme de
Haeckel, et avant Tintellection bestiale puis humaine insti-
tué la pensée ordonnatrice que les anciens appelaient Tâme
du monde. La matière, comme dans tout monisme qui se
respecte, et non point l'esprit est donc le sujet de l'évolu-
tion. Et quoique Spencer fasse, de l'esprit, un signe pu sym-
bole — il n'ose dire un attribut —.de la réalité Jnconnue,au
même titre que la matière, la chose primordiale est le méca-
nisme. Et l'intelligence, flottant au-dessus jusqu'à ce qu'elle
se coagule et étincelle dans nos pensées, est contemporaine,
si l'on veut, de la matière mais résulte d'une série de phéno-
mènes dérivés.
L'argumentation idéaliste peut donc être reportée du mo-
ment où la pensée de l'animalité se révèleàceluioù la pensée
cosmique éclaire le mécanisme et permet de discerner dans
l'évolution de la matière des formes, des concepts, si vagues
fussent-ils. D'où vient l'Intelligence, à cet instant-là ? Le
monisme de Spencer, aussi rigoureux dans le fond que celui,
de Haeckel, est loin d'avoir résolu la difficulté primordiale
qui résulte des principes mécaniques posés. Ou l'esprit est
en Dieu avec la matière,et c'est le panthéisme et ses finalités
dont Spencer non plus que Haeckelne veut pas. Ou il est* pos-
térieur à la matière,et c'est, quoique le mot répugne, le ma-
térialisme dans lequel la pensée, comme le croyait déjà Lu-
crèce, naît d'une combinaison de l'inorganique.
Quoi qu'il en soit, la Science à l'heure actuelle se confond
avec le Monisme, tel que Haeckel, mieux encore que Spen-
cer, l'a formulé. Elle n'admet plus avec Thégélianisme ces
successions d'êtres synthétiques qui sortent les uns des au-
tres plus parfaits, se nouent et se dénouent suivant une fina-
lité merveilleuse dont une Intelligence, présidant de haut à
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236 LE MOUVEMENT
révolution, a le secret. Elle en reste avec le darwinisme, à
des concepts qui eux aussi s'engendrent les uns par les au-
tres, se nouent et se dénouent sans boucler, ce qui estressen-
tiel dans l'école transformiste — mais nulle finalité ne pré-
side à cet entrelacement de progressions et de régressions
qui constitue le mécanisme de révolution. Ceux qui ont ad-
mis, avec Spencer par exemple, une intelligence cosmique,
arrêtent sa puissance au seuil de révolution et sont contraints
de par Targumentation irréfutable de Tidéalisme, d*aboutir
au mécanisme pur et simple, et probablement irrationnel.
La Science, qui avait su faire sienne l'idée hégélienne, a
donc pu, après quelques sursauts, s'assimiler de même Tidée
darwinienne. Et tandis que la Religion protestait une fois
encore contre l'invasion du mobilisme, le triomphe de la
pluralité que Zenon niait vainement, elle rétablissait
l'Unité au sein de l'anarchie, la nécessité dans Tincohérence
et l'aberration, en érigeant comme loi de l'univers le fait
lui-même du transformisme, le mystère de l'intégration et
de la désintégration éternellement liées Tune à Tautre,
comme la thèse et Tantithèse hégélienne qui deviennent la
synthèse, le devenir, seul phénomène cosmique.
Et la pensée humaine qui s'est instituée la rivale de Dieu
s'enorgueillit plus que jamais d'avoir réduit, à sa loi toute-
puissante d'unification, la multiplicité rebelle, déchaînée par
les hégéliens d'abord, par les darwiniens à la suite. Le cos-
mos, dépouillé de toute idéation divine, se ramène donc à
une logique — peu importe qu'elle soit dans son essence
profonde l'inconnaissable — à une pensée d'unification, et
cela suffit à l'orgueil humain pour se dire Dieu. On sait
comment Haeckel et ceux qui le suivent le prennent de haut
avec ce Créateur dont ils prétendent avoiraflranchi les âmes.
Ils ne s'aperçoivent pas que, théologiens malgré eux, ils
ont gardé dans le cosmos ce qui fut l'objet de la révélation
au Sinaï, l'Unité et Tlmmutabilité...
Une troisième idée va se faire jour et apporter quelque
trouble dans cette quiétud^^, si bien établie aujourd'hui^ de
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L*IDÉE DARWINIENNE 237
la science. Peut -être quand toutes les conséquences eu au-
ront été tirées, les Scientistes s'effrayeront en se reconnais-
sant pour ce qu'ils sont, des théologiens, feront-ils cause
commune avec ces derniers, dans la terreur de ce qu'ils ont
cru réduire à deux reprises déjà^enchainer à l'immutabilité
de la loi : le mouvement^ Protée moderne.
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CHAPITRE m
L IDÉE BER6S0NIENNE
Protée semble donc dévoiler de plus en plus son mystère,
et les chaînes dont la science terrifiée essaie de le charger se
brisent à mesure que sa nature — qu'on eût dite jadis démo-
niaque pour Topposer à celle de l'Immuable — se révèle.
Une première fois avec rhégélianisme,il s'échappe à Tétreinte
de rUn, mais garde néanmoins la rationalité par qui ses
contorsions s'éclairent et se ramènent à une logique pro-
fonde,àdesfins merveilleuses. Une seconde fois avec le dar-
winisme, il se soustrait à l'Un, se dépouille de la rationalité
qui le recouvrait jusqu'alors, se livre aux soubresauts les
plus fantastiques, si bien qu'il semble désormais à tous impos-
sible à définir. Mais une logification le ressaisit, d'autant
plus formidable qu'elle repose sur Tlnconhaissable qui est
peut-être Raison, peut-être aussi Déraison. Une troisième
fois avec le bergsonisme, et pour toujours il faut l'espérer,
Protée s'est arraché aux prises de l'Un, aux concepts qui
l'enserraient. Et le réel, perçu directement dans l'intuition
et non plus à travers des catégories falsifiées, s'est montré ce
qu'il est, le devenir^ en dehors de toute logique, rationnelle
ou non...
Comme précédemment, l'idée fixée par M. Bergson (1) et
à qui l'on peut dès maintenant donner son nom, flottait
(1) Dans Matière et Mémoire et dans Inlrod, à la métaphysique, Paris,
F. Alcan.
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l'idée bergsoniennë 239
depuis un temps indéfini. Il ne lui manquait que d'être pré-
. cisée, de même que ridée darwinienne avec Darwin, et sur-
tout avouée. En réalité, elle a pris naissance le jour où Tin-
dividuation contenue jusque-là dans la substance de TUn a
prétendu se distinguer et dans la mesure du possible s'oppo-
ser à la puissance formidable dont elle était enveloppée de
toutes parts, en d'autres termes a senti en elle cette énergie
mystérieuse qui a été nommée le libre arbitre et qui est un
autre nom de la contingence, pouvoir eflarant accordé trop
aisément par Epicure aux éléments derniers des choses.
Comme nous l'avons vu, l'Église a été hésitante sur ce point
et est toujours allée de concession en concession à propos du
libre arbitre. Le pelagianisme, farouche ancêtre du jausé-
nisme, s'imprègne de la terreur de l'Un, et s'élève contre la
liberté. Il sent que toutes les puissances protéif ormes du
mystère peuvent un jour déborder par là et ruiner le dogme
derimmuable. L'augustinianisme fut plus tolérant et devint
l'orthodoxie. Mais le libre arbitre dut s'accommoder ce-
pendant avec la prédestination, n'eut pas dès l'origine les
possibilités de révolte que l'individuation réclama plus tard
pour lui.
On voit donc ce que l'Église accorde, par peur de l'absorp-
tion panthéistique, et d'ailleurs l'individuation s'en contente
pour le moment : la permission de subsister par elle-même
et de n'être pas un mode de la substance infinie, reparais-
sant un instant du fond de ténèbres qu'est l'Inconnaissable et
y rentrant presque aussitôt sans laisser de trace. C'est donc
le droit de s'opposer dans une certaine limite, aussi petite
que Ton voudra, nec plus quant minimum, k Dieu, essence
suprême, en particulier de penser, d'avoir la perception du
fini et non pas seulement de l'infini qui nous englobe. L'indi-
vidualité humaine se sent néanmoins tout entière dans les
mains de Dieu qui l'ont pétrie, et son humilité s'exalte par
instants à n'être qu'un reflet, si afiaibli qu'on le voudra, de
l'énormité divine, de cette Raison dont l'univers s'éblouit.
Il y a quelque chose de Dieu en l'homme. Mais Dieu, en ces
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240 LE MOUVEMENT
temps dnciens, ne 8e définit que par la Raison, et Thomme,
en conséquence, ne cherche dans lui-même que la lueur
tremblotante de la Pensée formidable de Dieu. Le peu de
libre arbitre qui lui est laissé par le dogme est dirigé par le
rationalisme, sous peine de ne pas être, etThomme ne songe
pas CQcore à en faire une puissance d'irrationnel et d'absurde
qui peut entrer en lutte avec la Logique des choses — qu'on
rappelle Nature ou Dieu, peu importe — et se proclamer
supérieure à elle.
C*est Scot qui le premier, pénétrant plus profondément
dans Tessence de Dieu, y met au lieu de la Rationalité, la
Liberté dépassant toute logique. Dieu avec le scotisme se
définit donc par la contingence et dès lors les décrets par
lesquels il a institué dans le cosmos les valeurs sont révo-
cables, puisqu'ils ne sont pas justifiés par une Raison supé-
rieure à la Volonté. Il se pourrait qu'un soudain terremoio
s*opérât dans le domaine des idées et des sentiments, dé-
chaîné parla Volonté divine, énigmatique par définition et
que le bien désormais fût le mal, le vrai le faux et vice versa^
étant donné que les valeurs sont le produit de la liberté en
Dieu... Il est probable que le mouvement s'est introduit dans
la construction jusqu'alors immuable de la théologie par ce
soupçoQ jeté ainsi dans les âmes.Les créatures, reconnues par
le dogme comme étant faites à l'image du Créateur, ont dû
se persuader que Dieu étant essentiellement contingence,
maître des possibilités non moins que des destinées, libre
d'orienter le cosmos suivant toutes les géométries, toutes les
pbysiologies et aussi toutes les psychologies imaginables, et
même inimaginables, quelque chose de ce pouvoir était en
rhomme — et que lui aussi, dans sa mesure, aussi petite
que l'on voudra, avait le droit de transmuer les valeurs, de
se créer les concepts nécessaires à l'organisation de sa vie
et jusqu'alors imposés d'en haut...
On sait comment le thomisme a triomphé du scotisme et
comment l'Église, épouvantée de ce pouvoir démesuré que
l'on donnait à Dieu, n'en a pas voulu, de peur que la créa-
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L IDÉE BERGSONIENNE 241
ture ne dise à son tour : moi aussi je suis Dieu, — ce qu'elle
ne pouvait manquer de faire tôt ou tard. C'est pourquoi la
rationalité a été reconnue comme supérieure à la liberté.
Quelque chose s'est institué, de plus haut que Dieu, néces-
sitant ses décrets, et c'est le Bien et le Mal, le Vrai et le Faux,
que sais-je encore, le Fatum des anciens rétabli parTortho-
doxie. Le scotisme qui prétendait introduire une psycholo-
gie nouvelle de Dieu fut proscrit. Mais l'idée subsista, en
dépit de toutes les excommunications, et aujourd'hui encore
le bergsonisme vient nous démontrer que Scot a triomphé à
son tour de saint Thomas, que la contingence est au cœur
des choses, au fond de Tindividualilé et supérieure à la Ra-
tionalité, aux catégories d'aberration qui en recouvrent la
libre essence. 11 y a eu de Scot aux actuels métaphysiciens du
devenir simple transposition de Dieu à Thomme. Et cela n'a
pas lieu d'étonner.Nous avons vu également Dieu défini dans
le thomisme par la Raison et l'homme transportant en lui-
même la raison divine — et c'est le rationalisme courant,
celui deTaine entre mille, faisant delà liberté une illusion.
Le scotisme a connu la même transformation. Dieu est dé-
fini parla Liberté, et c'est la Liberté divine, supérieure à la
Raison, qui est au fond de nous-mêmes, plus intérieure que
notre intérieur — la rationalité n'étant qu'illusion, pis en-
core hallucination , une croûte. . .
Comment s'est eflectuée cette transposition? Elle ne l'a pu
être au grand jour comme dans le thomisme. L'homme en
ce cas n'eut qu'à prendre la place de Dieu, mettre en lui-
même toute la raison cosmique, jadis propriété exclusive
du Créateur. L'Église, qui ne condamne pas tout à fait
l'indiv jcuation, tolère son libre arbitre vacilla,
elle une raison, reflet de Dieu, n'a pas osé protester trop
ouvertement contre cette extension démesurée donnée à ce
qu'il y a de divin en nous. Et le rationalisme a pu se cons-
GHIOE. 16
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242 LE MOUVEMENT
lituer librement ou à peu près, s'opposer même a Tortho-
doxie comme il le fait de nos jours sans risque d'excommu-
nication. Mais il n*en fut pas de même âe la pensée maudite,
celle de Scot (1).
Descartes a pu être considéré à des titres divers comme
rhéritier de la pensée de Scot. Il a fait de Dieu le créateur
des essences non moins que des existences, ce qui lui donne
le pouvoir de déterminer les valeurs de son libre choix,
sans qu'il y soit déterminé par quelque chose de supérieur.
D'autre part, en Thomme construit, comme le dogme Taf-
firme, à l'image de Dieu, le jugement est subordonné aux
décrets de la volonté. Cette puissance de liberté, infinie en
nous à régal de Dieu, tandis que notre intelligence est si
bornée devant celle de l'infini, rend possible l'erreur dont
on a fait le triste privilège de l'humanité. Errare humanum
est. Notre volonté, trop puissante pour une créature, adhère
à des propositions troubles sans que l'intelligence soit suffi-
samment éclairée. L'erreur résulte en nous de cette dispro-
portion tragique. Une partie seulement de Dieu, la liberté
infinie, a été transposée en l'homme.
Mais Descartes est l'homme des contradictions; malgré les
prétentions de sa philosophie à l'évidence. On lui a mille
fois reproché le fameux cercle par qui la véracité des fa-
cultés humaines est fondée sur la bonté divine et l'exis-
tence divine, d'autre part sur la véracité des facultés hu-
maines. Après avoir exalté ainsi la volonté aux dépens
de l'intelligence, Descartes se donne pour le plus ferme
intellectualiste qui ait jamais existé. Il est un de ceux
qui ont au plus haut point magnifié cette étincelle de
Raison que le dogme thomiste nous accorde et contribué à
substituer l'homme à Dieu dans le gouvernement des
choses, à tout soumettre aux lois de la pensée humaine.
Tout le cosmos peut être réduit à de la pensée — à la nôtre
(1) V. sui* ce cheminement mystérieux de là pensée de Scot, du
moyen-ègô à nos jours, le 1" volume de la PkHosophU dt la likerté,
de Secrétan.
i
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l'idée BERGSONIENNE 248
qui ne diffère de celle de Dieu que par le degré, et non par
nature. La science tôt ou tard pourra le faire sortir a priori
de cette Raison que nous contenons, qui est plus qu'une
parcelle détachée de Dieu, étant toute la Raison des choses
enténébrées pour un temps seulement. Et Descartes ne sait
plus que faire de la liberté à la façon de Scot, qu'il a intro-
duite sans trop savoir pourquoi dans son système. Il finit
par Toublier, dans le rationalisme triomphant...
Kant ne va pas si loin. Il paraît immédiatement après la
critique dissolvante de Hume par qui se sont écroulés les
résultats les plus indéniables, semblait-il, de la construc-
tion rationaliste. Les jugements mathématiques dont le car-
tésianisme faisait l'expression directe de la pensée de Dieu
qui est en nous et à qui il se proposait de ramener, dès qu'il
le pourrait, les jugements physiques, perdent leur caractère
absolu et nécessaire et comme tous les autres flottent désor-
mais, un peu plus abstraits à peine, au gré des habitudes.
On entrevoit la possibilité d'autres mathématiques, d'autres
logiques, d'autres cosmologies orientées suivant des habi-
tudes diverses.
Kant croit donc rendre un service suffisant à la raison hu-
maine en la maintenant, inébranlable, dans Tafflux des
intuitions sensibles qui risquent à chaque instant de la dé-
border. Il la définit comme un pouvoir de synthèse,.ce qui
était essentiel après cette crise nominaliste quiTavaitaflaiblie
et même diluée ou à peu près. 11 s'enhardit cependant, en-
veloppe d'un a priori mystérieux ces puissances d'unifica-
tion dont il constitue la pensée humaine et, par dessus tout,
celle de la causalité dont Hume avait fait une simple illusion,
le résultat de séquences phénoménales sans fixité. Ce qu'il
y a au delà encore, dans les profondeurs où ne craignent
pas de s'aventurer les mystiques, Kant ne veut pas s'en
inquiéter, satisfait d'avoir afiermi quelque chose dans le
monde en dissolution de Hume. C'est assez pour lui d'avoir
établi, afin de donner quelque valeur à la connaissance hu-
maine, si compromise par la thèse nominaliste, un système
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244 LE MOUVEMENT
de concepts a />/7on, iinifiant la multiplicité du cosmos et
par là même susceptible de constituer une science.
Peut-être tout cela n*est-il aussi qu'illusion, car le cri-
ticisme de Kant, suivant le mot si juste de Secrétan, aboutit
en dernière analyse à cette alternative angoissante : une
science qui n*est pas vraie, une vérité qui n'est pas sue. Il
se peut donc que ces déterminations de la nature par notre
pensée dont est faite la science humaine, ne soient pas vraies
au point de vue de Tabsolu, que tout cela constitue, ainsi
que le diront les successeurs de Kant, une croate et que les
profondeurs du cosmos comme de nous-mêmes, si jamais
elles s'entrebâillaient, nous révéleraient une réalité étrange,
n'ayant rien de commun peut-être avec le déterminisme
superficiel. Kant dans sa Critique de la Raison pratique où il
ne spécule pas, où il peut se livrer aux élans de sa foi, a,
comme Scot, nommé Volonté ce fond des choses, das Ding
an Sich dont il refuse à la raison humaine la connaissance.
Mais il se refuse d'aller plus avant au fond de nous-mêmes,
d'y discerner la liberté supérieure à l'intelligence, à la façon
du scotisme.
Kant n'ose pas ouvertement transposer ainsi Tessence de
Dieu en nous. Tout au plus nous parle- t-il du caractère in-
telligible, dominant par un décret absolu qui précède peut- '
être notre naissance, la suite de nos actions, de même
que dans le Dieu de Duns Scot — et aussi de Descartes, ce
qui est bizarre — un acte de Volonté, antérieure à Tintelli-
gence, instituait les essences et les valeurs, mais cette doc-
trine est du pragmatisme, c'est-à-dire chose essentiellement
trouble. Dans le domaine lumineux de la pensée, le fond
demeure noir,c'est l'Inconnaissable. Nos gestes le traduisent
et c'est en cela que consiste la moralité^ mais nous ne com-
prenons pas pourquoi. Les raisons de l'ordre que nous
sommes tenus d'exécuter, se dérobent...
Les héritiers de la pensée de Kant s'attachent, comme on
sait, à la surface brillante qui finit par les éblouir. Ils cessent
de voir, dans les profondeurs, ces ténèbres qui peuvent,
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L IDÉE BEROSONIENNB 2i5
d'un instant à l'autre, déborder et emporter nos frôles con-
naissances humaines. Ils s'hallucinent dans la pleine lu-
mière de la raison, y découvrent une dialectique merveil-
leuse qui doit leur livrer le secret du cosmos et de sa for-
mation. Ils déroulent de cette ratiocination où Kant, plus
prudent, ne voyait qu'un ensemble d'opérations très sujettes
à caution, malgré sa foi apriorique, un monde merveilleux
de logique et aussi d'irréalité. Hegel vient le disputer à
Schelling première manière, pour déduire de la loi de la
pensée, aussi abstraite que possible, la nature et la vie et
leur illogisme formidable.
Les excès de Tiatellectualisme amènent Schelling à mé-
diter sur le fond de ténèbres où Kant n'osait pas s'aven-
turer, se contentant de faire entendre, avec des doutes, le
seul mot de Scot : Liberté. Et Schelling seconde manière (1)
et le théologien Secrétan à sa suite, se placent dès l'abord
dans cette substance mystérieuse dont nous sommes, à n'en
pas douter, les modes, dont nous avons, par conséquent,
selon le principe môme de la conception panthéistique, le
tout en nous-mêmes. 7/2 Deo vivirnus. Tout ce qui est de Dieu
est en nous. Or Dieu est l'absolue Liberté, et Secrétan après
Schelling ne s inquiète pas des difficultés soulevées par le
scolastique au sujet de la concilialion de la liberté en nous
et de la prescience en Dieu. La liberté du Créateur justifie
laliberté des créatures, dans ce monde où la multiplicité des
êtres est pénétrée de la môme essence, l'essence merveil-
leuse de l'Un. Alors que la théologie orthodoxe, s'embarras-
sant de scrupules intellectualistes, met dans la pensée divine
la prescience de toutes les actions cosmiques et dès lors
n'accorde à Tindividuation qu'une liberté minime— à peine
ce qu'il faut pour que le multiple se distingue de l'Un, Se-
crétan, soulevé par TAmour, ne veut pas croire que Dieu ait
refusé quoi que ce soit à sa créature. Il affirme et c'est le
cœur qui parle en lui et non la raison, car celle-ci dirait
(1) Vj Secrétan, Philosophie de la liberté^ I, 13« leçons
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a4H LE MOUVEMENT
sans doute lo contraire, que la créature est toute liberté, au
mdme titre que le Créateur.
Je n'ai pas à dire la métaphysique que Secrétan a fondée
sur ce principe ni Thistoire du monde qu'il déduit, en pla-
çant la contingence au point de départ comme à tous les
degrés. Sous le conflit dont son maître Schelling, à la suite
de Hegel, avait déroulé la logique, Secrétan nous dit Tordre
moral par qui s'explique seul Tordre physique, réduit ainsi
à n'être qu'apparence, ou symbole de ce qu'il y a de plus pro-
fond dans le monde, le drame perpétuel de la conscience.
Sous la lutte des puissances universelles, le principe objec-
tif et le principe subjectif, tendant à réaliser le sujet-objet,
Tesprit — ceci est de la « croûte » — Secrétan fait éclater à
nos yeux le mystère de notre essence faite, comme Pascal
Tavait si bien montré, de contrastes dont la solution est en
Dieu seul, terme du monde. Et c'est notre liberté qui a fait
la chute, qui fait aussi le relèvement, le retour en Dieu, li-
berté absolue où TUnivers aspire...
Dans le même temps, les néo-criticistes arrivaient à un
résultat identique et, par eux, la volonté apparaissait sou-
dain à la surface, sous la fantasmagorie intellectualiste. Si
longtemps retenue dans les ténèbres avec le rigoureux Kant,
elle demandait sa place au soleil et, pour cela, priait le dé-
terminisme de s'écarter, de lui faire un peu de place, si peu
qu'on voudrait, pour sauvegarder les droits de la morale, de
l'impératif catégorique dont le criticisme primitif laissait
bien troubles l'origine et les raisons. Mais ce n'est nullement
en se plaçant au cœur des choses comme Schelling et Secré-
tan que les néo-criticistes sont parvenus à révéler et faire
étinceler, sous la croûte, dans les logifications apparentes
du cosmos, Télément de contingence qui est le fonde-
ment de la morale, mais aussi, par malheur, la néga-
tion de la science et de son déterminisme. Ils n'ont fait qu'uti-
liser les recherches de Técole du sentiment vif interne, si
décriée par Taine et les positivistes, en général, car ceux-ci,
imbus, de nécessité, sont furieux dès que pointe, çà et là,
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l'idée BERGSONIENNE 247
une possibilité de contingence, filtrant du fond mystérieux
des choses...
Ce n'est pas, toutefois, sans avoir longuement discuté les
résultats auxquels étaient arrivés Reid et Dugald Stewart
que J. Lequier, en qui Renouvier salue son maître, a admis
la liberté çà et là, comme des Ilots, en plein océan de déter-
minisme. Alors que Kant déclarait insondables les profon-
deurs de notre être et s'arrêtait, en conséquence, à la sur-
face brillante, à Tintellectualité et ses catégories par qui le
monde est scientifiquement déterminé, les Écossais, sans le
moindre scrupule, descendaient en eux-mêmes et y décou-
vraient, du premier coup, le sentiment de la liberté. C'était
là, à leurs yeux, une chose élémentaire, un fait tellement in-
dubitable, de simple bon sens, qu'ils ne réussissaient pas à
comprendre les répugnances de nos critîcistes à s'éclairer
ainsi sur le tréfonds de Têtre.
J. Lequier procède d'abord à une analyse rigoureuse de
ce concept de liberté, si lumineux pour les Écossais. Il mon-
tre, à la suite de Spinoza, tout ce qu*il y a de ténébreux dans
les antécédents de l'acte de volonté, où nous croyons saisir
sur le vif la puissance miraculeuse de notre libre arbitre,
illusion provenant de l'ignorance des motifs, dit Spinoza le
premier en secouant la tête, quand on lui parle de liberté.
Et mille faits constatés de nos jours, ne seraient-ce que les
suggestions, si à la mode, appuient cette thèse — classique,
d'ailleurs : « De ce que je ne sens pas que ma volonté soit
nécessitée, écrit J. Lequier, suit-il que je sens qu'elle ne Test
pas ? »
Et c'est cependant de ce point de départ, ruiné par la cri-
tique de J. Lequier, que le néo-criticisme va s'élancer pour
établir ses thèses hardies contre le déterminisme absolu
quoique superficiel, auquel il semblait impossible de se dé-
rober depuis Kant. Il y a là une subtilité d'argumentation
par qui l'édifice du mécanisme a été ébranlé une première
fois. Et cela nous permet de voir dans le néo-criticisme
l'antécédent, sans négation possible, de la critique desscien-
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^y rr
248 LE MOUVEMENT
ces qui a introduit, en qu Ique sorte, la métaphysique du
devenir.
Renouvier, à la suite de J. Lequier, refuse d'admettre
Tantinomie de la raison spéculative et de la raison pratique.
Il n*est pas du tout moniste, selon les tendances contempo-
raines (1) et la possibilité d-un dualisme où la liberté aurait
son domaine à côté de celui, plus étendu d'ailleurs, du dé-
terminisme, lui sourit assez. Aussi déclare t-il très haut que
la pensée n'exige nullement, au nom de ses lois imprescrip-
tibles, le sacrifice de la liberté si impérieusement réclamée
par la morale. Kant, en faisant rentrer la mystérieuse puis-
sance dans les profondeurs, a obéi au préjugé courant que
nous a légué la théologie : le monisme. Et c'est pourquoi il
a établi dans le dualisme de la réalité deux plans distincts,
incommunicables parla môme. Le néo-cri licisme rapproche
les deux plans jusqu'à ce que la liberté, des profondeurs,
remonte à la surface et troue çà et là le déterminisme ri-
goureux : ainsi naissent des centres de contingence qui con-
tredisent les prétentions de la science à tout réduire à son
mécanisme.
Et Renouvier surenchérit comme il convient, chaque fois
qu'un paradoxe est émis. Non seulement, la liberté est pos-
sible, en dépit du déterminisme ambiant qui englobe toutes
ses manifestations, sans y toucher le moins du ïnonde, non
seulement les commencements absolus pointent çà et là dans
l'universel mécanisme, entachant de contingence le fonc-
tionnement des lois cosmiques autant que psychiques, mais
(1) J'ai essayé de montrer plus haut que le monisme prétendu scien-
tifique n'est qu'un déchet de théologie. Toutes les réductions du
cosmos à une formule unique, ces déroulements de théorèmes
vivants sont des survivances d'époques abolies. La science moderne,
celle qui cherche et qui tâtonne — et non pas le scientisme qui
chante des hymnes à la raison — n'est nullement en désaccord avec
la pensée de Renouvier. Il n'y a pas une science, mais des sciences
bientôt sans nombre et toutes distinctes par leur méthode non nK)ins
que par leur objet. Chacun de ces « objets », irréductible, veut être
attaqué par des procédés différents»
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L IDKE BERGSONIENNE 249
encore la liberté est la condition môme de Texercice de
rintelligence. Pas de jugement sans volonté. Comme l'avait
pressenti Descartes, pas d'application de nos catégories au
donné amorphe^ sans que la. liberté, essentielle à notre na-
ture, entre en jeu et oriente, à son gré, notre mécanisme in-
tellectuel.
Cela n*empôche nullement le néo-criticisme d'interposer
entre la liberté absolue, créatrice de valeurs à Tinstar du
Dieu de Scot et le cosmos qui, par malheur, lui fait obstacle,
apportant lui aussi, par la voie des intuitions sensibles, des
valeurs quoique indéterminées — le système des catégories
institué par Kant, revu et corrigé, d'ailleurs. Ledit système
n'est plus enchevêtré comme avec Kant, il est fait de lois qui
se subordonnent et entrent toutes dans la Personnalité, do-
minante à régal de Dieu. La subordination est faite du respect
dû à ma personne, à la puissance de synthèse dont Kant a
pourvu chaque créature — dans la débâcle produite par le
nominalisme. Supposons que les apports violents de Texté-
rieur bousculent, par moments, cette personnalité si frôle
qui s*érige à la surface des vagues cosmiques. Toutes les ca-
tégories qui en dépendent se dénouent par là môme, quoi-
que le néo-criticisme en fasse des dieux. Rien de plus étrange
que ces dieux impersonnels (1) soumis à tous les soubre-
sauts, à toutes les déviations de la personnalité, s'en allant^
chaque fois que le moi se délie, en de pauvres choses indis-
tinctes que le réel achève de dissoudre...
Telle est la « croûte » que le néo-criticisme imagine entre
le cosmos et le moi profond dont Kant n'osait dire Fessence,
parce que c'eût été la ruine de la science. Croûte bien faible,
devons-nous convenir. La puissance démesurée que Secré-
tan avait, dans sa quiétude de mystique confiant dans la
bonté, c'est-à-dire la rationalité du Bien (2),instituée au cœur
(1) Ils avaient encore récemment un prêtre, si je comprends bien
la pensée de M. Hamelin.
(2) Secrétan n'a jamais eu le soupçon que peut-être Schopenhauer
a dit vrai»
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)
250 LE MOUVEMENT
du monde, est en nous, toutes proportions gardées. Des ca-
tégories, dieux sans explication, pèsent sur nous et sur les
choses — liberté également, sans nul doute — pour arrêter
avant tout écart les possibilités d'aberration qu'on accorde
si délibérément à la créature, parce qu'elles sont dans le
Créateur. Mais cette « croûte » maintenue par le criticisme
va s'effriter, la chose ne sera pas longpe... Il n'est pas pos-
sible de rester longtemps dans un monde oix la liberté et le
déterminisme, à droits égaux, revendiquent le tout de Tétre.
Nous avons tous, au fond de nous-mêmes, une âme de mo-
nistes. La liberté à qui on a donné tant de puissance jusqu'à
faire irruption çà et là dans le déterminisme, va achever
son œuvre. Et tout le mécanisme si péniblement sauvegardé
par Kant contre les entreprises de Hume éclatera. Iln'yaura
plus de croûte. C'est l'œuvre de M. Boutroux.
M. Boutroux, en effet, dit les paroles que le kantisme n'a
pas osé prononcer. Sous les déterminations de la pensée,
sous les catégories cosmiques autant que psychiques figées à
la surface, une flamme va et vient, toujours active, capable
en des réveils terribles, de faire éclater tout ce qui pèse sur
elle, tout ce que Thabitude, par le fait de la<réaction de Tacte
sur lui-même, a accumulé dans le temps, sur sa libre es-
sence. La contingence est donc mise délibérément au cœur
des choses, alors que le néo-criticisme se déclarait satisfait si
on lui abandonnait, dans le déterminisme universel, quel-
ques parcelles çà et là. La liberté ne se joue pas seulement
à la surface, en quelques êtres privilégiés, doués d'une âme,
prédestinés par Dieu à une vie future dans l'on ne sait trop
quel paradis, décrit en l'hallucination des apocalypses. Elle
frémit à tous les degrés, même dans les profondeurs, car
toute créature est l'image de ce Dieu tel que Duns Scot le
conçut et dont la volonté est l'essence. Il n'y a pas de privi-
lèges dans ce cosmos où la flamme, en quelque gouffre d'om-
bre que ce soit, n'est pas éteinte, est toujours prête à s'éveil-
ler, à s'exalter jusqu'à Dieu sous l'assoupissement millénaire,
malgré le poids des réalités mortes retombées sur elle en
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L IDEE BERGSONIENNE
251
lourd déterminisme. Cette logique deTUn et de Tlmmuable
où la Science, après la théologie, voyait l'ossature du monde,
n'est donc que superficialité, hébétement de la liberté qui
s'engourdit en un révèlent d'immuable, d'où elle peut s'éva-
der à tout instant et secouer ses chaînes de détermi-
nisme.
Et M.Boutroux, poursuivant son impitoyable analyse, nous
montre les divers ordres, objets de sciences irréductibles,
dira-t-on bientôt, mais néanmoins superposés — ce n'çst pas
impunément qu'on vient après Auguste Comte. En chacun
d'eux la flamme dort sous la réaction formidable de ce qui
fut son activité primordiale. Au plus bas degré, dans ce
qu'on peut nommer l'ordre mathématique, la nécessité est
presque absolue, enténèbre à peu près entièrement la con-
tingence. Mais celle-ci s'exaspère à mesure qu'on s'élève
d'ordre en ordre, du plan de l'inorganique à celui de l'orga-
nisé, puis de la pensée. Et à cette hauteur la nécessité n'est
presque plus rien, la contingence éclate aux yeux de façon
si visible que les néo-criticistes eux-môroes, en dépit de
leur foi dans les catégories-dieux, dans les lois absolues de
la pensée réductrice du cosmos, ont été obligés de la recon-
naître, dût le criticisme primitif s'effondrer sur ses bases...
C'est avec M. Boutroux que la contingence pénètre dans
les lois de la nature et n'en sort plus. Ce qu'on a nommé
depuis l'épistémologie ou la critique des sciences, à laquelle
M. H. Poincaré s'est si passionnément attaché, n'est que le
développement du livre précurseur de M. Boutroux. Les ri-
gidités d'autrefois se sont assouplies. La loi qui emplissait
les âmes des scientistes d'un fanatisme sombre, a détendu
. quelque chose de la dureté sous laquelle il semblait que
tout dût plier. Il y a, proclame-ton, de l'arbitraire en ces
formules qui passaient jadis pour l'adéquation de l'intellect
et du réel^ pour les pensées de Dieu, illuminant soudain
notre conscience ou retrouvées tant bien que mal par le dé-
brouillement de Tîntelligible au sein du sensible. Nous
sommes liberté, comme le néo-criticisme l'affirme si haut et
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252 LE MOUVEMENT
comme le criticisme inilial ne craignait pas de le laisser en-
tendre, en définissant Tintellect par l'activité, la puissance
de synthèse.
Nous sommes donc, dans une certaine mesure que la cri-
tique des sciences désormais doit fixer, créateurs de vérité
et dans le fait scientifique non moins que dans la loi, quelque
chose de nous, de notre libre arbitre, de notre caprice môme,
passe en dépit de tout. Et le réel lui-même vient à nous, flot-
tant. Quoi qu'on veuille, il y a en lui, même sous l'encroûte-
ment le plus invétéré, sous le plus épais mécanisme, cette
flamme dont parlait M. Boutroux, qui le fait vaciller à cer-
taines heures. Les Mémoires adressés aux Académies plus
ou moins scientifiques, sont pleins d'atténuations, de réti-
cences, de corrections infinitésimales. De plus en plus les
lois deviennent des symboles, au lieu des réalités lourdes —
les seules réalités d'ailleurs, qu'elles étaient jadis. On ne
leur demande plus que d'être des approximations et
M. Rauh, par exemple, morigèoe tous ceux qui se laissent
prendre aux formules absolues, dogmatisent en soumettant
le multiple et ses nuances sans nombre aux rigidités d'une
seule théorie (1).
La science, œuvre de la rationalité, n'est donc probable-
ment qu'un vaste symbolisme, le «roman de Tinvisible »,
comme il a été dit de l'atomisme, et le réel échappe à nos
catégories. Toujours l'antinomie douloureuse que Secrétan
formulait: une science qui n'est pas vraie, une vérité qui
n'est pas sue. Mais au degré où en est arrivée la critique des
(1) L'attitude de M. Rauh, comme celle de M. Poincaré — d'ailleurs
empressé d'établir Vinvariant universel dès qu'on dépasse son point
de vue et qu'on ramène toutes les lois à des morcelages nécessaire-
ment arbitraires dans le réel amorphe — reste ambiguë. — Sa défiance
est en éveil à propos de toute formule, mais néanmoins il n'entend
pas la proscrire du tout au tout. Certaines poésies de Verlaine ne
sont pas plus tourmentées, hantées d'imprécis que les pages où
M. Rauh critique par exemple M. Paulhan et M. Ribotj théoriciens
rigides, et défend contre eux le continu^ trop facilement réduit. Revue
de mélaph, et de morale^ janvier et mars 18974
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l'idée BERGSONIENNE 253
sciences après M. Boutroux, la croûte, pour reprendre la
vieille métaphore, est à peu près soulevée, sinon débarrassée
entièrement, soit dans le cosmos, soit dans nous-mêmes.
Les catégories sont à peu près universellement reconnues
comme des puissances d'irréel, destinées à nous cacher à
jamais la vérité.
De là, chez certains, la tentation de les secouer une fois
pour toutes et d'aller, sans leur intermédiaire, à limmédia-
tement donné, au continu, à ce que M. Boutroux définissait
par la flamme sousTépaississementdu déterminisme. De là,
par suite, la possibilité d'arriver par delà cette science qui
n'est pas vraie et que franchement on avoue pour telle, bonne
tout au plus dans l'ordre pragmatique, à la vérité enfin sue.
Je ne citerai que deux tentatives les plus attrayantes d'ail-
leurs, celle de M. Mannequin (1) qui a attaqué le problème
par le dehors pourrait-on dire, est arrivé au réel à travers
la critique des sciences, celle de M. Bergson (2), qui s'en est
tenu à l'analyse psychologique, a attaqué par le dedans en
quelque sorte, et est arrivé au môme résultat ou à peu près,
au devenir libre de toute catégorie en qui l'un et le multiple
s'entrelacent en dehors de tout concept (3).
(1) Essai critique sur P hypothèse des atomes dans la science contempo-
raine, Paris, F. Alcan.
(2) Les données immédiates de la conscience^ qui furent suivies de
Matière et Mémoire. Paris, F. Alcan.
(3) Il me fallait donner des noms. J'ai donc appelé idée bergsonienne
cette conception du continu où le mouvement s'affranchit de toute
unifîcation, comme précédemment idée darwinienne la conception qui
retenait le mouvement dans l'unitication, si mouvante que l'on voudra,
de l'espèce, et ne consentait pas à l'affranchir tout à fait. Si l'idée
cependant devait porter le nom de l'initiateur et non pas de celui qui
l'a étendue jusqu'à en faire une métaphysique entière et par elle
expliquer le tout du réel — c'est le cas de M. Bergson — il convien-
drait peut-être ici de rappeler Lotze. J'ai souvent entendu M. Han-
nequin, au temps où il traitait en cours public à Lyon, ce qui allait
devenir VHypoihèse des atomes, attribuer au philosophe allemand
l'idée première sinon du continu lui-même, du moins de sa représen-
tation métaphorique sous forme de pénétration et d'entrelacement,
le ruissellement d'harmonie qui a fait fortune dans le bergsonisme.
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254 LE MOUVEMENT
M. Hannequin a dû traverser, avant d'arriver au réel,
tout ce qui est l'œuvre de nos catégories, la construction in-
tellectualiste et par auite mécaniste de l'univers. A la base
de cet édifice consacré par la science présente et que quel-
ques irrévérencieux seuls qualifient de « roman », est une
contradiction qui lui enlève tout caractère de réalité et lui
laisse uniquement la valeur de symbole : c'est l'atome. Le
pythagorisme eu effet est l'idéal de l'entendement et l'arith-
métique la seule science pure et a priori. L'univers intelli-
gible est celui du discontinu, et comme l'ont pressenti les
archaïques arithméticiens de la Grèce, Tesprit, abandonné
à lui-même, ne pourrait le bâtir que par les Nombres. Mais
dès que nous essayons de projeter cette construction dans
le temps et dans l'espace qui nous sont donnés nécessaire-
ment en l'intuition sensible, — il faut bien avoir recours
à celle-ci, il n'y a pas malheureusement, M. Hannequin en
convient après Kant, d'intuition intellectuelle -r le discon-
tinu de l'entendement va se heurter au continu de la sensi-
bilité, d*où la contradiction qui donne naissance à l'atome.
L'atome n'est qu'un symbole, prétendant concilier deux
choses contradictoires, soumettre la continuité, imposée au
cosmos par la sensibilité, au nombre qu'exige à tout prix
l'entendement...
Mais derrière le symbolisme est le réel et contrairement
à Kant, M. Hannequin qui vient après les destructeurs de
catégories, les casseurs de croûte si Ton osait dire^ est per-
suadé que nous pouvons Tatteindre en passant par dessous,
et non plus, comme dans le rationalisme de jadis, par-dessus
les lois de notre pensée (1)»
Vadœqualio rei et intellectus s'accomplira donc non pas par
l'union mystique de notre raison avec la Raison cosmique,
mais par celle, presque matérielle, de notre sensibilité avec
(1) L'expression très ingénieuse est de M. Couturat qui, dans une
critique très longue de l'œuvre de M. Hannequin, essaie de retenir le
disciple infidèle de Kant sur la pente du réalisme et de le ramener k
l'idéalisme transcendantal [Revue de métaph. et de morale).
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l'idée BERGSONIENNE 255
la sensation elle-même, « cette chose qui se prête à Faction de
la pensée sans pourtant qu'elle soit déjà une pensée, qui est
dans là conscience sans être connaissance». Et l'idée la plus
hardie de M. Hannequin, celle par laquelle il se détache
tout à fait de l'idéalisme transcend^ntal, rétablit la passe-
relle que Kant avait rompue entre le moi et la chose en soi,
le réel, est de considérer les données sensibles comme déter-
minées dans une certaine mesure avant de revêtir la forme
d'une intuition qui achève de les déterminer. S'il n'en était
pas ainsi, déclare l'audacieux réaliste, l'entendement pour-
rait se passer de cette matière informe et nue qu'il crée de
toutes pièces ou à peu près, et à l'aide d'intuitions intellec-
tuelles et non pas sensibles, produire par le jeu de ses caté-
gories, le monde.
Or de pareilles constructions, aberrations de l'idéalisme
tant subjectif qu'objectif des successeurs immédiats de Kant,
ne sont guère solides. Il faut pour bâtir quoi que ce soit,
le donnée le phénomène qu'aucun eflort en dehors de l'in-
tuition sensible, comme chez l'aveugle ou le sourd, n'arri-
verait à fournir à Tintellect. Il faut la sensation irréductible
au concept et par là même il est impossible de nier que la
matière ainsi indispensable à l'élaboration de toute con-
naissance, ne possède déjà quelque détermination. Il y a
donc, du moi au non-moi, des concordances merveilleuses.
Le réel entre dans les formes de ma pensée parce qu'il les
contient déjà à un certain degré. Et c'est ainsi que je puis
arriver jusqu'à dire son essence qui est d'ailleurs commune
à la mienne, en dehors de tout concept, de toute logificatîon
artificielle : le devenir.
C'est à la môme conclusion qu'aboutit M. Bergson, en
usant cette fois de la méthode d'introspection, tout comme
les vieux Écossais. Mais la psychologie, depuis cette époque,
a distingué en nous deux éléments qui s'entre-croisent et
dont ne se doutaient pas les théoriciens du sentiment vif
interne, la quantité et la qualité. Nous devons, pour arriver
aux données immédiates delà conscience, abstraire de nous
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256 LE MOUVEMENT
tout ce qui est quantité, idole spatiale. De même M. Hanne-
quina, sous la symbolique pétrifiée de Tatomisme, retrouvé
dans le cosmos Télément qualitatif qui est seul la réalité —
tout le reste n'étant qu'illusion, fantasmagorie intellectua-
liste, jeu de catégories viciées. Et c'est ainsi que l'introspec-
tion, après avoir éliminé de nous ce qui est quantité, arrive
au devenir devant lequel elle s'éblouit. La réalité psychique,
pervertie si longtemps par ce qui n'est pas elle, l'intrusion
du dehors, le déterminisme superficiel qui s'est appesanti
sur les flammes etles a presque universellement recouvertes,
se retrouve telle qu'elle était à l'origine dans sa pureté qua-
litative, dans sa liberté supérieure à tout concept. Et la
poésie comme la prose s'épuiseraient à en traduire la vision
merveilleuse :
« Si je me ramasse de la périphérie vers le centre, si
je cherche au fond de moi ce qui est le plus uniformé-
ment, le plus constamment, le plus durablement moi-
même...
« C'est, au-dessous de ces cristaux bien découpés et de cette
congélation superficielle, une continuité d'écoulement qui
n'est comparable à rien de ce que j'ai vu s'écouler. C'est une
succession d'états dont chacun annonce ce qui suit et con-
tient ce qui précède...
« C'est, si l'on veut, le déroulement d'un rouleau, car il
n'y a pas d'être vivant qui ne se sente arriver peu à peu au
bout de son rôle ; et vivre consiste à vieillir. Mais c'est tout
aussi bien un enroulement continuel comme celui d'un fil
sur une pelote, car notre passé nous suit, il se grossit
sans cesse du présent qu'il ramasse sur la route^ et cons-
cience signifie mémoire.
« A vrai dire, ce n'est ni un enroulement ni un déroule-
ment, car ces deux images évoquent la représentation de
lignes ou de surfaces dont les parties sont homogènes entre
elles et superposables les unes aux autres. Or il n'y a pas
deux moments identiques chez le même être conscient...
« Il faudra donc évoquer l'image d'un spectre aux mille
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LIDEE BERGSONIENNE 357
nuances, avec des dégradations insensibles qui font qu'on
passe d'une nuance à l'autre, etc.. »
L'idée bergsonienne se présente là sous la forme des plus
étincelantes images. Réduite h elle-même, au nu de l'abstrait,
elle consiste en ceci : Toute réalité est dans le mouvement,
comme l'ont affirmé une longue série de penseurs. Mais des
scrupules théologiques — et rationalistes aussi — les ont em-
pêchés d'accorder au mouvement tout ce qui est dans son
essence même, dans sa définition, pourrait-on dire, si ce
mot pouvait convenir ici. Tous Font empêtré d'immuable,
parce qu'ils le jugeaient sans cela trop redoutable — pour la
Raison, plus encore que pour la théologie. Les hégéliens
l'ont pénétré de rationalisme", lui ont fait accomplir des
évolutions, réglées, semblait-il, par les décrets d'on ne sait
quel Dieu, d'ailleurs parfaitement invisible. Les darwiniens
Tout affranchi de cette logiôcation qui lui ôtait la sponta-
néité, de ce concept formidablequi enveloppait son déroule-
ment. Mais ils n'ont pas eu le courage de l'épurer de tous les
concepts, de toute unification plus ou moins fallacieuse, et
son évolution, quoi qu'il fasse, rentre dans des formes,
aussi mouvantes qu'on voudra les imaginer, mais qui néan-
moins sont des chaînes, des survivances du passé théologi-
que où l'Un et rimmuable absorbaient le multiple et lui
déniaient même la ^possibilité de se mouvoir.
Le mouvement était donc asservi aux concepts, virtuelle-
ment fixes suivant Thégélianisme, flottants, suivant le trans-
ormisme spencérien aussi bien que darwinien. Mais voici
les bergsoniens qui viennent rendre à l'éternel opprimé de
toutes les théologies et de tous les rationalismes la merveil-
leuse liberté par qui il est défini. Plus de concepts où l'Un
tyrannise et enrôle, de gré ou de force, le multiple, plus de
distinctions logiques par qui s'isolent les individualités
farouches. Tout cela est la croûte qui cacha si longtemps le
réel. Le fond des choses est de la flamme, de la liberté qui
s'éblouit, dès qu'elle apparaît sous le soleil, au sortir de tant
de ténèbres. Les concepts, les formules dans lesquelles
CHIDE. 17
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268 LE MOUVEMENT
rimmobilisme de l'orthodoxie, puis les rébellions timides
de rhégélianisme et du darwinisme ont essayé de axer la
redoutable essence, volent en éclats. Tout s'étreint, se pé-
nètre et se métamorphose. Protée est Dieu...
C'est ce que soupçonnait déjà le vieux Scot, quand il met-
tait dans le Créateur la Liberté antérieure à la Raison. Nous
sommes aujourd'hui autant de dieux, à la façon de Soot.
Notre liberté est antérieure, voire môme supérieure à la
Raison. Celle-ci n'est que le résultat de nos décrets provi-
soires, et un sursaut de la volonté peut bouleverser nos logi-
Qcations, et changer de fond en comble les valeurs que
nous créons. Tout cela est d'ailleurs si peu de chose, près
du moi profond, « de la croûte », si Ton osait direl...
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CONCLUSION
Le mouvement s'est dépouillé de la rationalité qui jus-
qu'ici l'appesantissait dans ses concepts. Et les logifications
qui avec Hegel encore pervertissaient son essence merveil-
leuse ont si bien volé en éclats, sous la critique de Darwin
d'abord, de M. Bergson dans la suite, que désormais sa
cause est gagnée. L'Immuable, jadis au cœur du monde,
devient pour la science moderne, une simple illusion due à
des catégories viciées par la base.
Il se peut que les concepts, dans ce nominalisme d'un
nouveau genre qu'on appelle le pragmatisme (1), aient une
utilité dans la vie courante et soient requis à chaque instant
afin de faciliter le discours et de rendre possibles les échanges
de cérébration à cérébration. Mais au point de vue spécula-
til, ils n'ont plus de valeur, étant de nature flottante, résul-
tats de découpages nécessairement arbitraires dans l'indé-
terminé du cosmos. Ils sont tels et fort utiles, avouons-le,
parce que le langage sans eux risque de se perdre dans des
fluidités effarantes, des agglutinations où passerait tout le
(1) M. Edouard Le Roy proteste hautement contre l'appellation de
nominalisie que lui a infligée M. Couturat. Les concepts ont-ils donc
chez lui une valeur absolue? En ce cas il est conceptualiste, c'est-à-
dire au fond réaliste au même titre que saint Thomas d'Aquin. Qu'il
ne parle donc plus de morcelages dans le donné amorphe et qu*il ne
mette plus le libre arbitre et par conséquent l'arbitraire à la base de
toute loi scientifique. Mais s'il admet le moins du monde que les
concepts flottent dans le cosmos et que toute fixité logique dépend
de notre volonté et de nos catégories, il est nominaliste, ou les mots
n'ont pas de valeur.
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260 LE MOBILISME MODERNE
complexe et aussi tout rillogisme du réel, où s'embarrasse-
rait notre langue et s'empâteraient nos lèvres. Mais ils peu-
vent être autres et valables également au point de vue pra-
tique. Plus ou moins noués, imprégnés à des degrés divers
de cet infini que le réalisme mettait dans tous les concepts
indifféremment, les faits se lieraient dans notre esprit et se
traduiraient au dehors par des actes quel que soit le mode
de logification adopté, rationaliste ou autre.
Aussi M. Poincaré s'est-il hâté de désavouer ses disciples
qui poussant plus loin que lui la critique des sciences, abou-
tissaient à la ruine de toute fixité, concepts ou lois, quitte à
les rétablir au point de vue pratique, après en avoir reconnu
la fausseté spéculative. Il admet de cérébration à cérébra-
tion, ce qu'il appelle l'invariant commun, c'est-à-dire des
éléments immuables d'une pensée à une autre et constituant
ce qu'on appelait jadis dansTécole éclectique, la raison im-
personnelle. La diversité de ces morcelages dans le donné
de Fanrorphe d'où semblait devoir découler la multiplicité
des logiques, également valables pour la vie qui seule ira-
porte (1),se ramène à une simple différenciation de langage.
De même qu'il est possible en géométrie de transposer les
mêmes faits du système euclidien en tel ou tel autre sys-
tème, sans que rien soit changé aux données du cosmos, de
môme les concepts, c'est-à-dire les groupements, les décou-
pages de l'un peuvent ne pas être ceux de l'autre pour la
forme, et, plus ou moins étroitement noués, ordonner la vie
en conséquence suivant des logiques d'apparence distincte.
Mais profondément l'ordre des choses correspond à l'ordre
des pensées dans toutes les cérébrations, si elles ne|veulent
(1) Comme on le sait, il est de bon ton dans le monde qui pense de
déprécier l'intellectualité. M. Barrés, qui a passé la première partie
de sa vie à mettre en lumière les mille nuances de sa vie de déraciné,
emploie la seconde à s'enraciner par contre et à célébrer la créature
qui abdique la pensée claire et fait retour à l'Inconscient. Gloire au
primitif, attaché à la besogne dont il n'a pas le sens, écoutant éperdu,
dans la nuit, le chœur des âmes mortes qui, des entrailles de la terre,
chantent les joies de l'anéantissement.
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CONCLUSION 261
pas être exclues de Teurythmie humaine. Merveilles de
rinvariant commun ! Il y a un minimum de rationalité en
dehors duquel on sort de la pensée universelle, — qui est
celle de Dieu, diront les théologiens.
Et c'est ainsi que M. Poincaré, après avoir ramené les lois
scientifiques à des symboles et reconnu, à la suite de M. Bou-
troux, la contingence de toutes ces fixités apparentes qu'une
révolte toujours menaçante de Tillogisme profond, de la
flamme, pourrait bousculer, rétablit^ de peur des consé-
quences, la rationalité. Peu importe qu'on se contente d'un
minimum, au lieu du maximum des théologiens, envelop-
pant notre fragile ratiocination de la Raison cosmique et
par là même l'illuminant de tout Tinfini. Du moment qu'éli-
minée une première fois par le darwinisme et plus complè-
tement encore par le bergsonisme^ l'Intelligibilité fait un
retour offensif et de nouveau ressaisit le mouvement qui lui
échappait, elle ne saurait s'arrêter en si bonne voie et elle
doit reconquérir tout le domaine perdu.
Il n'y a guère moyen de s'évader du dilemme tel qu'if a
été posé par Zenon d'Elée et d'adopter une position inter-
médiaire entre les deux termes irréductibles, l'Un et le mul-
tiple, l'Immuable et le mouvement... Ou l'énigme du monde
est l'Immuable et les concepts, ces conciliations delà multi-
plicité et du devenir dans l'unité soit en repos, soit en mou-
vement, sont fixes, comme la théologie l'affirme, indépen-
dants de notre frêle pensée, immobiles de toute éternité
dans la pensée formidable de Dieu, ^t M. Poincaré, par
son invariant commun, ne diffère que par le degré, ce qui
est peu de chose, des plus audacieux réalistes du moyen
âge, proclamant la rationalité éternelle du cosmos... Ou
bien l'énigme du monde est le mouvement, comme l'ont
cru les hégéliens si timides encore, hésitant à le sous-
traire à la rationalité, puis les darwiniens et plus tard
encore les bergsoniens. Peu importe que les initiateurs,
effrayés des conséquences de l'idée qu'ils apportent, l'aient
ressaisie aussitôt qu'émise ; que Darwin, par exemple, enye-
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262 LE MOfilLlSME MODERNE
loppe d'une volonté gurnatureile le transformisme pure-
ment mécanique des espèces ou que M. Bergson ne veuille
pas se séparer, en psychologie, du rationalisme. L'idée est
posée et entraîne dans son développement mystérieux les
hommes et leurs reniements... Ce n'est plus, selon l'anti-
thèse tragique qui fut celle du moyen-âge, Dieu qui gou-
verne le monde, mais son perpétuel adversaire, symbolisé
si longtemps dans le sterésis, la privation, principe de Tin-
dividuation et par suite de la révolte, le Diable. La ténèbre
est déchaînée contre la lumière ou ce qui se prétendait tel.
La rationalité n'est plus qu'un jeu logistique, le rêve de ca-
tégories d'aberration que l'illogisme du réel, d'un heurt,
dissipe et fait évanouir...
Le rationalisme, cette philosophie des concepts qui,
depuis Socrate, est devenue chez nous substance intellec-
tuelle, en qui Ton a cru voir l'attitude définitive de l'esprit
humain vis-à-vis des choses, s'écroule devant les démentis
quotidiens de l'expérience. Et les principes d'unité et de
fixité qu'il jette dans le cosmos, — l'invariant commun que
M. Poincaré, après les pires scientistes, maintient par peur
du mouvement et de sa libre essence, pure de toute ratio-
nalité, illogique sinon absurde — éclatent sous les soubre-
sauts de Protée.
Et c'est pourquoi je n'approuve pas Veuillot, lançant
l'excommunication contre la Science moderne, celle des
hégéliens ou celle des darwiniens. Il n'a pas encore le
soupçon du bergsonisme, non plus que les Veuillots à rebours
qui, à la même date, foudroyaient par contre les affirma-
tions tombées de la chaire chrétienne.
Je citais plus haut les lignes où il exècre Ja locomotive
qui l'entraîne à Rome. Pourquoi cette haine ? Parce que ce
dragon fantastique lancé dans la nuit comme dansla lumière,
enjambant les fleuves, éventrant les montagnes, est créé de
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CONCLUSION 268
toutes pièces selon des lois, formules d'absolu que la science
découvre dans renchevôtrement du cosmos. Ces mêmes lois
dont Tim mutabilité démontrait, au regard des Hébreux,
Texistence de Dieu, sont pour ce singulier défenseur de la
foi, un attentat à la toute-puissance du Créateur! Et les
adversaires de TÉglise s'autorisent des imprudences de ce
lourdaud qui danse devant Tarche, pour se persuader eux-
mêmes et tous les autres à leur suite que le dogme admet
l'Un en parole seulement et permet dans la logification de
l'univers tous les accrocs possibles. La puissance mystique
de la prière viendrait, en effet, désorganiser les lois à chaque
instant et pénétrer de miracle le déroulement des choses>
Or, la théologie, loin de pactiser avec le multiple qui est
la révolte, l'aberration, la liberté, a toujours exalté les droits
de rUn, immobile dans ses décrets. Le scotîsme qui mettait
la Volonté en Dieu au dehors de la Raison, uniquement pour
magnifier le Créateur et l'élever au-dessus du fatum du
paganisme, l'affranchir de tout l'imposé, fut formellement
condamné. L'Église a eu même à se défendre contre les
tendances panthéistîques que le dogme recèle, contre l'ab-
sorption de tous dans l'Un. Elle a maintenu contre les plus
dévoués de ses propres défenseurs, l'individuation, de
peur de tomber dans les excès du monisme et de supprimer
toute possibilité de mouvement en un cosmos de lois rigides
entrelacées l'une à Vautre et se fondant en dernière analyse
dans la pensée de l'Un.
Mais, objectent les adversaires de l'Église, ce n'est pas
seulement un Veuillot ni même un Joseph de Maistre qui
exaltent la prière et s'imaginent par là faire flotter les lois
naturelles, qui mettent en quelque sorte le miracle à fleur
de réalité. Ces gens-là sont des tirailleurs, toujours faciles
à désavouer et leurs inconséquences ne comptent pas. Mais
c'est, pour ne citer qu'un seul nom, le dernier des Pères de
l'Église, Bossuet, qui s'érige en « théologien de la Provi-
dence», pénètre de surnaturalité tout l'ordre delà Nature.
Il peuple le cosmos de [volontés merveilleuses, réductibles
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264 LE MOBILISME MODERNE
à rUû, c'est entendu, mais néanmoins introduisan à
chaque instant la possibilité du miracle, la dérogation aux
décrets immuables de Dieu...
Et la chose est si évidente que tout chrétien doit, comme
Kierkegaard au lit d'hôpital, déclarer qu'il meurt pour l'ab-
surde, que l'existence de Christ, instituée par le dogme,
comme notre modèle immuable, est le triomphe de l'illo-
gique, de la morl pour la vie^ essence du sacrifice. L'absur-
dité de l'acte par excellence (1) s'étend au reste. Toute la
série des actions de l'individualité et, par extension celles du
cosmos, doit être illogique pour être divine...
A l'argumentation que l'on tire du mot fameux : Credo
quia absurdum, l'Église a répondu depuis longtemps en fai-
sant de l'absurdité, des ténèbres et des contradictions du
réel, le revêtement d'une Raison profonde. Gassendi tâtonne
où Bosauet, émerveillé, prophétise. Mais l'un et l'autre ont
également les yeux ouverts sur la flamme intérieure par
qui se résolvent toutes les contradictions et se dissipent
toutes les ténèbres... Le scientisme ajoute : « Vous admettez
à tout instant l'imminence du miracle qu'une énergie mys-
tique, la prière, allant du multiple à l'Un, des iûdividua-
tions à leur Créateur peut déchaîner. Et en dépit de votre
Raison profonde, le cosmos devient par là môme une fan-
tasmagorie... »
N'est-ce pas là où aboutit précisément la Science, sinon le
scientisme, celle qui heurte aux portes de ténèbres et les
entrouvre et sous les symboles rigides s'effare devant Pro-.
tée ? Il n'y eut jamais de meilleurs réalistes (2) que ces théo-
logiens, un Bossuet, voire même un de Maistre, si merveil-
leusement pénétrés, bien avant M. Bergson, de la fluidité
universelle, des étranges solidarités qui enlacent les créa-
tures, de la possibilité à tous les instants d'un manquement
à des lois qui n'ont rien de fixe, de nécessaire, ne sont qu'un
(1) Les aryens primitifs l'appelaient déjà Karma, c'est-à-dire l'Acte.
(2) Au sens présent du mot, des Zolas aux sens plus éveillés encore,
et non pas au sens moyenâgeux des Guillaume de Champeaux.
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CONCLUSION 265
encroûtement superficiel sous lequel vont et viennent des
flammes... Il est vrai que de Maistre comme Bossuet procla-
ment que ces flammes sont ordonnées par une Volonté
unique, tandis que nous tendrions plutôt à y voir du diabo-
lisme, c'est-à-dire de la multiplicité, de Tincohérence. il y
aurait donc un illogisme terrifiant où les chrétiens voient
de la logique non moins profonde et non moins formidable.
Fantasmagorie ? Mais Tlnde, d'où nous vient peut-être la
pensée religieuse, — qui sait par quels avatars? — l'avait
dit de même. Tout n'est à la surface que jeu de catégories
aberrantes, danse de bayadère qui vient et s'en va... La vie
et la mort s'entrelacent et font de toute créature une contra-
diction, le lieu d'un miracle perpétuel où l'un des deux élé-
ments en lutte peut triompher sans raison. Mais l'Inde avait
de même ramené l'absurdité de vivre au conflit de deux
principes et avait penché dans son adoration en faveur de
Siva, le plus farouche. C'est à lui qu'elle immolait le plus de
victimes... Et l'illusion, la contradiction se résolvent dans
rUnilé mystérieuse de la Substance et de la Force. Le U-
kir au fond des forêts en convient comme le savant dans
son laboratoire — et aussi le théologien apportant la parole
de Dieu ..
Pourquoi s'excommunier l'un l'autre, puisqu'on est d'ac-
cord devant le réel trouble et qu'on le logifie également de
par l'Un et de par l'Immuable? Puisque sous la fantasma-
gorie des symboles, on admet, au même titre, la loi rigou-
reuse, Dieu ou la Substance, où se fondent toutes les lois? La
discussion n'est pas entre les savants et les théologiens, re-
connaissant tous sous la croûte — ténèbre et contradiction
— des flammes qui s'ordonnent, mais entre les tenants de
rimmuable et ceux du mouvement qui croient de toute leur
âme, <Tuv oXyj t9) ij/uxYl» eux aussi, que les flammes ne s'ordonnent
pas.
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266 LE MOBILI^ME MODERNE
Aussi est-il bien difficile de s'émouvoir devant les déchi^
rements tels que celui de Jouffroy, classique désormais. Pas
de desservant, à Theure actuelle, geignant sous les tortures
de Tantiphysie qu'il a acceptée sans trop savoir, qui ne rôve
de rééditer à son évêque le fameux récit et de justifier, par
là même, son apostasie.
« Je n'oublierai jamais la nuit de décembre (1), où le voile
qui me dérobait à moi-même ma propre incrédulité fut dé-
chiré. J'entends encore mes pas dans cette chambre étroite
et nue où, longtemps après l'heure du sommeil, j'avais cou-
tume de me promener ; je vois encore cette lune à demi-voi-
lée par les nuages, qui en éclairait, par intervalles, lesfroids
carreaux. Les heures de la nuit s'écoulaient et je ne m'en
apercevais pas ; je suivais avec anxiété ma pensée qui, de
couche en couche, descendait vers le fond de ma conscience,
et, dissipant. Tune après l'autre, toutes les illusions qui m'en
avaient jusque-là dérobé la vue, m'en rendait, de moment en
moment, les détours plus visibles. En vain, je m'attachais à
ces croyances dernières, comme un naufragé aux débris de
son navire; en vaiû, épouvanté du vide inconnu dans lequel
j'allais flotter, je me rejetais pour la dernière fois, avec elles,
vers mon enfance, ma famille, mon pays, tout ce qui m'était
cher et sacré. L'inflexible courant de ma pensée était plus
fort; parents, famille, souvenirs, croyances, il m'obligeait à
tout laisser; l'examen se poursuivait, plus obstiné et plus
sévère, à mesure qu'il s'approchait du terme, et il ne s'ar-
rêta que quand il fut achevé, etc., etc. (2). »
La science — nous connaissons l'antienne — avait donc
fait écrouler le dogme. Or, Jouflroy, à ses vingt ans d'École
(1) La Nuit de Décembre est censée de 1814, mais la rédaction est
de 1833, postérieure par conséquent aux Nuits de Musset. Et tout cela
me fait l'effet d^être de la littérature, et pas autre chose.
(2) Nouveaux mélanges philosophiques, p. 114.
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CONCLUSION 267
normale, counaissaitMl le dogme — et aussi la science ? Il
nous parle du problème cosmique par excellence, celui
de la destinée, du sens de la vie comme nous disons aujour-
d'hui :
« N'ayant plus les lumières de la foi pour le résoudre, il
ne me restait plus que les lumières de la raison pour y pour-
voir. »
L'antithèse est parfaite et, après Joufiroy, sera reprise des
milliers de fois. Il importe donc, la première fois qu'elle se
présente, d'aller jusqu'au fond, de voir ce qu'il y a dans ce
tragique débat de conscience, en le dépouillant de toute lit-
térature, la chose détestable.
Jouffroy appelle la foi ce qu'en cet âge, obsédé parle Gé-
nie du Christianisme de Chateaubriand, on désignait ainsi,
l'état de l'âme qui ne raisonne pas et qui est fait, notre au-
teur l'avoue lui-même, de souvenirs puérils et respectés
néanmoins, balbuties de prière, alors que la nourrice vous
joint les mains, parfums d'encens, tandis que les gestes hié-
ratiques de l'officiant se dessinent tout noirs sur le fond d'or
du maitre-autel illuminé, carillons de cloches à l'Angelus du
matin ou du soir. Pour que la foi ainsi définie s'écroule, il a
suffi à ce rhétoricien, que des succès scolaires ont désigné
pour l'École normale, de savoir que des doutes sont émis sur
la réalité surnaturelle imposée par l'orthodoxie. On lui a
soufflé à l'oreille que la Nature, succédané laïque de Dieu,
peut produire aussi bien sinon mieux — puisqu'elle n'admet
aucune exception à ses lois, le déroulement des choses.
El Joufiroy dès lors se propose de résoudre par la raison
seule — que quelques années auparavant, on déifiait à No-
tre-Dame aux lieu et place de l'Éternel — tous les problè-
mes cosmiques. On sait par Taine, qui s'en joue, de quelle
manière il s'y prit — en discutant sur la méthode, iant et si
bien qu'il n'aborda jamais l'objet de ses recherches, et mou-
rut prématurément, dans un acte de foi, nous dit-on (1).
(1) C'est du moins ce qu'affirme U,0\\é-LpLprune {Théodore Jouffroy^
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268 LE MOBILISME MODERNE
Si Joufiroy avait été croyant quand la lune commença à
se jouer sur les carreaux dans sa petite chambre de TÉcole
normale, il eût ordonné le cosmos de façon panthéistique,
en laissant à Tindividuation un peu de liberté pour qu'elle
puisse s'exercer au sein de l'Un et ne soit pas anéantie dans
son essence prodigieuse. Souvenirs d'enfance, cloches qui
tintinnabulent dans Taube ou dans le crépuscule, sont des
arguments de bien peu d'importance quand il s'agit de
construction ontologique. Et quand les nuages eurent re-
couvert la lune et que les carreaux furent baignés d'ombre,
si Jouffroy eût été converti au rationalisme comme il le pré-
tend, il eût continué à ordonner le cosmos de la même
manière, selon des lois immuables, une logification monis-
tique que la réalité fourmillante se charge d'amollir, ainsi
que l'enseignent les expérimentateurs et avant eux les théo-
logiens (1).
Mieux vaut, semble- t-il, Kant,qui lui au moins ne déchire
rien, sauf lui-même peut être, garde le tout de la foi pour
les profondeurs, ordonne la vie morale en conséquence, et
le tout delà science pour les surfaces, sans importance pra-
tique. Car c'est depuis les deux critiques si bien contradic-
toires que la pensée et la vie se sont dissociées, comme dans
l'état pathologique qu'engendre le haschich, où l'individua-
tion se subdivise en plans multiples sans parvenir à les faire
coïncider dans une conscience commune. Et tour à tour
selon les goûts ont été exaltées la pensée adversaire de la
vie et, par contre, la vie négatrice de la pensée. L'ordre de la
science et Tordre de la foi ne se détruisent pas ainsi l'un
Paris, Perrin et C'c, 1899). L'orthodoxe qu'est M. OUé-Lapmne ne
comprend rien à ce prétendu déchirement d'un croyant qui se renie.
La certitude qu'il porte en lui et qui l'illumine de splendeur surnatu-
relle lui rend énigmatique, à juste titre sans doute, pareille crise.
(1) Flaubert nous a rendu à merveille dans le dialogue du curé
Bournisien et du pharmacien Homais au chevet de la mourante la
crise de Jouflroy. Seulement il a mis les thèses antagonistes en deux
êtres également fermés l'un à l'autre et buttés dans leur obstination,
au lieu de les faire batailler dans une seule âme*
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CONCLUSION 269
Tautre, mais se complètent, à des plans difiérents toutefois.
On peut être rationaliste à la surface, croyant dans les pro-
fondeurs et rien ne fut plus commun durant tout le dix-
neuvième siècle (1).
Le déchirement, à proprement parler, risque de se pro;
duire quand l'esprit fait de théologie ou de [rationalisme, ce
qui est après tout la même essence logique, se heurte sou-
dain à la vie, à tous les illogismes, tous les frémissements
d'une sensibilité merveilleuse que les lois del'intellectualité
ne parviennent pas à résoudre. L'être s'abandonne alors aux
courants de mystère qui viennent de Tinfini, désarticulant
une à une ses logifîcations, lui permettant de se soustraire
aux illusions de la surface, de se laisser couler tout douce-
ment dans les profondeurs où sont les pénétrations de l'Un
et du multiple dont parle le bergsonisme, les étreintes sans
limites, les mystères prodigieux de Protée...
J'ai passé à Carthage plus d'une nuit de printemps avec
ou sans lune sur les flots, que Jouffroy n'eût pas manqué de
dramatiser s'il avait comme moi senti si profondément à
diverses reprises la déchirure du rationalisme... Les lueurs
s'éteignaient là-bas vers Tunis où était, sous le soleil, la be-
(1) Voyez rétonnement des savants, M. de Lapparent en particulier,
à qui une revue religieuse posa un jour cette question étrange: « Votre
foi vous a-t-elle gêné quelquefois dans vos recherches scientifiques?»
Jamais, répondirent-ils à runanimité...il y a là, ont-ils fini par dire,
deux plans différents. Le siècle a pris du haschich avec Kant. Jouffroy
qui n'en avait pas absorbé, souffrait de la contradiction ou l'affectait
du moins... La vérité, c'est qu'il n'y a qu'un plan, un ordre de choses
pour la théologie comme pour le rationalisme. Le drame du Maudit, un
instant attribué à Renan, ce déchirement du prêtre que la Raison
illumine, si lamentablement copié par tant de contemporains, est de
la littérature plus détestable encore que la [dichotomie kantienne et
sa distinction de deux plans qui permet cependant toutes les contra-
dictions et aussi toutes les palinodies. Les savants qui sont aussi des
croyants auraient dû le reconnaître depuis longtemps.
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270 LE MOBILISME MODERNE
9ùgne frfgte, le conflit de toutes les heures aree Tabsurde —
celui de Tlslam était encore le moindre pour moi. J'enten-
dais aux pieds de Byrsa les battements gigantesques du cœur
de la mer. Durant des heures je les scandais, je les rame-
nais à maloi intérieure. N'étais-je pas à mes vingt ans imbu
de par Téducation antérieure de tout le rationalisme de ce dix-
neuvième siècle contempteur des dogmes?... Il suffisait de
jeter le mot ihyrse dans mes rêves. Les éléments delà sym>
phonle que je prétendais ainsi ordonner, commençaient
aussitôt à s'organiser et les orbes à s*enrouler autour de
quelque chose qui était, suivant moi, la raison de tout. J'étais
heureux d'étreindre le point d*appui de Tunivers, ainsi fixé
du zénith au nadir. Je croyais régler le rythme de la mer
qui sans moi eût été démesuré...
Une nuit cependant — les assauts de Tabsurde, sous le
soleil,avaient été trop violents là-bas à Tunis — Taxe de ma
pensée, que je supposais la Raison universelle vacilla. Les
orbes, tordus jusque-là autour du thyrse, s'arrachaient à
maloi. J'essayai de les retenir et malgré mes efforts, ils s'en-
flaient, s'épandaient en dehors de moi qui étais la raison.....
Je tremblai, évoquant les escaliers que Piranesi, en ses
planches mystérieuses, fait tournoyer et plonger éperdu-
ment dans les infinis d'ombre Je criai après ces orbes
qui s'échappaient de moi. Soudain les éléments de la sym-
phonie que je réglais si bien de coutume, se désarticu-
lèrent et un souffle de vertige finit par emporter le rythme
d'ensemble. Et ce fut dès lors une dissociation complète,
le triomphe de la discordance, l'arythmie. Les orbes hagards
n'avaient plus rien où se prendre. Dans le désarroi de ma
pensée défaillante, un espoir me restait : la raison, merépé-
tais-je, est indispensable au monde ; les choses sans loi se
débattraient désormais à l'aventure, et ce serait alors la fin
de tout Nullement. J'eus la sensation très nette de ce qui
n'est plus ordonné, de ce qui est hors des catégories et qui
subsiste néanmoins, mieux peut-être que dans Tordre. Des
actes vagues, irréductibles à toute loi, de splendeur mira-
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CONCLUSION 271
culeuse flottaient en moi, hors de moi, je ne sais au juste,
des actes qui s'élargissaient dans la nuit en spirales, comme
les escaliers de torture sans axe, seulement la détresse de
Tarythmie était ici muée en joie...
Pauvre axe de rationalité, qui va de Dieu à nous, disent les
théologiens — * et les laïques, intervertissant par orgueil les
rôles, ripostent : de nous à Dieu ou plutôt à l'Inconnaissable ;
mais c'est le môme, quoi qu'on fasse i Quelques grains verts
tirés de la Cannabis indica, que l'on dissout dans de l'eau et
que l'on avale, suffisent à le faire écrouler (1), mode très aisé
d'expérimentation à recommander à ceux qu'émerveille
l'unité du Moi, la puissance de synthèse dont les kantiens nous
ont gratifiés, susceptible d'ordonner l'univers tout entier.
Ils verront ce que pèse leur unité, soudain disloquée, près
des vagues qui déferlent de toutes parts du fond du mystère,
et ce que deviennent dans Tirrésistible poussée, les logifi-
cations falotes jetées si audacieusement sur le cosmos I..
Nous mourons de l'orgueil qu'on a affecté, pour le puri-
fier, de proclamer cosmique et n'en est pas moins l'exaltation
de l'individualité, du multiple épars devant l'Un. Nous mou-
rons de cette prétention que chaque « moi » manifeste en
s'opposant, selon la formule de Fichte : construire le monde,
La chose s'appelle raisonner, et c'est notre tare. Il y a déci-
dément, à notre époque surtout, trop d'univers qui s'édifient
et s'ordonnent par les pensées individuelles, échappées du
foyer commun d'intelligence, ainsi que les étincelles d'une
enclume sous un marteau de folie.
Pas un seul de nos autothéistes qui ne s'autorise de la
ratiocination misérable pour dresser un monde logique à sa
façon. Même après la révélation du devenir et de son irra-
(1) Je ne recommande nullement à ce propos /es Paradis artificiels
de Baudelaire. Il n'y a peut-être pas un mot d'exact dans ce travail
qui a la prétention d'être une étude de la mystérieuse drogue, han-
tise de tous les poètes chevelus du romantisme. Aucun de ses effets
psychologiques et aussi métaphysiques, n'y est décrit de façon à peu
près sûre.
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272 LE MOBILISME MODERNE
tionalîté, apportée par les darwiniens, confirmée par les
bergsoniens, tous jurent à la manière de Descartes ou de
Hegel que Tordre de la pensée correspond à l'ordre de Tuni-
vers soit en repos, soit en mouvement. Les soubresauts de
Tabsurde, que Darwin a si bien mis en lumière dans le
transformisme des espèces, ne détruisent nullement la foi
en une raison, impersonnelle^ proclame-t-on, quoiqu'elle
soit ce qu'il y a de plus personnel en nous et qu'e nous ayons
chacun la prétention de la posséder, plus que tout autre...
L'intelligibilité se hérisse devant le soulèvement de l'ab-
surde. Dans Tordre pratique, des actes s'érigent, exemplai-
res et presque lois, qui se fondent, assure-t-on, sur les bases
d'une inébranlable logique. Le pragmatisme, issu de son
propre aveu de Tidée bergsonienne, entend néanmoins de-
meurer rationaliste et ordonner la série des actes suivant
la logification traditionnelle dont on vient de ruiner la va-
leur spéculative. Les tribuns ont sans cesse à la bouche le
mot de raison; ils opposent sa puissance rayonnante aux
instincts confus, et c'est à force de déductions qu'ils espèrent
rebrousser la ténèbre des foules Notre vanité qui ne veut
plus de Dieu et repousse sa révélation, jette donc chaque
jour, en dépit des avertissements de la science, le défi de
Tautothéisme contre les rythmes peut-être impénétrables
du cosmos. Nous assistons sans cesse à la multiplication
des loyers d'orgueil. Le marteau de je ne sais quel démon
fou en fait jaillir à toute heure : tout est plein de dieux, sui-
vant le mot ancien...
Au contact de la réalité, ces pseudo-dieux s'eflarent et
leurs logifications s'effritent. C'est que les faits ne se laissent
pas saisir aisément par nos doigts gourds, il règne au dedans
quelque chose les enchaînant, les unifiant peut-être, quel-
que chose qui est la flamme. Heraclite l'obscur en frémissait
jadis, chaque fois qu'il se penchait vers l'énigme du monde
et sentait les souffles brûlants sur son visage. Du feu nous
brûle aujourd'hui encore et nous force à lâcher prise dès que
nous essayons de tenir un fait et d'en fixer les liaisons.
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CONCLUSION 273
La science, imprégnée de théologie, ne veut pas en con-
venir encore. Elle s'attarde aux rêves de FUn et de Tlm-
muable, à la conception de phénomènes rigidement accro-
ches Tun à l'autre par la déduction. Les mathématiques pé-
nètrent ainsi dans la Vie, la réduisent à leurs formules.
Tout cela n'est peut-être qu'un cauchemar où s'engourdit la
pensée, dans les fixités. Mais souvent la pensée se secoue et
j'ai perçu matériellement de tels éveils dans la nuit de Car-
thage, dans mille circonstances plus tard, chaque fois que
l'absurde était choqué de trop près et faisait écrouler la ra-
tionalité frêle.
Je crois à une loi subtile qui remplit les mondes, un logos
qui les anime, bouillonne et flamboie en eux, qui tour à tour
s'allume et s'éteint et fait de tout le réel quelque chose d'in-
finiment complexe, d'ardent et d'inaccessible à nos pauvi'es
sens. Une loi de flamme flotte çà et là, se métamorphose
en mille relations qui, à peine liées, vont s'amplifiant et
s'entre-croisant, forment des orbes sans cesse élargis, enve-
loppent Tunivers et s'anéantissent soudain pour renaître.
Il y a sans doute, au sein de tout, un rythme maître, qu'on
peut figurer à l'imagination par une série d'ondes embrasées,
toujours plus vastes. Un à un les faits étincellent, à la cime
de ces lois de feu Et je crois, au cœur de cet univers mer-
veilleusement protéen, à des choses qui restent immuables
bien que subtiles, à des flammes vivantes dans les divers
ordres, à des orbes distincts quoique subordonnés qui s'é-
vasent vers l'infini, vont de l'inorganique à la pensée, plus
dilatés sans cesse; je crois à des lois qui brûlent et devant
lesquelles notre orgueil doit reculer, comme un démon
roussi sur la fournaise.
Il s'en faut, en effet, que Protée ait révélé son secret tout
d'une fois. Sa prestigieuse essence, arrachée à la loi du con-
cept^ à ces conciliations rigides du multiple daQS l'un que
CIIIDE. 18
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274 LE MOBILlâME MODERNE
rarchaïque Zéooa fut le premier à imaginer, se plie à des
choses imfQuables et mouvaotes tout ensemble^ à un logoSi
D'oQ la possibilité d'aller d un fait à un autref et d'instituer
au milieu des mouvances cosmiques une raison — mais
elle ne sera pas celle dont nous usons selon la tradition
socratique, mieux encore que platonicienne.. «
J'ai toujours été surpris de la tranquille auddcie atec
laquelle les logiciens jettent d'un fait à l'autre dés ponfà
d'abord provisoires, qu'ils déorèteût d'ailleurs bientôt de
maçuuoerie absolue, puisqu'ils les ont bâtis avec leur raison
même, identiques, en conséquence, à ceUx (|ui sont ceiisés
unir les choses dans la réalité. Ces explications, affreusement
artificielles, me rappellent, je ne sais pourquoi^ les paysages
iaulasUques des porcelaines chinoises, où Ton Voit ë'ériger
des tours de féerie en des îlots qu'entoure Une eau sinueusci
Et d un promontoire à l'autre; des passerelles de sdnge jail-
lissent on ne sait d'où, s'arc-boutent sur le néant, enjambent
I iûûui... Et c'est là, ô logiciens, le jardin de vos âmes^ quand
vous raisonnez. Et sans sourciller le moins du mônde^ voua
admettez que la réalité doit se modeler là-dessus Im
Puisqu'il s'agit de passerelles, je rappelle incidemnltot
que saint Louis, d'après Joinvillé, raisonnait ainsi sur lô
solidité de certain pont en Egypte : « S'il est de pierre,
comme ïe Saint-Sépulcre, il ne s'écroulera pas sous une
armée ; s'il est de bois comme l'arbre de la Croix, il fera de
même. Donc » Saisissez-vous la passerelle que le saint
a jetée entre les choses ? Voyez-vous les arches si hardiment
lancées retomber vers l'infini ?.... Telle est la logique du
moyeu-âge, une série de ponts symboliques dont la culée est
un calembour.
Et rhîstoire de la logique pétille de gaietés pareilles. De
tout temps, des ponts ont été établis entre les objets les plué
disparates, des rapports ont été irnaginés que la substabciB
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CONCLUSION 276
intellectuelle d'alors a orus absolus, conlormes de tous points
à l'ordre myâtique du monde. Citerai-je entre mille la rela-
tion instituée par le Père de l'Église entre les quatre Évan-
giles et les quatre points cardinaux? On devine quelle
arcbe d'aildacè formidable a dû enjamber l'espace entre ces
deux termesi Les papes ont décrété la subordination du
pouvoir temporel au pouvoir spirituel parce que la lune
emprunte la lumière au soleil. Et cela s'appelait raisonner à
répoquel.ji*
Passerelles frôles et compliquées quitremblotent comme
descboses de rêve et Vont, d'un promontoire à l'autre, unir les
tours de porcelaine par-dessus les vagues, à Tinfini !.i... Qui
sait si les oonsti'udtions de nos logiciens actuels — ces autres
théologiens qui n'avouônt pas — ne sont pas des paysages
aussi fragiles desquels nos arrière-petits-dls seront ahuris ?
H suffit souvent d'un peu de lumière dansante pour qu'un
lien soit noué entîe deux termes, d'une similitude dans le
nom de deux choses ou, moins encore, d'un calembour à
leur propos, pour que notre pensée d'orgueil crée entre
elles un rapport, aussitôt proclamé absolu Autant de
passerelles fantastiques qui s'effondreront sous un souffle
prochain
Assurément il y a, entre les êtres et les faits, dans les pro-^
fondeurs, des ponts de flamme, ces choses immuables et
mouvantes tout à la fois dont je parlais plus haut; Mais les
matériaux tirés de notre pensée grossière ne pourront
jamais les réédiôer. Pourquoi dès lors ne pas abandonner
toute construction logique déviant les jardins de la vie aux
jets d'ondes éblouies, aux arches féeriques ? Au lieu de
glacer l'univers par les reproductions de notre intellect et
prétendre le dominer du haut de notre Raison, pourquoi
ne pas nous soumettre aux rythmes superbes ?
II serait bon d'évoquer devant les sectaires dont la bouche
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876 LE MOBILISME MODERNE
redit sans cesse : j'ai la Raison pour moi, la stupéfaction
que Ton éprouve à Taspect de logiques antérieures ou de
celles d'autres races (i) A l'orgueil de Tindividuation il
serait utile de rappeler l'humilité de ses origines : — Tu
devrais en conséquence, laisser raisonner les forces cos-
miques à ta place. — Peu importe ce que je fus jadis. Présen-
tement jesuis Dieu; ma penséeestidentique à celle du monde.
— Est-ce bien sûr ? N*as-tu pas peur devant le mouvement
que la science révèle, devant ces ténèbres qui montent sans
cesse et déroulent sans loi leurs ondes?... Ne trembles-tu pas
de te perdre en elles, ballottédanslesrythmes démesurés? Tu
ferais bien de laisser chanter les énergies de l'univers et,
tout au plus, au sommet où flambent ça etlàles consciences,
de faire entendre ta voix grêle qui peut-être alors expri-
mera quelques-unes de ces harmonies confuses, d'apparence
seulement illogiques ; mais ne noue rien, pas de lien entre
les choses mystérieusement ordonnées. Laisse les masses
énormes se fondre elles-mêmes et ton chant se révéler au-
dessus, fleur minuscule, à peine perceptible, dans cette sym-
phonie.
(1) Je me permets de renvoyer à un prochain volume, Possibiliiés
logiques, où j'essaierai de poser le problème en d'autres termes que
ceux de Zenon d'Elée et de montrer qu'il n'y a pas dans le cosmos
cette opposition de TUn et du multiple à laquelle nous devons la
logification rationaliste, si longtemps régnante, probablement une des
aberrations les plus graves de la pensée.
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NOTE (Page 98)
Je ne m'attendais pas, en écrivant ces lignes (avril 1907) : « On
n'ose pas, devant leur foi ardente, user d'une rigueur qui paraî-
trait aujourd'hui bien archaïque, » à l'Encyclique Pascendi, à celte
condamnation virulente des modernistes, lancée de « Rome près
Saint-Pierre, le 8 septembre i907 >. Admirons le mot Pascendi
qui ouvre l'Encyclique et lui donne en môme temps que le nom,
le ton et le sens. C'est d'un troupeau qu'il s'agit pour le pape, un
pullulement de brebis prêtes à s'égarer par la faute des béliers
qui vont en tête, secouant leur clochette. Mais le pasteur veille.
Aussi a-t-il jeté l'anathème contre les béliers. Un Anglais, le
P. Tyrrell, qui a dû récemment quitter l'Ordre des Jésuites, est
visé entre tous, nous affirme-t-on. Mais la fraction catholique qui,
dans notre Université, relève d'Ollé-Laprune, ne Test pas moins,
ce qui a un plus grand intérêt pour nous. Français.
La condamnation s'imposait et je la laissais pressentir devant
les excès d'indépendance de M. Le Roy, par exemple, ou de
M. Dimnet, porte-parole des disciples anglais de Newman, plus
encore, en suivant l'ordre progressif, de M. Marcel Hébert. Au fond,
il n'y a que les vocables de vitupération, celui de pestilence entre
autres, qui surprennent, étant donné l'état des âmes présentes.
L'Église n'a pas eu un mot de ménagement pour ceux qui ten-
taient de lui retenir des esprits, co.mme aux temps troublés où les
« janissaires de la foi » partaient en guerre contre les incrédules
et par tous les moyens possibles, per fas et nefas, les ramenaient
à Dieu. La méthode d'immanence, jugée excellente alors, soulève
aujourd'hui l'indignation du Vatican et provoque contre ses tenants
des épithètes qui nous semblent dépasser, à notre point de vue de
laïques, la mesure permise à l'anathème. Quelques lignes cependant
seront utiles ici pour préciser ce qu'ordonne le Vatican à tous les
catholiques, ce que les immanentistes si bousculés prétendaient
faire et ce qui peut advenir à la suite d'un tel éclat.
I. Que faut-il croire? Le Vatican, une fois de plus, le proclame.
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278 LE MOBILISME MODERNE
Il y a un ordre divin, surnaturel, qui s*encheyètre à l'ordre
naturel, le pénètre et rémerveille de toutes parts. Depuis Tbeure
de la création un miracle perpétuel a lieu, par qui Dieu se fait
chair, sous les apparences les plus diverses, afin de se révéler à
l'homme, sa créature. Le Créateur apparaît au Sinaï, où il prononce
pour la première fois la parole d'unité, puis s'enveloppe de brouil-
lards. 11 se matérialise de nouveau, se veut palpable, sous forme
de feuillets qui seront le livre par excellence, la Bible, puis sous
forme d'un être né du sein d'une femme, qui sera l homme par excel-
lence. Christ. L'Église est le Christ qui se perpétue, le point de
croisement des deux ordres, le surnaturel et le naturel. Depuis
1870, elle a confié ses pouvoirs à son chef, le pape fragile qui
demeure au Vatican etanathémise au nom du Dieu caché, car seul
/ de toute l'humanité le pape est en relation direct^ avec lui. Mais
Dieu n*en imprègne pas moins Tunivers d'une rationalité qui nous
dépasse. Une intervention du surnaturel, sans l'intermédiaire du
pape, successeur du Christ, peut se produire. C'est le miracle.
Dieu toujours prêt à se révéler comme il lui plaît, en dehors de son
mandataire coutumier.
A noter que les occultistes ne disent pas autre chose. Pour eux
aussi il y a un ordre surnaturel dont les influences enveloppent
et coordonnent la matérialité des faits. L'ordre physique, tel qu'il
se déroule devant nos yeux de chair est baigné de divinité. Mais
l'Église, malgré les tentations que l'occultisme a toujours exer^
cées sur elle, le repousse pour une question de détail, semble-t-il,
grosse pourtant de conséquences, celle des natures où la subtilité
des Pères s'est si longuement égarée. Le dogme après des tergi-
versations sans nombre, s'est fixé à deux natures dans ces êtres ou
ces choses intermédiaires de l'ordre divin à Tordre naturel, qu'ils
s'appellent Bible ou Christ — tojit co que Dieu voudra encore.
L'occultisme affirme qu'il y a réellement trois natures, qu'entre le
plan divin et le plan physique, pour parler son langage courant,
s'intercale le plan astral, doublement polarisé, c'est-à-dire permet-
tant grâce à un médiateur plastique, qui participe à la double
essence du divin et du physique, de passer de lun à l'autre. Il
croit lever par là toutes les difficultés où le dogme s'est embrouillé
au sujet des deux natures, de la communication du naturel et du
surnaturel. Du Créateur à la créature, au macrocosme ou au micro-
cosme, régis suivant la même organisation, une foule d'entités
s'interposent, les unes angéliques, les autres démoniaques, péné-
trant, grâce à leur nature intermédiaire, dans Tordre des choses
physiques qui, sans elle, s'aiïoleraient — étant trop loin de Dieu,
Tineflfable.
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NOTE 27Ô
Pour sortir de nos sens, ouverts seulement à la matérialité, et
nous aventurer dans ce plan mystérieux qui sert d'intermédiaire
entre le plan divin et le plan physique, la philosophie occulte
nous gratifie de facultés mystiques qui peuvent aller jusqu'à s'exté-
rioriser, errer loin de l'enveloppe charnelle, dans le plan astral.
La gnose a fait, plus d'une fois, appel à ces facultés pour se lancer
à la poursuite des QEons, intermédiaires selon le principe de Toc-
coltisme, entre Dieu et ses créatures, et, à force de vagabonder,
parvenir jusqu'à l'Ineffable. L'Église a repoussé ce que la gnose
lui offrait, la connaissance immédiate de Dieu, par l'extase ou
autres procédés occultes. Elle redoute, en multipliant les inter-
médiaires, doublement polarisés, qui établissent des communica-
tions si étroites de l'Un aux créatures, un retour offensif du pan-
théisme, son éternel ennemi, auquel elle a été si souvent près de
se livrer. Elle veut à tout prix maintenir la scission de l'Un et du
multiple, sauf en quelques cas particuliers où les deux natures
communient comme il arriva pour Christ. Aussi ne laisse-t-elle à
l'homme qu'une raison vacillante, prête cependant à Téblouisse-
ment soudain de la révélation et sa doctrine sera dès lors un
agnosticisme intermittent. Dieu cache la totalité de son essence,
pas de doute là-dessus, mais il en dévoile une partie de temps en
temps et daigne le faire suivant les principes de la rationalité
qu'il a déposés en nous. D'où la crédibilité du dogme sur laquelle
la théologie ne cesse d'appuyer. Il y a disproportion entre la ratlo-
cination humaine et la formidable Raison divine qui est l'àme du
monde. Mais leurs catégories cependant s'accordent. Le dogme,
c'est-è-dire la nature de Dieu révélée dans la mesure où il lui a
plu de se faire connaître, peut s'exprimer, comme l'a fait saint
Thomas, sous une forme intellectuelle. Toute tentative en deçà ou
au delà doit être condamnée. Au delà, les phllosophies mystiques,
gnostiques, occultistes qui dotent l'homme de facultés transcen-
dantes, susceptibles de s'extérioriser, d'aller à travers le plan
astral, jusqu'à Tordre divin, face à face. En deçà l'agnosticisme
qui refuse è l'homme la science, même médiate, du divin, limite
scrupuleusement sa connaissance à ce que lui apportent les sens.
Donc voici ce qu'il faut croire. Nous ne savons rien de Dieu que
ce qu'il a bien voulu nous dire lui-même, par à-coups que rien
n'explique. ïl y a ainsi des explosions de surnaturel à travers
l'ordre physique, échappant à tuutes nos prévisions humaines.
L'Un, pour livrer le secret de son essence, n'a nul souci de l'heure
— ni des convenances momentanées de ses créatures, car il est l'Im-
muable et comme tel n'a pas à tenir compte des choses purement
humaines, des nécessités absolues pour nous mais simple conlin-
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280 LE MOBILISME MODERNE
gence à ses yeux. Le Verbe a d'abord pris la forme d'un livre qui
est une expression de l'immuable vérité et en conséquence est de
tous les lieux et de toutes les époques. Puis il est devenu Christ,
et les paroles tombées de ses lèvres n'ont été dîtes pour aucune
période en particulier, mais ont une portée d'éternité. L'Église par
le souffle de Dieu qui n'a cessé de la pénétrer, perpétue son ensei-
gnementet l'essence une et immuable se définit comme il lui con-
vient, par intermittences. Notre raison humaine n'a rien à
demander de plus, car s'il plaisait à rinefïable de se montrer
autrement qu'à travers un brouillard, dans toute sa splendeur de
Soleil mondial, elle ne pourrait supporter une révélation aussi
complète et succomberait parmi tant de flammes.
IL Or cette pensée humaine qu'on humilie ainsi, en la considé-
rant comme une faculté purement passive aux révélations inter-
mittentes de Dieu, puise de Torgueil dans les découvertes qu'elle
a su tirer des ténèbres ambiantes. Elle a pris conscience de la
part qui lui revient dans l'élaboration de la vérité, jugée jadis
œuvre de passivité pure. Le subjectivisme de Kant a marqué pour
l'Église le commencement d'une ère nouvelle. La raison, fière de
la collaboration qu'elle apporte à créer le vrai, ne se résigne plus
comme jadis à attendre les explosions du surnaturel, les jets de
lumière que l'essence de Dieu veut bien lui darder de temps en
temps. Elle sait que l'occulte, de ses vagues énormes, l'enveloppe
de toutes parts et lui laisse bien peu de choses à pénétrer de sa
propre essence, la rationalité. Mais elle prétende ce peu imprimer sa
marque. Elle s'aperçoit que cet affleurement du mystère dans
l'ordre physique, ce que l'Église nomme la révélation du divin,
le perpétuel miracle du cosmos, dépend en grande partie d'elle-
même et de ses catégories. Elle transfigure, elle défigure aussi,
et dès lors il importe de dégager dans le livre aussi bien que
dans la vie du Christ ce qu'il y a de subjectif, autrement dit
d'humain.
Un des deux termes en présence est suspecté. Notre pensée qui
n'est plus un reflet du divin, suivant la croyance antique, mais
chose essentiellement active, créatrice de vérité et d'aberration par
conséquent, a pris la part la plus importante peut-être dans l'éla-
boration du livre et de la vie de l'homme merveilleux. L'autre
ternie ne tarde pas à soulever les mêmes suspicions. Existe-t-il
vraiment? se demande la pensée humaine, à mesure qu'elle va
plus avant dans les narrations de l'Eglise et y reconnaître plus en
plus son essence d'erreur qui défigure et transfigure tout. Y a-t-il
en réalité un plan divin supérieur à notre plan physique où règne
désormais la seule raison de l'homme? Ne faut-il pas l'éliminer
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NOTE 281
purement et simplement comme le plan astral des occultistes sur
qui la science moderne a soufflé, sans doute à jamais ?0n s'en tient
au doute et cest l'agnosticisme. L'Inconnaissable vient batao de
ses flots, sur lesquels il est défendu de s'aventurer, notre raison
réduite à ses propres forces, mais fière de son œuvre, si minime,
si trouble soit-eile.
Pour échapper à ces conséquences inéluctables du subjectivisme
kantien, arrêter sur la voie de l'agnosticisme et par delà de
Tathéisme, tant d*âmes modernes prêtes à se détacher du dogme, la
méthode d'immanence, renouvelée de Pascal et aussi des Jésuites,
est mise en œuvre par une partie du clergé. Il est hors de conteste
que la raison humaine n*estpas uniquement passive, que toute vé-
rité ou ce qui estcru tel, aunélémentde subjectivité et par suite de
relativisme indéniable. Ces lois, jadis les essences du réalisme
moyenâgeux qu'on prenait pour la pensée de Dieu, sont le produit
de notre raison, œuvrant sur l'indéterminé de l'expérience, et par
suite des symboles étroitement liés à la nature de nos catégories
intellectuelles. Il convient donc d'admettre les résultats du subjec-
tivisme et de déprécier la raison autant qu'il sera compatible avec
l'esprit de l'Eglise et plus encore, si possible, de faire éclater son
impuissance à pénétrer le vrai absolu, désormais relégué dans l'In-
connaissable, mais en même temps il ne faut rien perdre de la ra-
tionalité, de la logificalion monistique afûrmée par le dogme. 11
faut maintenir, suivantla formule, l'entrelacement accepté de tout
temps par l'Eglise, les deux plans, le surnaturel et le naturel qui
s'entre-croisente/2 nous^ reflet de Dieu éclairé par Je Livreet mieux
encore par le Christ.
Un simple changement de point de vue suffit. La raison hu-
maine, faculté qui défigure et transfigure, n'est que superficialité,
« croûte » qu'on peut, sans trop de peine, faire sauter. Au-dessous
la rationalité s'illumine,;immanente et non plus transcendante. Les
deux ordres, le surnaturel et le naturel, s'enchevêtrent, deux
natures communient en nous comme dans le Christ, car nous
sommes tous des créatures de Dieu en relation avec lui, son fils est
au fond de nous, plus intérieur, selon le mot célèbre.
Ainsi le subjectivisme est vrai superficiellement. Notre raison
ne peut aboutir dans ce domaine qu'à des symboles, variables avec
les nécessités du moment. Mais l'enseignement de l'Église n'en est
pas moins véridique, profondément. Le surnaturel que nous con-
tenons tous, que les méthodes renouvelées des Exercices spirituels
de Loyola ou de Pascal peuvent faire étinceler au cœur des plus
incroyants, rayonne et imprègne de rationalité la science trouble
et désorganisée de nos sens. Tout ce que le dogme affirme et que
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2M LE MOBILfSME MODERNE
notre raigon se déclarait désormais, à la suite de Kaot, iocapable
de pénétrer, c'est^à-dite de déterminer par ses propres forces, est
réintégré en nous, mais de façon immanente. Le tout de la théolo-
gie est donc ainsi sauvegardé. 11 ne s'agit plus de le penser, la for-
mule, nécessairement discursive, est un symbole qu'une autre,
mieux appropriée à l'époque, peut remplacer sans grand dommage.
Il s'agit uniquement de le vivre, d'ordonner en conséquence la se-
ria de ses gestes au terme de laquelle est le salut.
Et la bonne foi des immanentistes était telle qu'ils deman-
daient aux théologiens, par la voix de M. Le Roy par exemple, si
la conception vitaliste et non plus intellectualiste du dogme était
bien conforme à l'enseignement perpétuel de TEglise. Ils décla*
raient par avance se renier, s'ils étaient menacés de « la censure
avec note d'hérésie ». Puisqu'ils n'abandonnaient rien du dogme,
que ia révélation dans la subconseience demeurait intacte, peu
importaient, semble-til, les formules qu'on a pu en donner au
cours des siècles, nécessairement variables avec les besoins et les
capacités intellectuelles de l'époque. Dieu est l'Un et l'Immuable,
pa@ dfï doute une seconde, ^ais il a pris suivant les états de la civili-
sation plus ou moins barbare ou raffinée, diverses formes pour se
faire comprendre et parvenir ainsi à la pensée des hommes.
il s'est exprimé d'abord par un livre qui n'est nullement celui
de tous les âges, mais qui est approprié à la culture très particu-
lière d'Israël à l'époque où le souffle pénétra ses prophètes. Il s'est
incarné une seconde fois en un homme et non plus en un livre :
ta révélation qu'il apporta à cette heure était en rapport
avec la mentalité des hommes à qui il s'adressait. Le germe dog-
matique introduit par le Christ s'est élargi jusqu'à devenir la con-
ception substantialiste des thomistes. Ce fut parfait pour Tépoque,
car Dieu voulait faire comprendre quelque chose de son être et de
ses rapports avec les créatures à des cervelles bourrées de plato-
nisme et d'aristotélisme. Il formula donc, dans l'inspiration des
coaclles, son essence sous une symbolique substantialiste aujour-
d'hui démodée. On ne saurait prêter à la partie discursive du
dogme une importance que Dieu n'a pas prétendu lui attacher. Il
suffit de maintenir la réalité sous'jacenle sans môme l'exprimer,
car la chose importe peu. Les symboles par lesquels nous pour-
rions la rendre sont soumis à des changements si brusques en ces
temps de métaphysiques mal accordées! Bornons-nous à la vivre,
ce qui est l'essentiel. Vivons suivant Tordre surnaturel qui est en
nous, comme il était jadis dans le Christ, l'homme par exceljtnce,
en qui les deux natures communièrent plus visiblement qu^en tout
autre. Mettons nos efforts à faire rayonner autour de nous par
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NOTE 283
iVxemplepius que par des discours, choses d'intellectualité, doue
superficielles, qui ne vont pas jusqu'à Tàme, Tordre surnaturel,
d'où Tapologétlque vivante. Pas de motifs de crédibilité. Il y a non
plus seulement disproportion de la raison humaine et de la raison
divine, mais encore adaptation impossible entre notre intellect, ses
puissances redoutables de déformation et la vérité qu'on voudrait
lui imposer du dehors. La vérité est en nous par une révélation
intérieure. Nous n'avons qu'à la chercher et à nous en éblouir.
Mais c'est l'individualisme, et les égarements du multiple dès
qu'il est abandonné à lui-même sans la forte parole de l'Un, ont
clamé les théologiens dès qu'un peu partout apparaissaient les
traités d'immanence, et VAclion de M. Maurice Blondel, et la
Lex Orandi du P. Tyrrel et V Expérience religieuse de W. James
et tant d'autres. C'est le protestantisme du seizième siècle que
vous rénovez, l'appel à cette puissance mystique que nous som-
mes censés contenir et par laquelle nous pouvons nous passer de
l'Église et de ses éclaircissements dogmatiques et de son magis-
tère. Il en sera de votre immanence comme des exaltations indivi-
dualistes de tous les luthériens, que Bossuet a stigmatisées dans
son Histoire des variations. Chacun ayant Christ en lui se jugera
seul prêtre et seul Dieu, créateur des valeurs par là même. Nulle
expérience religieuse ne peut se décréter supérieure... Ruine com-
plète de l'autorité sur qui repose depuis Bossuet le dogme de
l'Eglise.
Pas du tout, ripostent nos modernistes. Nous admettons pour
compléter la méthode d'immanence et conserver à la réalité sous-
jacente du dogme sinon à ses formules intellectualistes le carac-
tère général sans lequel il n'est pas d'Eglise possible, le principe
de la permanence divine. La conscience de Jésus contenait un
germe, lui-même développement d'un autre germe plus élémentaire
encore qui se révèle, dans les Livres Saints. L'expérience vécue
par les prophètes a trouvé son complément dans l'expérience vé-
cue par le Christ. Et nous tous qui venons à sa suite ne faisons
que reprendre et exalter une fois de plus cette semence unique au
monde, en dépit de ses floraisons variables suivant les âges et les
milieux.
Mais c'est de Tévolutionnisme, répliquaient alors victorieuse-
ment les théologiens, effarés par cette intrusion du mouvement
dans le domaine sacré de l'immuable. C'est l'essence de Dieu es-
clave de la loi de progression et aussi de régression, selon que le
milieu dans lequel la conscience s'éveille est plus ou moins appro-
prié. C'est la révélation se dérobant aux intermittences, aux sur-
sauts de la volonté divine, soumise aux conditions de développe-
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284 LE MOBILISME MODERNE
meotde tout ce qui est huinaîu. Cesl Tlneflable s*adaptant,comine
s'il était quelque chose d'organique qui puise sa vie dans les am-
biances. Une heure sonnera où Tune de ces expériences indivi-
duelles en qui s'ébauche le divin, se croira suffisante pour se pro-
clamer la vie religieuse parfaite. Qu objecter du reste à Tune
d'elles si, éblouie de ce qu'elle est, elle prétend dès maintenant
avoir réalisé toute la divinité possible, être le terme de cette évo-
lution que tant de générations ont préparées?...
Le Vatican s'est prononcé avec une violence inattendue. C*est
plus que la censure, c'est l'anathème qui frappe les modernistes
de toute espèce, groupés dans une réprobation synthétique. Depuis
ceux qui, sous le couvert de Tency clique Providenîissimus Deus,
essayaient de trier dans la Bible et dans la vie du Christ la part
de la nature et celle du surnaturel jusqu'aux immanentistes sans
nombre qui essayaient de faire fleurir Dieu dans leur humanité —
trop humaine, nul n'est épargné. Anathème à la raison qui croit,
dans son orgueil, contribuer à la création de la vérité et par suite
entache de rationalisme tout ce qu'elle touche, serait-ce l'essence
de Dieu, la réduit à n'être plus qu'un symbole,œuvre d'humanité !
Plus encore que le subjeclivisme est maudit Tévolutionnisme qui
met Dieu dans le devenir et proclame qu*il n'est' pas encore,
même en une conscience arrivée à son plus haut degré de perfec-
tion. Dieu, de toute éternité, a dominé le flux des choses. Il est
indépendant du développement des consciences. 11 demeure à
jamais, dans son isolement magnifique, irréductible aux normes
de la pensée humaine qu'il a créée pour qu'elle puisse contenir
un peu de son essence, jamais le tout... La raison est donc pas-
sive et non active, en dépit du subjcctivisme. Dieu est immuable
et non dans le devenir, en dépit de l'évolulionnisme. L'immanen-
tisme est fait de ces deux choses exécrées. 11 est donc emporté à
son tour par Tana thème, quoiqu'il ait prétendu sauver le tout de
l'immuable dans l'universelle mobilisme, le tout du rationnel dans
l'universel individualisme. A la scolastique, à l'étude de saint
Thomas d'Aquin, tous ces fauteurs de nouveautés. Et s ils pro-
testent, qu'on leur donne, pour abaisser en eux l'orgueil coupable,
les fonctions les plus humiliées de chaque diocèse, recommande
l'Encyclique Pascendi. Que les béliers qui sonnaient la cloche,
marchaient devant le troupeau, soient perdus dans la foule mou-
tonnière!
III. L'attitude des modernistes ainsi frappés ne se dessine pas
encore de façon bien nette. Ils s'inclinent pour la plupart devant
l'anathème et digèrent, du mieux qu'ils peuvent, le mot de pesti-
lence dont on a qualifié leurs travaux. C'est du moins ce qui semble
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NOTE 285
devoir se passer en France. Par contre, le modernisme en Italie
relève la tête. Une réponse à Tencyclique vient, dit-on, de paraître
et en deux cents pages extrêmement diffuses essaie de repousser
Tanathème.
Qu'il y ait quelques dissidences çà et là et des ruptures plus ou
moins bruyantes de certaines personnalités, la chose n'a guère
d'importance. L'ensemble des catholiques obéit aveuglément au
Pape infaillible depuis 1870 en matière de dogme. Le pasteur de
Rome peut se flatter d'avoir mis de nouveau sous sa houlette le
troupeau qui se débandait. L'affirmation d'immutabilité, qui est la
raison d'être de TEgiise, demeure intacte. Mais sera-ce pour bien
longtemps ? En dépit de ces proclamations hautaines qui de temps
en temps tombent du Vatican, rien au monde n'empêchera le
subjectivisme et Tévolutionnisme d'arracher toujours plus d'âmes
aux puissances de l'Immuable.
Malgré les foudres du Vatican, la pensée" persistera à se croire
créatrice de la vérité scientifique, en la mesure où celle-ci est
possible, c'est-à-dire dans le domaine de Texpérience. Tout le
prouve, jusqu'à cette « contingence des lois de la nature » qui se
révèle à nous de plus en plus. Les formidables immobilités qui
pesaient jadis sur les choses et nous donnaient l'illusion d'être la
pensée de léternel, semblent se détendre. Une flamme court à
travers elles. Elles sont, sous la forme rigide que nous leur im-
primons, notre œuvre plus encore que celle des choses. C'est notre
rationalité d'humains qui leur donne ce caractère de fixité pris si
longtemps pour l'expression de l'absolu. Réduites à elles-mêmes,
elles ondulent, tels de longs rythmes, enchevêtrés en tous les
ordres, également mal définis.
Malgré les foudres plus terribles encore qui s'annoncent,
la pensée persistera à se plaire dans l'évolution, Venlwickelung
hégélienne, devenue avec Darwin irrationnelle, livrée à tous les
hasards et tous les sursauts de l'ambiance. Rien qui ne soit con-
sidéré désormais comme issu d'un germe, imperceptible à l'ori-
gine et développé tour à tour, en des milieux disparates, suivant
des progressions et des régressions souvent énigmatiques. L'indi-
vidualité qui se flattaitjadis de posséder une parcelle de divinisme
et par suite d'immutabilité, n'est plus qu'un point de croisement,
le résultat presque aussitôt dénoué d'une adaptation à des am-
biances sans cesse mouvantes. Galilée, écrasé jadis sous l'affir-
mation de l'Immuable, est vainqueur aujourd'hui. Ce n'est plus la
terre seule, c'est tout le cosmos qui se meut à son geste. E pur si
muove, La chose a gagné l'universelle phénoménalité.
Or les immanentistes, dans cette exaltation de la mobilité, ren-
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286 LE MOBILISME MODERNE
daient à la oaiise de rimtouable un double service, en essayant
une conciliation désormais impossible.
Tandis que le sub}ectivisme éparpillait les individualités avec
Nietzsche par exemple, et les instituait, de par ses propres lois,
créatrices de valeurs, ils admettaient le principe de la permanence
divine, mettant le corps de Christ épars dans Tespace et mainte-
nant ainsi en dépit de tout TUnité qui importe tant à TEglise. Ce
n'est plus l'individualité abandonnée à elle*mônie qui crée les va-
leurs ^ mais Jésus en nous, plus intérieur que notre intérieuri
D autre part, tandis que Tévolutionnisme tend à supprimer toute
direction rationnelle dans la série des progressions et ûeê régres-
sions auxquelles il livre Tindivldualité, ils mettaient en quelque
sorte le corps de Christ épars dans le temps, sauvant ici encore,
autant qu'il est possible, la rationalité, et par là môme Tordre
divin que l'Eglise a pour mission de défendre.
Le Vatican a jugé trop compromettant de pactiser avec l'ennemi
ei a IraiLé de pestilence toutes les tentatives de l'immanence sans
distinction. Donc les pensées qui répugnent à rintellectualisme,
ne veulent voir dans les produits de la ratiooination humaine que
doi symboles toujours susûeptibles de variations, qui nient en
d'autres termes la communion mystique de l'intellect divin et
tmiiiaiu clans le lait de la vérité, sont réduites à passer armes et
bagages au subjectivisme le plus outrancier, puisque les moyens
termes leur sont interdits. Et de même les pensées gagnées par
la dialectique merveilleuse du mouvement, se voient obligées ou
Ue faire retour aux immobilités de jadis, au réalisme substanlia-'
liste d'un saint Thomas, ou de s'abandonner au devenir sans
rationalité. Ici encore la conciliation U'est plus autorisée.
Le Vatican ne se trompe donc pas^ quand il prévoit après la
condamnation des formes multiples du modernisme une reorudes^
cenoe de iaihéismei II prépare dès maintenant ses foudres» Peut-
être aura-t-il un jour à regretter de n'avoir pas accepté, lorsqu'il
le pouvait encore, le moyen terme qu'offrait la méthode d'imma-
nence après Léchée, à peu près unanimement constaté^ de la mé-
thode de transcendance. Par elle il aurait pu reprendre et rame*-
ner au bercail quelques-unes de ces brebis qui vont droiti eu
dehors des foUdres dont on les menace, à l'individualisme et pis
eucore au iQobilisme.
(Octobre 1907.)
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TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION
Pages.
Le problème de l'Ua et du multiple posé de nos jours encore comme au
temps de Zenon d'Elêe. L'Un et le multiple s'opposent-ils véritable-
ment dans le cosmos et ne pourrait-on pas poser autrement le problème
logique et métaphysique de l'univers? 1
L'Un et l'Immuable. La logiflcation monistique objet de révélation selon les
théologiens. Les rationalistes n'ont fait que laïciser celte logiflcation.
Que le point de dépari soit placé dans la raison humaine ou dans la raison
divine, le multiple sort de l'Un par une série de déductions, immuables
de toute élernilé 3
Le mouvement. Idée hégélienne. L'Un et le multiple conciliés dans des
synthèses sans cesse dénouées. La rationalité maintenue au sein de
l'évolution. Idée darwinienne. Les synthèses de l'hégélianisme résultat
des ambiances, c'est-à-dire du dehors. Plus de rationBlilé immanente.
Le fait de 1 évolution, peut-être irrationnel, érigé en loi absolue — Idée
bergsonienne. Les synthèses du darwinisme achevant de se dénouer.
Plus de concepts, plus d'unification. Triomphe du multiple et du mou-
vant. Religion et scientisme unis, au nom de l'Un et de l'Immuable,
contre le mobilisme Il
LIVRE I. — L'UN Eï LIJIMUABLE
CHAPITRE !• — Dieu dans l'homme et l'homme dans dieu
La pensée d'unification sortant du mystère, en dépit de l'expérience cou-
rante qi^ fournit le multiple et le mouvant. Les milieux n'expliquent pas
la genèse de la pensée monistique. Rencontre de la logiflcation hellé-
nique et de la logiflcation hébraïque dans le Christ. L'Un dans tous au
Golgothd 17
La logiflcation hébraïque et son histoire depuis la parole du Sinal. Dis-
cussions sur le Pentaleuque. Ne serait-ce pas un livre d'imposture?
L'Un, oui ou non, a-t-ii parlé au Sinal, à Moïse? Le Pentateuque livre
humain, trop humain. — Le problème est le môme, tout au long de l'his-
toire de l'Église, de la révélation du Sinal à celle du Vatican, en 1870,
dernière .mahifestatidn de Dieu remettant tous ses pouvoirs entre les
mains du Pape. L'Église pose comme article de foi l'intervehtion du
surnaturel, d'un bout à l'autre de son histoire. Dieu a expliqué son
essence sous les formes les plus diverses, comme il lui a plu. Le rationa-
lisme nie le surnaturel, n'admet que l'humain dans le développement du
dogme. L'encycliquePro(;ide/ih'5simu« Deus. Efforts du modernisme, à la
suite de Loisy, pour concilier les deux adversaires en présence, le natu-
rel et le surnaturel. La réyélation au long des siècles résultat de la
collaboration divine et de la collaboration humaine. Condamnation im-
minente du modernisme par le Vatican 20
La plus belle histoire du nionde. Les âursauts de la réyélatioQ d*abord par
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288 TABLE DES MATIÈRES
le livre, puis par l'homme, mi-humains, mi-divins. Scission des Juifs
qui ne croient qu'à la première révélation, celle du livre-Dieu, et des
Chrétiens qui lui en ajoutent une seconde, celle de l'homme-Dieu.
Christologie. Entre l'exégèse rigoureusement catholique et l'exëgèse
rationaliste, celle des « livres rouges » 32
Le dogme se constituant peu ^à peu par une suite de révélations intérieures,
dues au soufQe de Dieu. L'Eglise continuatrice de Christ^ et les conciles.
Négations du protestantisme qui arrête ù un point donné, généralement
au paulinisme, le souflle, et fait de l'élaboration dogmatique qui a suivi
le résultat d'aberrations purement humaines 42
Forme intellectualiste que prend le dogme dans la série des conciles. La
relation de l'Un et du multiple de plus en plus imaginée substantielle-
ment. Origine des spéculations métaphysiques du catholicisme» dans
l'Evangile johannique. Le logos. Comment ont été distinguées les trois
personnes en Dieu. L'Un se servant de la philosophie courante, celle du
néoplatonisme, pour exprimer intellectuellement son essence. ... &1
Aberrations du gnosticisme et de l'origénisme, balayées par le génie concret
de TertuUien. Retour offensif de l'abstraction. Difficultés substantialistes
soulevées par la querelle des patripassiens et desmonarchiens. L'aria-
nisnie. Dans l'Orient, le problème des deux natures (rapports de l'homme
et de Dieu dans le Christ). La lutte de Cyrille et de Nestorius, suivi
d'Eutychës. Exaltation de Marie, mère de Dieu, par le triomphe de
Cyrille, patriarche d'Alexandrie. Dans l'Occident, rapports de Dieu et de
la créature humaine. Augustin et Pelage. L'islam, retour à la parole du
Sinaï 59
Rome, ville synthétique d'où l'Un parlera désormais. Schisme d'Orient, à
propos de la troisième personhe en Dieu. Dans l'Occident, élaboration
scolastique du dogme qui aboutit à la Somme de saint Thomas. Tho-
misme et scotisme 77
Quelques mots sur le protestantisme du seizième siècle. ....... 81
Les Apologistes. Les Jésuites et Pascal. La méthode d'immanence. Au heu
de recevoir les dogmes tout faits du dehors par une révélation mysté-
rieuse, il faut les faire jaillir de nous qui contenons Christ, sinon Dieu. 84
L'immanentisme actuel, à la suite de Newman. Dangers de cette méthode
qui laisse comme le protestantisme du seizième siècle une part trop
grande à l'individualité. Menaces du Vatican qui, à diverses reprises
déjà, a ramené les fidèles à l'étude de saint Thomas, le maître de l'intel-
lectualisme, et par là même, désavoué le pragmatisme 89
CHAPITRE II. — Les forces dans l'homme et l'homme
DANS LES FORCES
L'Eglise tolérant la raison humaine, parce qu'elle est un reflet- de la
raison divine. Elle a ainsi laissé, dès l'époque du moyen-âge, les objec-
tions se développer contre ses enseignements, persuadée que la lumière
éblouissante delà révélation suffirait, l'heure venue, pour les faire rentrer
dans l'ombre , 104
Les premières manifestations de la révolte, les Sic et non. Au réalisme, où
l'individuation s'englue, succède le conceptualisme où elle peut librement
s'opposer à l'Un L'Eglise, emportée par le courant, renie Platon, par
peur du panthéisme et accepte Aristote, d'abord exécré. Ce qu'il reste de
réalisme dans le conceptualisme du Docteur Angélique. Scot contre
saint Thomas. L'éternité successive contre l'éternité simultanée. L'in-
dividuation se dégage du lien substantialiste, se constitue indépendante
en face de l'Un 107
Guillaume d'Ockam traduit en langage nominaliste la conception cosmique
de Duns Scot. Les timidités de ce précurseur de Hume : l'univers logifié
comme la théologie le proclame. Néanmoins le point de départ de la
science mis en l'homme et non plus en Dieu. Méthode empirique, prin-
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tABLE DES MATIÈRES 2^9
cipe de l'autothéisme, de la substitution de l'iiomme à Dieu, caractéristique
de notre époque. La pensée humaine mise face à face avec les relations. 112
La Renaissance temps d'arrêt. Les âmes mortes obstruent la pensée, placée
par G. d'Ockam devant le Cosmos-, sans intermédiaire. Néanmoins le
mouvement, essence de la vie. est soupçonné après l'immutabilité du
moyen-âge. Mais la hantise millénaire de l'Immuable pèse sur toutes les
âmes, permet à l'Eglise de poursuivre jusqu'à nos jours ses audacieuses
affirmations 116
Pbilosophies reviviscenles de l'antiquité. Germes morbides qu'elles appor-
tent. L'Académie platonicienne de Florence. Lutte des platoniciens et des
aristotéliciens. Ce que signifie la démolition d'Aristote, exercice courant
jusqu'à Descartes 119
Ramus et le principe de la véracité des facultés humaines. Le courant
rationaliste. ^ Liens de Montaigne et de Guillaume d'Ockam, le courant
sensualiste, dérivé du nominalisme. Pourquoi l'Eglise a favorisé le scep-
ticisme dit théologique, de Montaigne à Huet, et combattu le rationa-
lisme inauguré par Ramus. La réforme et son courant de critique indivi-
dualiste bien faible à l'origine. Ces trois courants, séparés durant tout
le dix- septième siècle, s'amalgament au dix-huitième siècle, pour aboutir
à la Révolution française, mais après bien des sursauts et des régres-
sions , 124
Le heurt du rationalisme et du sensualisme. Descartes et Gassendi. Attitude
de l'Eglise favorable au sensualisme, qui permet de pénétrer le monde
de divinisme 134
Le rationalisme avec Malebranche prend son point de départ dans les pro-
fondeurs mystiques. Spinoza va plus loin encore, part de la substance où
s'anéantissent les individuations, laïcisant ainsi la conception de Des-
cartes imprégnée de divinisme, quoique 1 Eglise l'ait condamnée. . . . 145
Leibniz ramène le spinozisme à l'orthodoxie : les droits de l'homme et les
droits de Dieu également maintenus dans son éclectisme. Double inter-
version. L'Eglise réprouve le gassendisme qui finit dans l'agnosticisme et
approuve le cartésianisme que Leibniz lui a ramené par sa Théodicée,
Les adversaires de l'Eglise abandonnent le cartésianisme, dont ils main-
tiennent toutefois le principe essentiel, l'orgueil de la raison humaine, et
adoptent le sensualisme transformé en rationalité. La Raison, qui va
être adorée au terme du dix-huitième siècle, est faite à la fois de l'étin-
celle divine, héritage de la théologie par le cartésianisme, et des apports
incohérents de l'expérience. La rationalité du dix-huitième siècle, chose
contradictoire dans son essence 149
Le chaos de Bayle où va puiser tout le dix-huitième siècle. Les trois cou-
rants s'amalgament. Nasardes à Dieu. Locke mieux encore que Bayle
fond les trois choses, protestantisme, rationalisme, sensualisme, et
inaugure la philosophie des lumières qui aboutira à l'exaltation des droits
de l'homme. L'œuvre de Voltaire. La Révolution française. Deux mo-
ments: le culte de la Raison et le culte de l'Etre suprême 155
Eclat de rire de Hume. Tout se dénoue dans un nominalisme flottant. Kant
éveillé de son sommeil dogmatique. Il veut de la fixité dans l'univers, et
c'eât la pensée de l'homme, créatrice du vrai, qui la mettra. Proclamation
de l'autothéisme. Plus d'ontologie. Dieu, fondateur de l'ordre universel,
soutien de nos catégories, relégué dans le mystère 162
En France, le rationalisme et ses gestes ambigus, résultat de la confusion
du dix*huitième siècle, soit dans Vlnielligence de Taine, soit dans P Avenir
de la Science^ de Renan, Syllabas laïques , . . . 167
Les Allemands dans la Nef de» foux. Fichte, Schelling, Hegel. L'Unique de
Max Stirner. La vague de panthéisme, avec Schopenhauer, le recouvre.
Nietzsche le fait étinceler de nouveau. Seconde proclamation de l'auto-
théisme. Le moi créateur des valeurs 169
Le rationalisme actuel et son attitude de combat mal justifiée à l'égard du
rationalisme théologique dont il est la laïcisation 174
Réaction pragmatique contre la conception par trop intellectualiste de la
rationalité. Mêmes incertitudes dans l'ordre laïque que dans l'ordre reli-
19
(
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I
990 TABLE DBS MATIÈRES
gieux. L« pragmatisme n'est que de l'intellectualisme déguisé, ou bien
se €OBf«D<l avec l'autothéisme, livrant A la multiplicité des « moi » de
valeur égale, U logiflcation du cosmos . 176^
LIVRE II. - LE MOUVEMENT
INTRODUCTION
Le mouvement, Protée moderne, dénoue tour à tour les liens qu'on a
jetés sur son essence merveilleuse, la finalité immanente avec Hegel, la
loi absurde mais rigide avec Darwin. Le bergsonisme destructeur de
rUn et de l'Immuable 181
CHAPITRE L — L*iDÉE hégélienne
Le soupçon de Scot. La Volonté supérieure à l'Intelligence. Possibilité de
transmutation des valeurs et par suite du mouvement dans le cosmos.
Le Moyen âge, règne de l'anachronisme. Négation du mouvement. La
Renaissance conçoit le mouvement mais sous forme de régression, de
retour aux sources 18i
L'idée de progrès au dix-septième siècle, chez des écrivains indigents,
Desmarets et Perrault. Le rôle de Fontenelle sur le seuil du dix-hui-
tième siècle Leibniz, malgré l'orthodoxie apparente de son système
adopté par l'Église, pose le principe de continuité, qui va devenir celui
de la perfectibilité indéfinie de l'homme. Découverte de l'Inconscient,
d'où la conception dynamique des choses va jaillir. Et cependant le
monde de Leibniz, par un reste de scrupule théologique, est immobile. 186
Le problème de l'animalité dans l'école cartésienne et dans l'école leib-
nizienne. La loi de continuité dans Linné. Abus de cette loi dans Ch.
Bonnet et Robinet. Rêves d'harmonies merveilleuses que la réalité bru-
tale fera bientôt voler en éclats 192
La progression ou le progrès, la perfectibilité indéfinie, foi du dix-huitième
siècle. La catastrophe de Lisbonne et les vagues d'absurdité. Candide.
La rationalité pénètre néanmoins la conception du progrès. La conti-
nuité en mouvement dans Condorcet. Le monde merveilleux de Leibniz
s'éveille 198
La raison immanente de l'univers est dans le devenir. Elle n'a pas été for-
mulée à l'origine, elle ne le sera qu'au terme de l'évolution, qui par défi-
nition ne se réalisera jamais. L'Univers créé a priori par un jeu dialec-
tique. Schelling, Oken, Hegei. 201
Le concept de Ventwichelang. L'Eglise, par la voix de Veuillot, fulmine
contre l'idée hégélienne du mouvement. La science s'en accommode. Ames
qui vont de la foi religieuse à l'hégélianisme : la crise de Scherer dans
le protestantisme, celle de Renan, dans le catholicisme. Pas de déchi-
rure. Il a suffi de mettre en mouvement la rationalité, immuable selon
la théologie 203
La doctrine des Héros, synthèses de plus en plus hautes de l'Idée en
marche. Strauss l'appliquait déjà à Jésus, d'où les colères de l'Église.
Gnosticisme à rebours. Les Héros, comme les Œons de jadis, reliés à
l'Ineffable, mais ils sont en progression ascendante et non plus descen-
dante. Le scientisme de Taine. Il logifie le Cosmos de la même manière
que le plus scrupuleuse théologie. Le mouvement enchaîné par Tlm-
muable, qui est le rationnel 209
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TABLE DES MATIERES SMH
CHAPITRE H. — L'idée darwinient^e
Persistance de l'esprit nominaliste en Angleterre, malgré le triompbe à peu
près universel du rationalisme leibnizien et de la loi de continuité. L'il-
logisme du mouvement mis en lumière. Tentatives de l'Immuable pour
le ressaisir 213
L'incohérence des choses merveilleusement perçue par Voltaire. Mais il
se reprend et restitue l'ordre dans l'Univers. Le Dieu rémunérateur et
vengeur. Le naturalisme du dix-huitième siècle hanté de rationalisme,
ferme les yeux devant l'incohérence et sans doute l'absurdité du cosmos 214
Le bon Telliamed, le premier des darwinistes. Attitude ambiguë de BufTon.
Son disciple Lamarck dégage la pensée transformiste que le maître
n'avait pas osé formuler clairement. Les espèces et, métaphyàiquement
parlant^les concepts, œuvre des ambiances. Le rôle du temps. Décou-
verte de l'hérédité, permettant de transmettre les variations indivi-
duelles. Un élément intérieur maintenu par Lamarck, et en conséquence
la finalité, c'est-à-dire la rationalité Ihéologique 217
Geoffroy Saint-Hîlaire. L'Unité du plan de composition, persistance du ra-
tionalisme. Mais il admet la polymorphie dans le temps, résultat des am-
biances. Les colères de l'immutabiliste Cuvier 221
Darwin n'accepte du démiurge que la cellule primitive. Plus de plan divin.
Le transformisme produit des ambiances, des forces mécaniques dé-
chaînées par Geoffroy Saint-Hilaire. Triomphe de l'absurde. La Concur-
rence vitale 2Î5
La théologie fulmine contre l'idée darwinienne. Ici encore la Science
s'en accommode. La rationalité avec la finalité éliminée de l'évolution;
le besoin d'unification fait ériger en loi unique du cosmos, en un méca-
nisme farouche englobant le tout de l'être qui se meut, le fait de la pro-
gression et de la régression. Caractère fatal et presque religieux de cette
loi dans tieeckel 230
Le mécanisme de Spencer, imaginé pour résoudre la difficulté idéaliste,
flottant dans les âmes depuis Kant. 11 y a de la pensée cosmique anté-
rieurement à la pensée humaine. Monisme d'un nouveau genre, ni spiri-
tualiste, ni matérialiste. L'Inconnaissable dominant l'évolution. Ici en-
core le mouvement enchaîné par l'Immuable, mais l'Immuable est peut-
être l'absurde 223
CHAPITRE III. — L'IDÉE BERGSONIENNE
Le libre arbitre reconnu par l'orthodoxie à l'homme, contre l'absorption
panthéistique du pélagianisme. Le scotisme fait de la volonté et non
plus de la Raison l'essence supérieure de Dieu. Origines du mobilisme
actueldansScot.il a suffi de transposer en l'homme ce qu'il y a en
Dieu, de faire de chaque individuation un principe de volonté, créatrice
de valeurs. Autothéisme de la Volonté et non plus de la Rationalité. . 238
Les incohérences de Descartes. Le fond de l'être est-il Raison ou Volonté?
Kant le premier fait de la rationalité quelque chose de superficiel, une
croûte, qui peut-être n'est pas le vrai. Le fond des choses, comme de
nous-mêmes, nous échappe. Il est sans doute volonté comme le croyait
Scot. Excès de l'intellectualisme après Kant. La pensée s'attache à la
surface de rationalité. Schelling seconde manière et son disciple Secré-
lan. La liberté, essence de Dieu et de ses créatures. Le néo-criticisme
français et son étrange dualisme : à la surface, la rationalité et, çà et là
comme des Ilots qui pointent, la contingence . La doctrine de la volonté
dans le jugement empruntée au cartésianisme. M. Boutroux fait éclater
la surface de rationalité que maintenait encore le néo-criticisme. Les
flammes. La critique des sciences inaugurée par M. Poincaré. L'esprit du
savant créateur de vérité. Les lois ne sont plus que 4es approximations.
La science, vaste symbeliAme, roman de l'invisible. . 241
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M TABLB DBS MATIÈRES
Tentatives pour pénétrer jusqu'à la réalité profonde, par delà la croûte de
rationalité. M. Hennequin et M. Bergson. Le devenir libre de toute caté-
gorie. L'Un et le multiple s'y entrelacent en dehors de tout concept.
L'Immuable vaincu. Prêtée est dieu 253
CONCLUSION
En qnoi consiste le mobilisme . Les logifications superficielles, utiles au
point de vue pragmatique, n'ont aucune valeur absolue L'essence inté-
rieure est mobilité et se dérobe à tout concept. La rationalité tradition-
nelle n'est qu'une façon entre mille d'ordonner nos pensées et aussi nos
actes. M. Poincaré et sa doctrine de rinvariant commun. Il rentre dans le
chœur des théologiens et des rationalistes, après avoir donné les armes
les plus redoutables au mobilisme 259
Préjugés contre la théologie chrétienne. Elle n'a pas institué l'illogisme et
l'absurdité comme règles du cosmos, pour permettre à cnaque instant la
possibilité du miracle. La logification profonde de l'Un et de l'Immuable.
La science moderne reconnaît également le miracle ; la phénoménalité
résultat de catégories le plus souvent aberrantes, fantasmagorie, danse
de bayadère^ comme le croyait déjà l'idéalisme hindou. Elle maintient
néanmoins au-dessous la logification de l'Un et de l'Immuable qu'elle
tient de ia théologie . 262
La crise de Jouffroy. Est-elle bien sérieuse? Kant inaugure, comme dans
l'état pathologique du haschich, la distinction de deux plans, celui de
la raison et celui de la foi. On peut être croyant dans les profondeurs,
soientiste et déterministe à la surface. Etat d'âme courant dans le diz-
neuvième siècle plus encore que celui de Jouflft'oy, où la foi est reniée au
nom de la science 266
Pas de déchirement dans le passage de la>ationalité religieuse à la rationa-
lité laïque, logiquement identique. La crise peut être dans la révélation
de l'absurde, de l'illogisme universel, dans la dislocation des ordres cos-
miques. Une nuit à Carthage. Prenez du haschich pour voir danser les
catégories. Nos frêles logifications emportées par les courants de mystère,
l'occultisme qui déborde de toutes parts. Prêtée a peut-être une loi, mais
plus subtile mille fois que nos rationalités grossières. Le problème ,
logique doit se poser en d'autres termes que ceux de l'archaïque Zenon ,
d'Blée 269 I
NOTE. — L'encyclique Pascendi et la condamnation de la méthode
d'immanence 277
1-1(M>7. — Tours, imp. E. Arrault et Cie.
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